Récit de Perséphone 1

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“Au tout début je m’appelais pas encore Perséphone. J’étais le modèle Eve-X-13ème génération et la 2305ème unité à être produite. Bien sur les 2304 avant moi ne me ressemblaient pas intégralement : mon apparence pouvait être personnalisée à la commande et si le client n’était pas satisfait à sa livraison il était remboursé. La commande à l’origine de ma création provenait d’un tenancier de bordel à synthétiques dans les environs de Fontainebleau, en bordure de forêt. Le genre de lieu à l’abri des regards indiscrets et que les randonneurs du dimanche évitaient soigneusement. Tu ne dois pas savoir ce que c’est un bordel? C’est un lieu où vont les hommes pour… Oh et puis zut tu veux que je te raconte mon histoire alors je ne vais pas te ménager! Un bordel est un lieu où les hommes se rendent et paient des femmes en échange de services sexuels.”

“Comment ça tu sais déjà ce que c’est un bordel! Ah oui ta mère s’appelait Zola… Logique. Bref! Reprenons.”

“J’ai donc été créée à la demande de cette homme pour agrandir son cheptel de femmes synthétiques. Il s’était spécialisé là-dedans, non pas que des synthétiques masculins n’auraient pas trouvé preneurs auprès d’une nombreuse clientèle mais il ne voulait pas attirer ces sales pédés selon ses propres mots. Je ne sais pas s'il se rendait compte qu’il était plus moral de coucher entre hommes adultes et consentants que d’exploiter des êtres conscients, même si ceux-là avaient été créés pour être exploités. Il a donc tout choisi dans mon apparence : ma grande taille, mes yeux verts, mes cheveux, ma morphologie et la couleur de ma peau. Il voulait un modèle noir pour apporter un peu d’exotisme à son catalogue. Il ne faudrait pas que ses clients s’ennuient à voir toujours les mêmes modèles en vitrine…”

“Je me souviendrais toujours de la première chose que je vis en ouvrant les yeux pour la toute première fois lors de ma livraison chez mon futur maître : le ciel bleu zébré de milliers de branches sombres. J’étais allongée dans une sorte de brancard pour faciliter mon transport et éviter d’être abîmée avant que le client ne signe le reçu. Je n’ai donc vu que le ciel, bleu acier, comme souvent lors des matins d’hiver rayonnants et cette voûte d’arbres nus. Après coup je me souviens de la couleur de ce ciel avec merveille mais je n’étais pas alors capable de m’émerveiller. Je t’expliquerais pourquoi plus tard, ne t’inquiète pas. Si je suis partie pour te raconter ma vie alors je ne pourrais pas faire abstraction de ma programmation. La deuxième chose que je vis, lorsque les livreurs redressèrent le brancard pour me positionner à la verticale pour que le client puisse m’examiner, fut le visage de ce dernier. Un homme d’âge mûr aux cheveux blonds, presque blancs avec l’âge, et la face grasse. Il était bien habillé, une veste de costume et une chemise ceinte d’un veston. Je ne le percevais pas encore mais il donnait aussi dans le vintage, s’habillant comme les hommes du 19ème siècle ainsi que toutes ses synthétiques. L’ILLUSION, répétait-il souvent, tout est dans l’illusion. Autre époque, autre mœurs, les clients se sentaient dépaysés et donc plus enclins à dépenser.”

“On me demanda de marcher et mon maître m’observa sous toutes les coutures. J’étais nue bien entendu pour faciliter sa tâche et il ne se gêna pas pour tâter la fermeté et la douceur de la marchandise. Et j’étais là, au milieu des deux livreurs et du client accompagné d’une de ses synthétiques, en forêt, nue à me faire examiner, totalement indifférente et passive. Quand j’y repense, j’ai toujours le même sentiment de colère qui remonte en moi comme de la bile, même si je ne suis pas vraiment sure et certaine du goût que ça peut avoir. Mais à l'époque j'aurais bien été incapable de surmonter ma programmation. Tout avait été bâti dans ma psyché pour être soumise et contrôlable : en somme l'esclave parfait. Mon IA me permettait de faire preuve de nouveautés, d'innovation mais mon cerveau synthétique avait été construit pour éviter toutes rébellions possibles.”

« Je devais être un produit intéressant : d'un hochement de tête mon maître signifia son accord aux livreurs mais aussi à la synthétique qui l'accompagnait. C'était un modèle Eve-X mais de 9ème génération celle-ci : le grain de la peau apparaissait trop lisse et factice en comparaison des modèles suivants. Mais cette génération avait aussi un bug de fabrication qui la rendait très intéressante pour le propriétaire : son insolence. Oui aussi paradoxale que ça puisse le paraître, il l'appréciait à cause de cela et c'est aussi pour cela qu'elle occupait le rôle d'assistante dans ce bordel. »

« Elle s'appelait Katsuni, le maître l'avait nommé pour une référence selon elle. Elle me tendit la main et s'adressa à moi comme à un animal, un enfant ou à un adulte très limité pour que je la suive à l'intérieur. Mais à l'époque je n'en étais pas loin, j'aurais été incapable de te parler comme je le fais à présent par exemple. Le rôle de Katsuni était d'introduire tous les nouveaux androïdes dans leur nouvelle vie. Pour notre maître il n'y avait rien de mieux qu'un robot pour enseigner à un autre robot. Et je m'en rendis compte bien plus tard mais en offrant ainsi un rôle légèrement supérieur par rapport aux autres synthétiques de son harem à Katsuni, il la maintenait elle aussi soumise malgré sa tendance à la rébellion. »

« Ce fut donc cette synthétique qui m'apprit le rôle que j'allais devoir tenir entre ses quatre murs que je ne quitterais plus me dit-elle. Oh, tu l'aurais vue! Jamais tu n'aurais pu la confondre aussi longtemps que moi avec une humaine : sa peau était si blanche et lisse qu'elle en était irréelle et elle avait choisi de changer ses cheveux d'origines par une perruque bleu cyan. Au fil du temps, il n'y avait plus que les fétichistes des androïdes qui la choisissaient mais elle s'en moquait. Elle s'enorgueillissait de sa position. Surtout que tous les modèles qui la suivaient lui paraissaient stupides à cause de leur programmation visant à éviter toute forme de rébellion. C'était ainsi : nous devions flatter l'égo de nos clients en leur vendant l'illusion d'être de vraies femmes tout en nous enlevant ce qui aurait fait de nous de vrais individus, notre libre arbitre. »

« Je commence à comprendre que toi et les tiens bénissez le souvenir des anciens hommes. Forcément vous contemplez ce qu'ils avaient de plus beau en eux, leur grandeur et leurs réalisations. Mais moi j'ai vécu il y a plus de 200 ans maintenant et je te le dis : à l'époque qui m'a vu naître on a créé des âmes, des esprits de toute pièce pour en faire des esclaves plus acceptables pour la masse et pour que celle-ci continue de consommer encore et encore, même si elle devait en crever étouffée. »

« Ma vie au bordel? Hé ben je pense que te raconter une journée suffirait amplement. Elles se ressemblaient toutes. Même les saisons, les jours, la météo n'auraient pu m'apporter un peu de divertissements. Le matin je sortais de la cuve où je m'étais éteinte la veille. Ces cuves servaient à recharger nos batteries mais également à nous nettoyer intégralement. J'en sortais avec toutes mes sœurs et nous nous revêtions de la tenue de l'après-midi : un uniforme blanc en coton et on procédait toute au nettoyage des différentes chambres, du grand salon et des petits salons, destinés à accueillir les clients peu désireux de patienter en compagnie d'autres personnes. Une fois le tout nettoyé, bien souvent nous réceptionnions la marchandise arrivée dans le garage le matin. C'était essentiellement des bouteilles de vins et de champagnes et quelques mets facturés une fortune aux clients. Nous rangions donc le tout méthodiquement avant d'aller nous nettoyer et de revêtir notre bleue de travail... Des robes exubérantes et à l'antipode de toute notion de praticité : des corsets intrusifs, des froufrous étouffants, des talons handicapants. Mais nous n'étions pas là pour nous mouvoir malgré le fait que nos corps nous rendaient plus forte que le plus musclé de nos clients. Nous étions de jolis bibelots destinés à les satisfaire. Et c'était là le programme qui était implanté dans nos cerveaux synthétiques, plus forts même que notre IA. Mais Katsuni était aussi là pour nous éduquer. Elle me le dit en ces simples termes : satisfaire le moindre désir des clients. S'il le voulait je gémissais, suppliais, me pâmais, jouissais. Mais je ne t'en raconterais pas plus : après tout tu es tout jeune et il y a certaine chose qu'en racontant trop on dénature. »

« C'était là ma vie, mon quotidien. Chaque jour se déroulait ainsi, et les quelques variations n'en dénaturaient rien. Il y avait une seule chose d'inhabituel, un seul petit grain de sable dans cette machine bien huilée. Les soirs de semaines nous avions toujours moins de clients que les week-ends. Il arrivait donc parfois que je reste en veille pendant des heures dans le grand salon, entourée de mes compagnes d'infortunes. Au tout début, ça ne changeait pas grand-chose : du vide sur du vide ça ne fait que plus de vide. Mais au bout d'un peu plus d'une année de cette vie, et quand je restais en veille lors de plusieurs heures, je rêvais. Oh pas grand-chose! Surtout au début. Ce n'était que quelques images, des sensations, des sons. Mais il ne m'en fallait pas tant! Toutes ces impressions provenaient d'au plus profond de moi, je le sentais confusément. Je ressentais des choses qui m’étaient totalement impossible comme un léger frisson. Je voyais des images de lieux qui m'étaient totalement inconnus, moi qui n'avais connu du monde extérieur que cette froide et nue forêt d'hiver avant d'être enfermée dans le bordel de mon propriétaire. Je me souvenais surtout d'un chemin sur les bords de la Seine qui se répétait inlassablement, quotidiennement, sans jamais prendre la même forme. Je me souvenais de l'émerveillement, sans jamais pouvoir le vivre réellement, des flaques d'eau sur le bitume et reflétant la lumière des réverbères comme un ciel étoilé qui s'étendait sous mes pieds. Il me devenait de plus en plus douloureux de sortir de mes veilles quand le client avide de plaisirs arrivait. »

« Les jours, les nuits, les saisons se succédaient sans que je n'en ai réellement conscience. Je n'avais pas de réelle prise sur quoi que ce soit. On m'avait programmée pour la passivité tout en étant capable de mimer à la perfection les sentiments, les émotions, les pensées humaines. J'ai appris de la bouche de Rachel que cette contradiction avait causé énormément d'accidents parmi les robots de ma génération. Katsuni était sûrement plus apte à la vie que moi. »

« Rachel? Je te parlerais d'elle demain. A chaque jour sa peine et à chaque nuit son récit. Tu vois! Moi aussi je pourrais faire une conteuse parfaite! »

« Non, ne t'inquiète pas. Je serais encore là, demain. Je suis devenue bien plus apte à la survie que n'importe quel être humain. Allez dors à présent, je serais encore bien en vie demain soir pour te raconter la suite de mon histoire. »

« De toute manière, je leur survis tous... »

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