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Le corps chaud, Christian se blottit contre ma peau. À moitié endormi, je ne perçois qu’à moitié ce qui se passe. Ses lèvres couvrent ma nuque de baisers tandis qu’une main se glisse entre mes cuisses, l’autre jouant délicatement avec mon anus. Je pousse instinctivement un gémissement et sors petit à petit de ma torpeur.

- Bonjour, me susurre-t-il dans le creux de l’oreille.

Jamais je ne me réveille avant Christian. Je le considère comme un hyperactif qui n’arrive jamais à s’arrêter, et son besoin de sexe matinal prouve qu’il arrive à se mettre en route plus vite que moi.

- Qu’est-ce que tu fais ? marmonné-je les yeux fermés. Je suis fatigué.

Une noisette glacée de lubrifiant me donne des frissons. L’extrémité de son sexe se fraye un chemin entre mes cuisses et me réveille définitivement. La première pénétration suffit à me faire jouir, le genre d’orgasme qui ne nécessite pas d’éjaculation, le genre d’orgasme qui vaut la peine d’être matinal. Malgré nos haleines matinales, nos lèvres se collent. Le sexe avec Christian n'a rien à voir avec tous les autres mecs avec qui j’ai pu coucher. J’ai conscience que l’amour est en partie responsable, mais ça ne fait pas tout. Vous pouvez très bien tomber amoureux d’un mauvais coup, de quelqu’un avec qui l’alchimie sexuelle ne se produit pas. J’ai eu assez de partenaires sexuels dans la vingtaine pour élaborer une étude comparative. Contrairement à certains, Christian est à l’écoute de mon corps, de mes désirs, de mes attentes. Il ne fait pas partie de ces « actifs » qui se contentent de vous pilonner comme un lapin le ferait sur le premier objet qui se trouverait devant lui. Les hommes qui ne savent n embrasser, ni caresser, ni pénétrer, ni faire jouie un autre homme sont plus nombreux qu’on ne le pense. Nous poursuivons ce que nous avons débuté dans le lit sous la douche. Les mains plaquées contre le carrelage blanc humide, je sens le corps mouillé de mon amant se coller contre moi. À peine plus grand que moi, mon quinqua est extrêmement bien conservé pour son âge. On devine tout de suite le type d’homme qu’il est, la petite cinquantaine, qui prend soin de lui, ne mange pas n’importe quoi, fait régulièrement du sport, et accorde de l’importance à son look vestimentaire. Alors que je suis sur le point d’éjaculer, la porte coulissante de la baignoire s’ouvre d’un coup sec et franc, et laisse passer un courant d’air frais.

- James, est-ce que tu …

- Aly !!! hurle Christian.

Ma colocataire ne bouge pas d’un poil. Je referme instantanément la porte à sa place. En un rien de temps, toute envie sexuelle vient de s’évaporer.

- Désolée, pouvons-nous l’entendre.

Accepter de vivre en colocation, c’est accepter que l’on rentre dans votre intimité à n’importe quel moment, surtout quand vous n’êtes pas habitué à fermer les portes à clef. Allison n’a pas de filtre. Elle dit ce qu’elle pense, et se comporte comme elle le désire. J’espère juste qu’elle est plus courtoise et réservée en tant que médecin que dans la vie de tous les jours. Son internat s’est achevé il y a trois ans, et Aly bosse maintenant au St Michael’s Hospital sur Bond Street. Vous ne pouvez pas le louper, c’est un gigantesque bâtiment de briques rouges comme on en trouve beaucoup en ville. J’ai rencontré Aly durant une mauvaise période de ma vie. À cette époque, j’ignorais qu’elle était la petite sœur de Christian, que je connaissais déjà. Suite à une intoxication médicamenteuse mélangée à de l’alcool, j’ai commencé à arpenter les AA en suivant une thérapie avec le docteur Ross, persuadé de suivre les mêmes traces que Debbie. Et Aly était là, dans cette pièce miteuse au café immonde et aux gâteaux trop secs. J’ai tout de suite été interpellé par cette jolie brune au regard lubrique et pétillant. Tout comme moi, elle se servait de toutes ces réunions anonymes pour guérir ses multiples névroses. Avoir Allison dans sa vie c’est un peu comme avoir une sœur envahissante. Je lui ai proposé de louer une chambre alors qu’elle cherchait un nouvel appart pas loin de l’hôpital. Mon amie n’a pas réfléchi longtemps et a sauté sur l’occasion.

- Maman ne t’a jamais dit qu’il fallait toquer avant d’entrer ?

Christian se sert un café dans la cuisine, agacé par sa petite sœur qui se contente de finir ses céréales. J’ai l’impression de voir qui se chamaillent. Deux ados de trente et cinquante ans. Allison est considérée comme le vilain petit canard chez les King, surtout par ses deux sœurs avec qui elle n’entretient pas de bonnes relations. Malgré son statut de médecin, elle est vue comme celle qui va à contre-courant, qui ne fait pas les choses comme tout le monde, celle qui est capable de ramener son plan cul pour le repas de Noël. Je crois que c’est pour ça que j’aime tant cette fille, parce qu’elle et moi nous ressemblons en de nombreux points. Habillée d’un top noir et d’un petit short en jean, Aly passe sa main dans sa longue chevelure sombre qu’elle rehausse de ses doigts.

- Non. Ce qui explique pourquoi je les ai retrouvés plusieurs fois en plein action, répond-elle en simulant théâtralement des frissons.

- À choisir, je préfère surprendre mon père en train de prendre son pied avec ma mère que de le retrouver en train de la boxer, déclaré-je.

La tête plongée dans le réfrigérateur, une fois de plus je n’arrive pas à me décider et referme donc la porte pour me tourner vers Aly et Christian qui restent figés. Avec le temps, je me suis habitué à la nature violente de mon passé familial, ce qui fait que je ne me rends pas forcément compte de ce que je dis. Ce qui pour moi paraît banal ne l’est pas systématiquement pour les autres.

- Ce n’est pas comme si je ne vous avais jamais vu à poil, reprend Aly. Je te rappelle que je t’ai déjà surpris en train de te faire faire une gâterie par Dom dans la cuisine chez maman. Et je connais l’anatomie de James depuis que je l’ai vu se masturber tranquillement sur le canapé du salon. Et pas qu’une fois ! Trop souvent d’ailleurs.

- Tu m’espionnes ou quoi ?

- Je m’en suis remise, et vous vous en remettrez aussi.

Elle termine sa dernière bouchée et quitte son tabouret avant de partir de la cuisine en lançant un « Bonne journée » au loin.

- Donne-moi une bonne raison d’avoir accepté ma petite sœur comme colocataire ?

- Parce que je l’adore, mais aussi parce que j’ai besoin de fric. Tu devrais être content que ton copain s’entende super bien avec ta sœur.

- J’ai l’impression de l’avoir constamment dans les pattes quand je suis ici, comme si je payais le fait de n’avoir jamais vécu sous le même toit qu’elle parce que j’étais déjà à la fac quand elle est née. On devrait se retrouver plus souvent chez moi. Au moins on aurait la paix et on ne serait pas dérangé en plein orgasme.

Christian termine son café et dépose la tasse dans l’évier, tasse qu’il ne peut s’empêcher de laver et essuyer avant de la ranger à sa place. Son appartement se trouve sur Financial District, dans un vieux bâtiment industriel qui abrite désormais des lofts luxueux. N’importe qui adorerait passer de belles soirées dans un logement d’architecte. Non pas que je n’aime pas cet endroit, au contraire, j’adore admirer la CN Tower depuis le balcon, et toutes ces lumières et buildings qui illuminent la ville. Ce que j’aime moins en revanche, c’est le côté très ordonné, voire trop ordonné de Christian. Son loft est tellement clean, tellement lisse, qu’il ressemble à un de ces appartements témoins. Son loft est parfait, et j’ai du mal avec cette perfection. J’ai le sentiment de vivre dans le danger permanent dès que je mets un pied chez lui, de peur de renverser ou de casser quelque chose, de laisser du dentifrice séché dans le lavabo, ou encore des éclaboussures sur le miroir ou encore du liquide pré séminal sur le canapé.

- Ce serait tellement plus simple si on vivait ensemble !

Je n’en reviens pas de la manière dont Christian me lance ça, sans pression aucune. Daria avait raison. M’y voilà, je suis en plein dedans, ce moment que je redoute depuis le jour où nous avons recouché ensemble. En six mois, pas une seule fois nous avons évoqué l’idée d’une vie commune. Christian me connaît assez, il sait à quel point je suis bousillé et torturé, si bien qu’il m’a laissé du temps avant de mettre les pieds dans le plat. Il a attendu le bon moment, et Aly nous surprenant en plein coït semble être le moment idéal pour parler emménagement. Mon plus grand engagement remonte à ma relation avec Henry, lorsque nous nous sommes décidés à laisser nos brosses à dents mutuelles l’un chez l’autre. Pour ce qui est de la vie à deux, Christian est un as en la matière vu qu’il a passé un tiers de sa vie avec Dom. Ma bouche est pâteuse, je vire au blanc, et je suis à deux doigts de faire un malaise vagal. À l’inverse de Christian qui me fait cette proposition de la même manière qu’il me proposerait de commander une pizza ce soir. Incapable de lui répondre, je le laisse poursuivre.

- Au fait, ma mère organise Thanksgiving chez elle cette année. Il semblerait que Violet ait abandonné l’idée que ça se fasse chez elle. Va savoir pourquoi. Je confirme ta présence ?

- Ta mère ?

Parti comme ça, je me retrouve la bague au doigt dans les cinq prochaines minutes. Pas une seule fois je me suis douté de ce qui m’attendrait ce matin en me réveillant. Est-ce que toutes ces idées fusent dans la tête de mon quinqua depuis des semaines ou bien a-t-il ouvert les yeux en pensant engagement.

- Tu l’as déjà rencontrée. Je ne pensais pas que ça poserait problème.

- Tout le monde a cru que j’étais le plan cul régulier d’Aly, pas ton copain, vu qu’en ce temps-là toi et moi avions rompu. En fait, on n’était même pas ensemble. Bref ! De toute façon, je crois que Nickie a prévu de nous inviter sur Winnipeg.

Je suis un piètre menteur. Nickie ne fête pas Thanksgiving. Notre famille ne fête jamais Thanksgiving. Depuis gamin, il m’est impossible de sortir le moindre mensonge, et je suis surpris que Christian fasse abstraction de mon mauvais jeu d’acteur.

- Je te laisse voir avec elle, mais fais vite. Ma mère doit probablement être déjà en train de tout préparer. Je suis sûr qu’elle sera ravie de t’avoir avec nous. En tout cas, moi je le serais.

J’esquisse un bref sourire figé. Mon quinqua m’embrasse dans le cou.

- J’ai remarqué qu’il y a une fissure au plafond de ta chambre.

- Ce n’est rien qu’une fissure.

- J’aimerais autant ne pas me réveiller un matin sous les gravats.

- Je vais m’en occuper.

Christian ne revient pas sur sa proposition d’emménagement et quitte la maison malgré le retardateur de la bombe déclenché.

***

L’énorme bâtisse principale du Toronto High School se trouve à proximité du campus St Georges sur Harbord Village. Plusieurs bus scolaires déposent un tas d’adolescents, tous produits dans le même moule. La fourmilière se forme petit à petit et la majorité des élèves grimpe la vingtaine de marches d’escaliers qui mène à l’intérieur du bâtiment où les cours sont sur le point de débuter. Mon adolescence me paraît subitement loin, et j’ai du mal à me dire que l’époque où j’errais dans le Westmount High School remonte à il y a presque quinze ans. J’ai parfois l’impression de passer pour un vieux con au milieu de tous ces jeunes à la pointe de la mode et de la technologie. Je n’ai pourtant que trente ans, et la différence d’âge que nous avons n’est pas aussi importante que ça. Et pourtant, il semble y avoir un fossé entre nos générations. Nos codes ne sont plus les mêmes, la société dans laquelle nous évoluons a changé, et bien qu’elles reviennent à la mode sur le plan vestimentaire, les années quatre-vingt-dix sont révolues depuis longtemps. Un papercup de chez Starbucks à la main, je passe à travers la foule qui se bouscule au milieu de ce long couloir où claquent successivement plusieurs portes de casiers jaune poussin. J’observe tous ces jeunes et pense à ces vies futures qui les attendent, un futur que je ne peux plus construire à ma guise. Maintenant propriétaire d’une maison, je ne peux pas me permettre de quitter mon job sur un coup de tête. Je dois m’assumer financièrement, et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce poste d’infirmier scolaire. La sécurité de l’emploi avant tout, et un emploi du temps avantageux. L’idée même de savoir que ma vie restera figée avec Christian me donne le tournis. Je fais partie de ces gens qui se lassent très vite des choses, d’où mes courtes relations amoureuses, ainsi que la courte durée de mes contrats professionnels. Et si tout comme Christian avec Henry, la date d’expiration de mon couple était sur le point d’arriver ?

J’emprunte un couloir et arrive à mon bureau. J’aime le fait d’avoir un espace personnel, un endroit rien qu’à moi. Les murs sont de couleur bleu, un bleu ciel, très doux, apaisant. Un espace salon est disponible, pour plus de confort et de convivialité avec les élèves, et un paravent sépare la pièce d’un coin où sont disponibles trois lits ainsi que l’armoire à pharmacie que je prends plaisir à ranger et à nettoyer. Si seulement ma maison était aussi bien entretenue que mon bureau. À peine ai-je le temps de m’installer que débarque Matthew. C’est un habitué. Il vient généralement toquer à ma porte quand il se sent trop angoissé pour se rendre en cours, ou encore après une nuit de sommeil trop agité. Originaire de la région de Québec, cet ado de dix-sept-ans s’est installé avec ses parents en Ontario suite aux attentats de 2016 qui ont bouleversé Montréal. Cet événement a fait la une des journaux pendant un bon bout de temps, et de nombreuses vidéos du massacre ont fuité sur Internet. L’attaque s’est produite dans une salle de concert où les Wavves, un groupe indé de rock-punk, se produisaient. C’était l’hystérie totale quand les premiers riffs de guitares de Destroy ont explosé. Nathan Williams, le chanteur et leader du groupe, transpirait à grosses gouttes tandis que Jacob Cooper s’énervait à la batterie. Filles et garçons remuaient leurs corps et se laissaient aller sur ce son fort et puissant.

« I can't pick myself up off the couch, try to do different things, but I don't know how, where do I go from here now.This world is ending. I know I gotta get out.Destroy ! Destroy ! Destroy ! Destroy !»

À ce moment-là, plus rien n’avait d’importance pour eux que de vivre cette chanson, de vivre cet instant présent, et de profiter de leur insouciance. Puis la mélodie fut rythmée par le son des coups de feu et les cris terrorisés de la foule. Les corps tombèrent à terre les uns après les autres, baignant dans une gigantesque marre de sang.

- Je ne vous dérange pas au moins ?

- Non, bien sûr que non. Entre je t’en pries, lui réponds-je en lui faisant signe de s’installer dans le petit salon. Comment ça va ?

Ses mains tremblent et son regard est fuyant.

- Sale nuit !

- On va passer à côté si tu veux bien ? J’aimerais vérifier ta tension.

Matthew acquiesce d’un signe de tête et nous dépassons le paravent où il prend place sur un lit aux draps blanc cartonnés.

- Tu avais quoi comme cours ce matin ? le questionné-je en plaçant le brassard autour de son bras.

- Maths et histoire, rien de bien passionnant si vous voulez mon avis.

J’appuie sur la pompe qui fait gonfler le brassard autour du bras de Matthew puis place le stéthoscope au niveau de l’artère radial. Les pulsations vibrent à travers mes oreilles.

- Ta tension est un peu élevée, lancé-je en plaçant le stéthoscope autour de mon cou.

Mon index et mon majeur se posent au niveau de son poignet et je compte les pulsations en jetant un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur.

- Petite crise d’angoisse ?

Matthew se contente de hausser les épaules en grimaçant. Le truc avec les ados, c’est que la communication n’est pas toujours chose aisée. Il faut savoir lire entre les lignes pour réussir à déceler le véritable sens du message.

- Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. C’est toujours la même chose !

- Tu veux parler des nuits ?

Matthew se lève pour faire les cents pas. Je fais le tour de mon bureau et m’installe à mon bureau. Je donne l’impression d’être quelqu’un de sûr de lui et de bien dans ses pompes. J’ai parfois le sentiment d’être un imposteur, de ne pas être à ma place, et d’être encore ce jeune homme de vingt et quelques années, bousillé et paumé. D’accord, je suis propriétaire de cette maison, mais je ne cesse de penser à cette fissure au plafond, à ce que j’ai été, à ce que je suis, à ce que je vais devenir. Elle est là, comme pour me rappeler que malgré les choses que j’accomplies, ce degré d’incertitude persiste.

- Ça faisait un petit bout de temps que je n’avais pas fait de cauchemars. Le traitement marchait plutôt bien. Le truc c’est que je me réveille parfois avec cette douleur. C’est ce qui s’est passé ce matin.

- Quelle genre de douleur ?

Il porte sa main sur sa poitrine, là où la balle s’est nichée, à proximité de son cœur.

- Comme si on venait de me tirer dessus. Je n’ai plus rien, la cicatrice est à peine visible et pourtant quand je me réveille, la douleur est là, tellement réelle. Je la revis constamment, et c’est horrible. personne ne voudrait revivre un truc comme ça, croyez-moi. Je sais que c’est dans ma tête. Mais je ne sais pas comment contrôler ça. Tout ce que je veux c’est ne plus avoir mal.

***

Le café fumant coule dans ma tasse. Mon mug en main, je rejoins des collègues à une table ronde. Quand j’étais au lycée, j’imaginais les enseignants comme une espèce à part, une sorte de race supérieure qui ne vit qu’entre les murs décrépies de l’école. Finalement, je me suis vite rendu compte que les profs restent avant tout des êtres humains bourrés de névroses, comme tout le monde. Anouk Murphy est professeur d’art-plastique. Il émane une douceur, quelque chose de bienveillant chez elle. À presque quarante ans, cette belle rousse à la peau laiteuse et aux yeux bleus me fait penser à Mrs Walsh, ma prof de lettres histoires que j’avais au Westmount High School. Lisa en était dingue et passait son temps à fantasmer sur elle et me parlait sans cesse des rêves erotico-pornographiques dans lesquels notre prof apparaissait. La trentaine passée, David Vargas est mon dernier plan cul en date, avant que je ne me case officiellement avec Christian. Ses origines latines lui offrent une belle petite gueule, et il fait partie de ces profs pour qui les nanas en pince. Sauf que, tout comme Ricky Martin et son sexappeal latino, Vargas ne restera qu’un fantasme pour la gente féminine. Je l’ai toujours trouvé trop prétentieux et surtout trop con. On s’est donc contenté de passer une nuit ensemble. Un coup pas si mémorable que ça qui plus est, et qui s’est limité à de la masturbation mutuelle et autres préliminaires. Plus je l’observe, plus je comprends pourquoi je n’ai pas retenté l’expérience. Contrairement à ce qu’il laisse sous-entendre, sa queue n’a rien d’extraordinaire. Trop épaisse pour sa taille, et trop tordue. Je me souviens qu’après notre séance de tripotage, j’avais joué à ce jeu avec Daria, lequel consiste à décrire les attributs masculins de nos conquêtes, après quoi on leur donne une note. C’était notre truc, noter les pénis, à la recherche de la queue parfaite, avant que ma meilleure amie ne joue les monologues du vagin. Son cul moulé dans un pantalon noir, David se délecte d’un bol de céréales. Je ne l’ai jamais vu se nourrir d’aliments que je qualifie d’ordinaires. Vargas fait attention à sa ligne, et son corps parfaitement musclé en est le résultat. C’est le genre de type qui passe sa vie à la salle de sport et surveille scrupuleusement son régime alimentaire, un peu comme Henry et son copain. Une vie chiante à mourir.

- Ce ne sont que des gosses ! s’exclame David.

- Tu tombes bien James. On était justement en train de parler de Richy Harvey.

- Richy qui ? Je suis censé connaître ? C’est qui, un chanteur, une star de ciné ?

- Un élève, me répond mon collègue. Un gosse sympa, mais un peu paumé.

- Parce que tu ne l’étais pas à son âge peut-être ? s’étonne Anouk.

- Pour ta gouverne, j’ai très bien vécu ma sexualité au lycée. Ça ne m’a jamais posé de problèmes.

- Laisse-moi deviner, interviens-je, tu faisais partie des gars de l’équipe de hockey, tu étais super populaire, et tu te tapais une des blondes les plus en vue du lycée pour bien te faire voir alors qu’au final tu préférais jouer avec Dan en cachette, le hars le moins viril du lycée ?

Le rire timide d’Anouk ne tarde pas à illuminer son visage, contrairement à Vargas, agacé au plus haut point par mes propos et mon ton provocateur.

- Quand tu parles du gars le moins viril du lycée, j’imagine que tu fais référence à toi n’est-ce pas ?

- Vous réglerez vos problèmes de testostérone une autre fois. Il ne s’agit pas de vous mais de l’un de nos élèves !

- Sérieusement, continué-je, qu’est-ce qu’il a ce … Richy Harvey ? C’est dingue comme ce nom sonne hyper bien vous ne trouvez pas ?

Je pense subitement à l’image de ce garçon, le genre d’élève qu’il peut être. Je me l’imagine baroudeur, un tombeur, un gars au caractère fort. Un peu comme mon ex Billy.

- Je le trouve de plus en plus renfermé sur lui-même comparé à l’année dernière. Combien de fois a-t-il attendu que toute la classe se vide avant de partir ? Combien de fois l’ai-je vu marcher jusque chez lui plutôt que de rentrer en bus avec les autres élèves ? Combien de fois l’ai-je surpris en train se faire insulter dans les couloirs ? Et Dieu sait que les propos étaient violents.

- Richy Harvey est gay ? m’étonné-je.

- Est-ce que tu pourrais arrêter de répéter son nom et son prénom de cette façon ? s’agace David.

Mon regard se focalise sur la posture qu’adopte le prof d’espagnol. Il paraît si sûr de lui, si confiant. On le prendrait presque pour un conquistador. Il me suffit de repenser à sa petite queue épaisse et tordue pour qu’il perde toute crédibilité à mes yeux.

- J’aimerais que tu le vois, juste pour prendre la température. C’est un gamin gentil, très intelligent, et extrêmement talentueux. Je l’aime bien.

La voix douce et apaisante de ma collègue me transporte à nouveau au Westmount High School, lors des cours de Mrs Walsh. Malheureusement, la prétention et le ton hautain qu’emploie David me ramènent à la réalité et à sa queue difforme.

***

Le hublot de la machine à laver claque violemment. Le tambour se met à tourner dans un brouhaha infernal tandis que la mousse prend petit à petit le dessus sur la saleté. Ma première mission terminée, une autre m’attend dans le salon. Mon ordinateur est posé sur la table basse, à côté d’une tonne de paperasse. Des factures, encore des factures, dont plusieurs relances. Je ne suis pas quelqu’un d’organisé, ce qui explique la difficulté que j’ai à mettre la main sur d’anciennes fiches de paye. Je n’ai pas de coin spécifique dans une armoire où sont rangés tous mes papiers. Il y en a qui trainent sur mon bureau, dans la cuisine, quelque part dans ma voiture, et parfois même dans mon sac de sport sous mon lit. Alors quand je me décide à mettre le nez dans mes comptes, je me déteste d’être autant désorganisé. Voilà une première raison qui fait que la vie à deux avec Christian n’est pas possible. Bien qu’il passe la majeure partie de son temps ici, il n’en demeure pas moins que cette maison reste mon territoire, et que malgré les décisions qu’il prend, je reste maître. Un énorme chiffre rouge m’aveugle et me donne d’horribles sueurs froides lorsque je me connecte sur mon compte en banque. Pour le coup, je me verrais bien vivre avec mon quinqua.

- Il faut que je m’envoie en l’air !

Une bière à la main, Allison se vautre sur le canapé, les pieds posés sur la table basse.

- Ça a le mérite d’être clair.

- Qu’est-ce que tu fais ?

- Mes comptes !

- Ça va ?

- Oui. Disons juste que je déteste ça. Donc tu veux t’envoyer en l’air ? Dois-je considérer que ce qui s’est passé dans la douche ce matin a suscité en toi un quelconque désir ?

- Je passe mon temps à l’hôpital, et à bosser. En réalité, c’est ce que je fais depuis mon internat, bosser, bosser, bosser. J’ai mis ma vie sentimentale de côté pendant très longtemps.

- Vie sentimentale ne rime pas toujours avec vie sexuelle.

- Je sais, sauf que ces derniers temps je n’ai ni l’un ni l’autre et je n’ai pas envie de me retrouver avec un vagin desséché.

Les propos de mon amie provoquent chez moi une vilaine grimace.

- J’ai besoin d’une bonne partie de jambes en l’air.

Elle ôte ses pieds de la table basse et bascule son buste en avant pour capter mon attention.

- Le genre de baise que tu n’as pas envie de voir s’arrêter. Le genre de baise qui te fait tout oublier, qui te fait oublier ton passé, ton présent, ton futur, et même ta propre existence. Je veux jouir à en perdre mes cordes vocales. C’est ce genre de baise que je veux !

***

Le pub Hyck regorge d’histoires de mon passé, de multiples tranches de vie qui ont marqué ma vingtaine. Les années passent mais ce lieu n’a pas bougé. Il reste à l’identique, marqué par son côté rustique, ses lumières feutrées, et ses tables en bois collantes souillées par les traces d’alcool séché. Mon regard se pose sur une table où est installé un groupe d’amis. En fond sonore, Bleached s’énerve sur le son pop-rock Chemical Air. Tel un vieil épisode de Grey’s Anatomy, je revisionne ce moment, à cette table, aux côtés de Daria, Henry, et Lizzie, mon ancienne voisine de palier. Elizabeth Lewis était une belle blonde au visage de poupée, toujours bien apprêtée, et dont un parfum framboise émanait constamment des pores de sa peau. Je la considérais comme l’opposée de Daria. Réservée, prude, attendant le prince charmant pour qui elle avait réservé sa virginité. Aucun d’entre nous n’avait conscience que ces moments étaient éphémères. Je n’avais pas conscience que j’allais perdre de vu Henry, et que j’allais perdre Lizzie. Rares sont les fois où je pense à elle. J’ai cette capacité à ne pas rester accroché aux personnes décédées. À quoi bon pleurer quelqu’un sur sa tombe ? Certains considèrent ça comme un manque profond d’humanité. Moi, je le vois comme un mécanisme de défense qui me permet d’avancer.

- Tu comptes végéter ici ? me fait remarquer Aly.

Je reviens à la réalité. Un serveur passe prendre notre commande une fois à table et revient par la suite avec une vodka tonic pour mon amie et un verre de vin rouge pour moi. Allison boit la moitié de sa boisson d’une traite et scrute les alentours à la recherche d’une proie. Fut un temps, j’aurais pris plaisir à venir ici, à faire la même chose qu’elle, à la recherche d’un plan cul pour la nuit. En priant intérieurement pour qu’il ne meurt pas au petit matin. Aujourd’hui, je m’ennuie cruellement, la tête farcie par mes problèmes de factures à régler, l’invitation de Christian chez sa mère, et sa proposition imposée de vie à deux. Au loin, Daria et Sam nous font de grands signes. Comme à son habitude, ma meilleure amie est vêtue de noir, et Samantha porte un chemisier bordeaux avec une veste en cuir noir sur laquelle retombent ses lourdes boucles blondes. Elles nous rejoignent après avoir commandé une bouteille de vin rouge.

- Veuillez m’excuser, mais le devoir m’appelle !

Allison termine sa vodka tonic, happée par un beau brun au bar.

- Ça ne me manque vraiment pas ! déclaré-je en observant mon amie tortiller du cul. Trainer dans les bars à la recherche d’un plan cul pour satisfaire mes besoins et me renarcissiser pour la semaine.

- C’est pourtant comme ça que tu as rencontré Christian, me fait remarquer Daria, son verre de vin à la main. Peut-être que ce gars est le bon pour Aly, qui sait ?

Nous nous tournons tous les trois vers l’homme en question. Il représente typiquement la caricature du beau brun que l’on croise dans n’importe quel bar. Mignon en surface, mais creux en profondeur. Sans doute l’image que la mère de Christian avait de moi.

- C’est un bon coup, rien de plus.

- Tu es en train de dire que tu arrives à juger ce gars de cette façon en un seul coup d’œil ? me demande Sam.

- James est un expert en la matière. Il s’y connaît en coups d’un soir et en plans foireux. Je t’ai raconté la fois où il s’est réveillé à côté de son plan cul mort ?

- Sérieux ???

- Stop ! Cette histoire appartient au passé et n’a pas sa place ici. Pour en savoir plus, il faudra attendre que mes mémoires sortent un jour. Mes mémoires ou un livre inspiré de ma vie.

- Parce que tu écris ? s’amuse Daria.

Je me contente d’esquisser une brève grimace que je noie dans un peu de vin.

- Christian veut me présenter à sa mère, lancé-je de but-en-blanc. Pour Thanksgiving.

- Je croyais que tu l’avais déjà vu ?

- Oui. Mais c’était il y a trois ans, et il n’y avait rien de sérieux entre lui et moi. J’étais juste passé chez elle pour ramener le portefeuille d’Aly. Et tout le monde m’a pris pour son plan cul occasionnel, alors autant dire que je ne peux pas considérer ça comme de véritables présentations. J’ai échangé deux trois banalités avec sa mère, et je doute qu’elle se souvienne de moi. Et puis, j’y vais entant que copain, conjoint, compagnon, partenaire ?

- Tu n’as jamais rencontré de beaux-parents ? s’étonne Sam.

- C’est vrai ça, renchérit Daria.

- Et alors ? Parce que vous avez présenté vos parents respectifs peut-être ?

- N’essaye pas de retourner la situation, me fait remarquer ma meilleure amie. Je ne connais pas les parents de Sam mais j’ai déjà eu à faire à un dîner avec les parents d’anciens copains.

Sam se montre agacée devant les propos tenus par Daria et noie ce mécontentement dans un peu de vin rouge.

- Désolée, s’excuse-t-elle. La lesbienne que je suis a parfois du mal à accepter le fait qu’elle ait eu des histoires avec des hommes.

- Bref ! insiste lourdement ma meilleure amie. Je me souviens que les parents de Marc m’adoraient ! Il n’y avait pas qu’eux d’ailleurs, les parents en général m’adorent. Je suis une super belle-fille.

- J’imagine qu’ils aiment surtout ta modestie, la taquine Sam.

- Très drôle ! Tu comptes y aller ?

- Je n’en sais rien.

- Qu’est-ce que tu lui as répondu quand il t’en a parlé ?

- Je lui ai menti, et je déteste ça. Je lui ai dit que Nickie avait peut-être prévu quelque chose.

- Comment elle va au fait ???

- Depuis quand est-ce que ma sœur suscite autant d’intérêt pour toi ?

- Quoi ? J’adore Nicole ! Ok, elle est un peu paumée et borderline, mais c’est ce qui fait tout son charme.

En plus des hôpitaux psychiatriques désaffectés, Daria affectionne certaines pathologies psy, et plus particulièrement les troubles psychotiques. Je suis d’ailleurs étonné par son engouement pour ma sœur qui présente des troubles bipolaires. Car si ma meilleure amie s’intéresse aux phases maniaques, les phases dépressives l’horripilent au plus haut point.

- Il faut que j’aille à ce dîner. Je dois juste faire attention à ne pas trop parler c’est tout. Et à ne pas trop boire non plus. À ne pas trop boire pour ne pas trop parler.

- C’est vrai, souligne Daria. Tu as tendance à évoquer ton histoire familiale pourrie quand tu es bourré, et je doute que ce soit judicieux de parler de la nuit où ta mère a poignardé ton père et vous a embarqué Nickie et toi en laissant Ethan derrière elle. Ce n’est généralement pas ce que les gens veulent entendre entre la dinde et le dessert.

Aly nous frôle et récupère sa veste pour partir au bras de l’inconnu du bar en nous saluant d’un clin d’œil.

- En voilà une qui ne se posera pas la question d’être présentée aux parents de ce mec, déclare Sam.

- Et elle a bien de la chance ! en conclus-je en buvant le reste de ma boisson alcoolisée.

***

Depuis que je me suis remis à écrire, ma tête est constamment farcie d’un tas d’histoires, ce qui m’empêche parfois de trouver le sommeil. Être écrivain, c’est un peu comme avoir une multitude de bandes annonces qui défilent dans votre tête vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans en contrôler la diffusion. Et quand les idées fusent, vous ne pouvez rien faire pour les arrêter. Le trop plein d’alcool ingurgité ce soir ne m’aide même pas à trouver le sommeil. Sans compter les gémissements d’Aly depuis sa chambre qui n’aident en rien au calme et à la tranquillité. Ça fait plus de deux heures que ça dure. Lorsque les bruits se sont arrêtés, j’ai cru à la fin de sa nuit torride, puis ça a repris de plus bel. Les yeux grands ouverts, j’attends que la fatigue m’assomme d’un coup franc. Je me suis masturbé, espérant qu’un orgasme vite fait bien fait et qu’une éjaculation m’aideraient à dormir. Au lieu de ça, j’ai toujours les yeux ouverts et le bide gluant et collant. Alors je fixe la fissure sur le plafond, cette fissure qui me rappelle le gars brisé que j’ai été, et celui que je ne veux pas être, celui que je ne veux plus être.

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