Le voleur de temps

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C’était une montre à gousset. Une vieille montre de poche en or poli noirci par le temps. Elle était posée sur un joli mouchoir en velours rouge. Son couvercle était ouvert et l’heure qu’elle indiquait était huit heures moins le quart et un bouton, permettant de l’arrêter avait été automatiquement actionné. L’objet se trouvait sur un piédestal de bois sombre, finement gravé, recouvert de runes protectrices.

Derrière, le long d’un immense bureau qui s’étendait d’un côté à l’autre de la pièce, se trouvait une série d’ouvrages certains anciens, d’autres plus récents. Chacun détaillait les minutes de sa vie. La dernière entrée concernait le 8 juin 1582, à huit heures moins le quart.

Trois hommes étaient réunis-là. Le plus vieux Gustave parlait d’une voix basse qui se voulait réconfortante.

- Tu as réussi tous les tests, Dan. C’est ton tour à présent.
- J’ai lu les ouvrages aussi…
- Tu n’aurais pas dû.
- Il le fallait bien ! Toute cette… toute cette souffrance concentrée.
- Ta tâche est simple. Tu dois simplement installer le filet pour les runes du temps agissent correctement et remonter sa montre. A l’heure fatidique. Tu la laisses s’arrêter. Puis tu remontes ta montre en te laissant qu’une minute. Le temps de tracer la marque suivante. Douze marques puis tu repars. Tu auras tout oublié. J’ai tout oublié. C’est un cadeau que l’on nous fait… Un bon cadeau si tu veux mon avis !

Dan déglutit. Une fois les runes en place, tout ce qui s’était passé pour ce démon recommencerait jusqu’à ce que la montre le ramène à son présent. Le 8 juin 1582. Les souffrances, les tortures, les moments de pures terreurs tout absolument tout était répertorié et tout recommencerait une nouvelle fois.

- Tu sais, tu ne seras pas forcé de regarder, la pièce attenante peut permettre de s’isoler… au moins une partie du temps. Je me suis laissé plusieurs fois des mots à moi-même, me demandant d’y aller et de ne pas en sortir avant l’heure. Je pense que c’est un bon conseil.
- Et si je laissais filer le temps…
- Tu prendrais beaucoup de risques. La boucle à son avantage et je ne suis pas sûr qu’il soit très prudent d’en rajouter. Mais tu as passé les tests, ta magie est stable et tu es quelqu’un de sérieux. Nous te le remettons. Entièrement.

Dan acquiesça doucement. Lorsqu’il était petit, son arrière-arrière-arrière-grand-père était arrivé un beau matin. Il avait l’air terriblement jeune et heureux d’avoir traversé les âges. C’était lui, l’ancien gardien qui lui avait tout enseigné.

Le jeune homme jeta un coup d’œil au troisième individu présent. Le démon se tenait recroquevillé sur lui-même dans un angle de la pièce. Son visage épais portait de larges cornes torsadées. Elles étaient marquées durement, comme si on les avait utilisés pour l’enchaîner. En dehors de ça et d’un hématome qui marquait une partie de son visage, rien ne laissait présager qu’il ait reçu des mauvais traitements. Dans les livres, il y avait écrit qu’un gardien avait jugé plus sage de le rendre présentable pour sa dernière minute. Alors il était habillé cachant ses meurtrissures et surtout, le coup d’épée qui lui avait lacéré le flanc trois jours plus tôt.

Gustave lui serra une dernière fois l’épaule avant de partir dans un hochement de tête entendu. Dan se retrouva seul à observer la jolie montre. C’était le moment, il devait se jeter à l’eau. Il savait parfaitement ce que le démon subirait et il savait également pourquoi.

Il s’accroupit devant le démon et lui murmura :

- Tu as tué soixante-six personnes dans le village au-dessus de nous. Soixante-six. Dans un brasier immense. Tu es abominable et mes ancêtres vont se venger sur toi encore une fois.

Le démon ne tressaillit pas, coincé hors du temps, il ne l’entendait même pas. A ses yeux, entre deux pauses les choses se téléportaient juste. Dan l’observa encore un instant. Beaucoup d’ancêtres avaient écrit sur cette pitié première qu’ils avaient ressenti et dû combattre. Le fait que le démon soit physiquement beau le rendait presque innocent à leurs yeux et seul le récit tragique des trois survivants du massacre rappelait ce qu’il était vraiment. Tout en soupirant, il se releva. Il savait depuis le début qu’il allait le faire. Ne pas le faire serait trahir tous ses ancêtres après-tout.

Il installa le filet couvert de runes, refermant la bulle et se dirigea tranquillement vers la montre. Pris par une curiosité morbide, il la déclencha, lui permettant d’avancer et le temps reprit son cours. Aussitôt, il perçut la différence. Le démon bougeait. Non, en faites c’était plus léger que ça : il respirait. Sa longue queue dans son dos fit un léger geste qui provoqua une vive grimace. Et la voix roque et démoniaque s’éleva.

- Une minute. Laissez-moi une minute.

Le temps avait été volé de manière à condenser les tortures sans offrir la moindre forme de répit ou de sommeil. Ces moments-là existaient, hors du temps, et faisait effet. Seulement, il n’y trouvait plus le moindre réconfort ou la moindre pause. Une torture dans la torture. Dan soupira. Il ne savait pas trop à quoi il s’était attendu… du coin de l’œil il observa le démon joindre ses mains dans une prière muette et poser son front jusqu’au sol en haletant. La plaie à son flanc était profonde et ce genre de geste vivement déconseillé.

- Je vous en supplie, ne recommencez pas.

Ses doigts longs, remplis de griffes caressèrent les marques devant lui. Elles s’étalaient largement.

- Je ferais tout ce que vous voudrez… J’obéirai. J’obéirai !

Dan soupira et déclencha la montre, aussitôt les aiguilles se mirent à tourner à vive allure et le temps remonta dans la bulle jusqu’à l’heure de départ. La première heure. Là, à travers le voile, il put observer la scène qui se jouait. On le trainait de force et le démon hurlait. Il n’était plus juste épais de constitution, non, à présent il était à proprement parlé énorme. On avait dit à Dan de ne pas regarder et la lecture lui avait surtout donné envie de ne pas voir, mais il ne put détacher son regard de ce monstre terrifiant qui hurlait. Le temps tressauta le long de la coupure. La première fois, il avait tué l’un des assistants présents et c’était là la première coupe dans le temps, sauvant l’homme et laissant juste un message qui flottait hors du temps. « Ne jamais lui faire confiance ». Vu comment il se débattait, ce n’était guère étonnant. La lutte prit un petit moment, puis ses cornes furent saisies et entourées de chaînes. Ça n’avait pas été précisé dans le rapport. En faites, le texte se concentrait surtout sur ce bout de métal brulante, blanchi par un feu vif, qui approchait à présent de son dos. L’odeur de chaire brûlée l’atteignit, le faisait reculer.

Regarder ne servait à rien, il fit demi-tour et passa la porte, la refermant sur les hurlements de fureur du démon. Les quartiers qui l’attendaient avaient été arrangé un peu plus chaque année. C’était le lieu de résidence du gardien et même si le temps s’effaçait dans la chaire et parfois dans les mémoires -même si ça n’avait rien d’une obligation-, elle ne s’effaçait pas dans la pierre. Chaque gardien adressait une liste d’objets qu’il pourrait désirer au précédent gardien qui une fois sorti, assurait le ravitaillement. Alors il put longer la bibliothèque en caressant doucement les divers ouvrages qui s’y accumulaient. Il sourcilla devant la diversité de titres qui se côtoyaient. Visiblement il aurait quelques surprises se dit-il en touchant du bout des doigts un récit érotique qui trônait juste à côté d’un ouvrage sur la guerre de Sécession.

Il se tourna vers la porte totalement insonorisée qui le séparait de l’acte de torture et secoua la tête, refusant d’y penser. C’était le plus simple, rester ici, s’occuper, découvrir des tas de choses et se préparer pour l’avenir. Quand les douze passes seraient terminées, le temps aurait filé là-bas à l’extérieur. Gustave venait tout juste de sortir et il devait encaisser ce monde… encaisser le fait qu’il y ait autant de gens de partout. Du haut de ses trente ans physiques, c’était un vieillard. Dan soupira… il ne se sentait pas très bien.

Au bout de quatre jours, une forme de routine s’était installée. Se lever et préparer un café bien noir tout en ouvrant les journaux du jour. Lire l’actualité et prendre des notes au cas où il se retrouve à préférer effacer sa propre mémoire en même temps que son temps. Ouvrir un livre sur l’étude des runes du temps et se demander ce qu’il pourrait faire plus tard, après tout ça. Etudier jusqu’au repas du midi et là, se préparer à manger. Il avait demandé à voyager gustativement alors chaque semaine, on lui livrait par la petite boite de réception directement incrustée dans le mur, les ingrédients nécessaires à des préparations variées. Ce n’était qu’au milieu de l’après-midi qu’il admettait que depuis le réveil, le démon l’obsédait et que finalement, il entrouvrait la porte. Parfois, il suffisait d’abaisser la poignée pour que les bruits terrifiants lui donnent envie de vomir. D’autres fois, il avait pu aller jusqu’à regarder la scène, horrifié.

En étant honnête avec lui-même, il devait s’avouer que lire avait suffi. Il savait ce qui se passait là-bas. La première semaine passa, puis la seconde, puis ce fut un mois entier. Il vivait principalement dans ses quartiers et quand la solitude se faisait trop forte, il prenait son téléphone pour appeler les anciens gardiens toujours en vie. C’était le seul contact extérieur autorisé. Enfin, ça, et passer cette porte pour observer le démon trembloter dans un coin, criant et se débattant alors qu’un fouet s’abattait sur lui jusqu’à ouvrir sa peau.

C’était dur. L’isolement, l’impression que rien de ce qu’il faisait n’avait la moindre importance. C’était vraiment dur. Mais il tenait. Pas une seule fois, il ne fit un accro au temps pour se repaitre du démon, même si les gardiens avant lui y avait eu recours. Pas une fois il n’effaça une journée de sa mémoire. Seul le temps, le temps qui faisait vieillir son corps, remontait tranquillement.

Les deux premières années, ça ne se vit pas. Mais au bout de la cinquième, il se dit que des différences notables auraient peut-être commencé à apparaître. Et à la dixième, il était sûr qu’il aurait eu ses premiers cheveux blancs. Il employa ce temps à l’apprentissage des langues et des nouvelles technologies. Il ne devait surtout pas se faire dépasser, pas maintenant, sinon, il serait totalement inadapté en ressortant. Puis, vint le dernier mois. Vingt-ans s’était écoulé. Sans la magie, Dan se serait sans doute effondré, mais il avait tenu bon. Vingt-ans. La torture arrivait bientôt à son terme. Il y avait énormément réfléchi et il avait pris une décision. Une décision grave.

Le démon avait déjà subi cette torture un bon nombre de fois même s’il ne s’en souvenait pas. Les autres gardiens l’avaient jugé détruit à la fin de programme, c’était pourquoi la torture cessait. Puis la boucle reprenait, punissant de nouveau celui qu’il avait été. Seulement c’était à son tour maintenant de choisir, s’il voulait en ajouter davantage, c’était à lui de le décider. S’il voulait relancer la boucle également. Le seul tabou, la seule chose réellement déconseillée, c’était de remonter la boucle puis de l’en sortir, effaçant tous les efforts et toutes les horreurs qui avaient été perpétré sur lui. Ça il ne le ferait pas, donc s’il relançait la boucle ce serait pour vingt nouvelles années.

Le journal était clair, les derniers jours de la boucle étaient très doux pour le démon. C’était son seul répit, mais il existait. Dan avait décidé de sortir tous les jours pour l’observer. Il voulait tout savoir. Il voulait voir où il en était exactement, puis, seulement après, il prendrait sa décision.

Cela faisait un long moment qu’il n’avait pas ouvert la porte alors en posant ses doigts sur la poignée, il hésita un instant avant de l’abaisser. Aussitôt, les premiers bruits lui parvinrent. Ce n’était qu’un murmure étrange.

- … au-delà du temps, tu t’envoleras, tu t’envoleras, avant le printemps…

Il ouvrit plus franchement la porte et put observer la forme blottie à quelques mètres à peine. Le démon était totalement nu à présent et rien ne cachait ses meurtrissures. L’ombre d’un ancien gardien lui tournait autour. Ce n’était qu’un écho, un écho armé qui allait le blesser. Il avait lu le rapport, il savait, mais le lire et le voir était deux choses différentes. Rien n’aurait pu le préparer réellement au bruit que fit la main démoniaque en se brisant sous le marteau. Il observa, atterré, l’écho relever le bras, brandissant de nouveau l’outil, pour le frapper une nouvelle fois.

Le démon avait enroulé ses bras autour de sa tête et il attendait que ça passe. Lorsque ce fut fini, son murmure haché de sanglot reprit.

- … les bourgeons fleuriront et tu t’envoleras…
- TA GUEULE ! hurla l’ancien gardien avant d’abattre son marteau dans la mâchoire du démon provoquant une vive réaction de panique.

La gerbe de sang qui s’échappait de ses lèvres l’horrifia mais ce fut son regard qui le poussa à faire demi-tour et à fermer la porte. Il se souvenait du tout premier jour. C’était alors un énorme démon fier et dangereux. L’être qui était en train de se faire torturer n’avait rien à voir. Il souffla et se reprit, sa décision devait s’appuyer sur son état actuel et pour l’évaluer, il devait regarder. En poussant de nouveau la porte, il fut néanmoins surpris. Il y avait eu une coupe dans le temps et le démon était directement arrivé à la scène suivante. Beaucoup de tortures s’étaient concentrées sur cette longue queue osseuse qui naissait en bas de son dos et c’était également le cas de celle-ci. A voir les réactions produites, ce n’était pas une mauvaise idée. Elle devait être excessivement sensible.

Il parvint à tenir quelques heures avec une envie de vomir de plus en plus tenace. Ses ancêtres ne s’étaient pas trompés, il était détruit. Les larmes de sangs coulaient le long de ses joues. Il ne cherchait plus ni à s’excuser, ni à négocier depuis longtemps, mais au point culminant de la torture, il ne tenta plus de fuir la douleur, attendant simplement que ça passe. C’était à ce moment-là qu’il était allé encore plus loin juste pour le faire réagir : en vain.

Il restait presque un mois de tortures condensées, sans phases de sommeils, de repos ou de guérisons toutes enfermées dans un temps qui n’existait plus. Dan fit de son mieux pour tout regarder, jusqu’à s’en sentir malade et finalement, la jolie montre à gousset s’arrêta, bloquant le temps sur huit heures moins le quart. Le démon se figea. Seul le gardien pouvait décider de ce qu’il se passerait maintenant. Et le gardien c’était lui. C’était sa décision. Avant lui tous les autres avaient choisi de relancer la boucle. Peut-être avaient-ils fait des tests, laissant courir le temps avant de décider d’effacer leurs tentatives en ne les intégrant pas à la boucle principale ? Aucun rapport ne venait l’affirmer mais c’était néanmoins possible.

- Qu’est-ce que je devrais faire de toi, hein ? … Si tu veux mon avis, c’est un peu dégueulasse. Je ne suis pas tenu de voir ce que tu subis… et je peux faire en sorte que tu le vives encore et encore. En faites, c’est même ce que l’on attend de moi.

Le démon resta parfaitement immobile. Il n’avait conscience de rien dans cet état-là. Une partie de lui se fit la réflexion que le laisser ainsi coincé hors du temps était peut-être plus humain que quoique ce soit d’autres. Dan s’assit, devant lui, le cœur battant la chamade alors qu’il devait prendre une décision. Doucement, il bougea le pan de vêtement pour observer la longue estafilade qui lui barrait le flanc. C’était la pire blessure qu’il avait en ce moment. Le reste avait guéri. La constitution démoniaque était stupéfiante pensa-t-il en observant le léger hématome sur sa joue, seule trace du coup de marteau qui l’avait horrifié.

Ce qu’il avait envie de faire était honteux. Il ne voulait plus se retrouver seul aussi longtemps… Oh il tiendrait si c’était nécessaire, mais il n’arrivait pas à trouver cela nécessaire. Dan soupira et doucement, tendit la main pour frôler l’une de ses cornes profondément marquées. Il frémit, c’était son premier contact depuis trop longtemps. Dan n’avait pas le droit d’hésiter. Il devait faire un choix et s’y tenir. C’était tout aussi simple que ça.

L’humain hésita malgré tout et finalement alla se coucher sans avoir pris de décision. Ce qu’il allait faire, il devrait vivre avec. Au petit jour, il n’avait pas plus de réponses mais il saisit la montre à gousset de secours qu’il avait préparé avec minutie. Il faudrait l’avoir en permanence sur lui, avec une sécurité. Une fois déclenchée, elle le ramènerait automatiquement à la journée précédente à moins qu’il n’actionne son mécanisme. Ainsi, le démon ne pourrait rien contre lui. Son temps disparaîtrait simplement s’il lui arrivait quoique ce soit.

Ce fut avec une main tremblante qu’il déclencha le temps du démon mais immédiatement, il vit la différence. Il respirait à nouveau, de cette respiration crispée par sa blessure. Il observa sa queue ondulait doucement avant de se figer sous la douleur. Tout était exactement comme à l’époque et à nouveau, la voix du démon supplia.

- Une minute. Laissez-moi une minute.

Le démon ramena ses mains l’une contre l’autre et se plia en deux pour poser son front au sol. Il ne fit presque pas de bruit, mais ce fut suffisant pour que Dan comprenne à quel point il s’était blessé en bougeant.

- Je vous en supplie, ne recommencez pas.

Ses doigts grattèrent le sol, formant une marque, il s’arrêta en comprenant qu’ils étaient déjà passé à cet endroit. Il décala les mains pour essayer d’en comprendre l’ampleur et haleta. Dans un espace vide, il creusa un nouveau sillon. Il y en avait tant ! Il supplia vainement.

- Je ferais tout ce que vous voudrez… J’obéirai. J’obéirai !
- Tout ?
- Oui, oui vraiment tout.
- Déshabille-toi.

Et aussi simplement que ça, le démon obéit, dévoilant son corps marqué. Ses muscles avaient fondu. Les cicatrices habillaient maintenant sa peau. Et pourtant, il semblait terriblement soulagé. La minute de plus qu’il avait réclamé lui était offerte.

- Je vais t’offrir un droit immense. Tu vas me servir, m’obéir. Tu ramperas à mes pieds. Est-ce que tu as compris ?

Le démon acquiesça en souriant légèrement. Quel doux programme. Quelle chance immense !

- Oui, maître. Tout ce que vous voudrez maître !

Dan l’observa, cherchant un signe de malice, mais il n’en trouva aucun. Il se rassura en caressant sa montre à gousset, son assurance vie. Il pouvait tenter bien des choses, mais avant tout, il devait le soigner. La trousse de soin qui trônait dans un angle ne serait pas de trop. Pour forcer le démon à se mettre en position, il saisit l’une de ses cornes et la poussa sur le côté. Quand le monstre redressa le visage en luttant, une simple gifle sur le coin dans sa joue suffit à le rappeler à l’ordre. Détruit. Et donc malléable.

L’humain put le soigner tranquillement, malheureusement, certaines choses seraient difficiles à traiter. Il caressa sa peau, descendant le long de son dos jusqu’à atteindre cet attribut démoniaque étrange : une longue queue de chair, plus épaisse qu’une queue de rat, mais aussi fine et longue. Elle avait été brisée des dizaines et des dizaines de fois par décennie. A peine la frôla-t-il que le démon glapit, se tassant un peu plus au sol. Dan n’avait pas la moindre idée de ce qui pourrait aider, alors il la laissa simplement tranquille après s’être assuré qu’il n’avait pas de plaies trop profondes.

- Suis-moi. Ordonna-t-il simplement.

Et le démon obéit en se redressant ce qui lui valut une nouvelle tape sèche.

- Au sol. Je t’ai dit de ramper, je ne me répèterais plus. Tu dois écouter.
- Oui, maître.

Et aussi simplement que ça, le démon rampa. Dan savait à quel point ils étaient allés loin pour obtenir ce résultat. Il avait commencé à obéir parfaitement, plusieurs années avant la fin des tortures. Parfois seulement, il se perdait dans son esprit et marmonnait des choses étranges. Dernière trace de vie dans ce corps trop malmené.

Il le fit se coucher près d’un des chauffages ultra-modernes qui avait été installé et l’observa se blottir contre la chaleur, frissonnant, choqué d’avoir accès à un tel luxe. Tranquillement, il s’installa à sa propre place, sur un fauteuil molletonné, et saisit son journal du jours qu’il ouvrit et lu sans faire plus attention au démon. Lorsqu’entre deux pages il lui jeta un coup d’œil, il le trouva endormi, écrasé contre le radiateur. Ça se passait mieux qu’il ne l’avait prévu.

Durant près de trois jours, le démon n’eut que des petites phases d’éveil pendant lesquelles il se montrait aussi obéissant qu’il le pouvait. Dan prit sur lui de le nourrir, son régime à base de viande crue lui déplaisait grandement, mais c’était uniquement une question de constitution et le rendre malade à travers un régime inadapté n’avait guère de sens à ses yeux. A chaque fois qu’il avait un doute, le démon retournait contre son radiateur et s’immobilisait, attendant simplement que les choses arrivent, mais au bout de ces trois journées, il se maudit en découvrant à quel point il aurait aimé ce temps éternel.

- A partir de maintenant, je vais te punir.

Et le démon s’était effondré sur lui-même, ses épaules avaient perdu plusieurs centimètres alors que tout son corps se tassait pétrit d’angoisses. Presque aussitôt pourtant, il s’était redressé pour ramper jusqu’à ses pieds afin de poser des baisers sur ses chaussures parfaitement cirées.

- Pitié, maître. J’obéirai. Je ferais tout ce que vous voulez… Je vous jure, maître ! murmura-t-il d’une voix angoissée.
- Tu es un grand et fort démon, n’est-ce pas ?
- …
- Réponds-moi, vermine.
- Oui, maître. Souffla-t-il, alarmé.
- Et un grand et fort démon accepterait d’obéir ?

Le démon parut perdu pendant un instant avant de comprendre et de sourire doucement.

- Oui, maître.
- N’as-tu pas honte de toi ?
- Si… j’ai honte maître.

Avoir honte, quel doux sentiment qui répandait de la chaleur dans son ventre tout en gelant une partie de son dos et de sa poitrine. Oh qu’il aimait avoir honte si ça signifiait ne plus avoir mal.

- Alors pourquoi le fais-tu ?
- Je… je suis heureux de vous obéir.

Et c’était vrai.

***

Détruit. Dan savait à quel point ce démon avait été détruit. Il savait aussi ses crimes et le châtiment qu’il avait décidé de poursuivre était sans doute plus une farce qu’autre chose, mais ce serait suffisant. Suffisant pour lui donner bonne conscience, suffisant pour lui donner mauvaise conscience, suffisant pour trouver un équilibre entre les deux et l’amener à se dire qu’il faisait au moins de son mieux. Détruit. Oui, ce démon était détruit et c’était sans doute pour ça, qu’il se plaisait autant à lui obéir et qu’il lui souriait tendrement dès qu’il se faisait humiliant.

Il était surprenant ce démon. Touchant aussi, lorsqu’il se penchait juste assez pour effleurer sa chaussure avant de se détendre. La solitude l’avait visiblement durement touché et la moindre source de réconfort était recherchée. Chaque jour, Dan faisait de son mieux pour l’humilier. Il disait :

- Une merde telle que toi ne mérite pas d’être au chaud, va-t-en !

Et aussi simplement que ça, le démon rampait jusqu’aux carreaux gelés en tremblant. C’était la punition qu’il détestait le plus. Il n’y avait jamais véritablement de raisons, il obéissait trop bien pour ça. Enfin, pas de raisons immédiates en tout cas, car ce meurtrier ne méritait pas d’aussi bon traitement, tentait de se rappeler Dan.

C’était dur lorsque son corps penchait vers lui et semblait si heureux de pouvoir le toucher. Machinalement, Dan posa la main sur sa tête, jouant avec des mèches jusqu’à aller toucher ses cornes. Il glissa ses doigts le long des blessures et s’arrêta, surprit, en entendant s’élever un grognement menaçant.

- Couche toi immédiatement.

Le démon obéit en glapissant, les « pardon, maître » se bousculaient dans sa bouche sans discontinuer mais il fut abandonné là, sur une dalle froide. Quand Dan revient, il le retrouva entrain de pleurer. Les larmes de sang coulaient le long de ses joues et lorsqu’il leva le regard vers lui, il remarqua à quel point il avait l’air soulagé. Simplement soulagé qu’il soit à nouveau là.

- Tu ne peux pas me grogner dessus.

Le démon s’approcha doucement, embrassant ses pieds nus, entre deux demandes de pardons. Lentement, il fit monter les baisers jusqu’à se retrouver à genoux devant son maître et timidement, dans une tentative de réconciliation maladroite, il tenta d’embrasser son entrejambe. La gifle reçue le balaya. Jamais Dan n’y avait mis autant de forces.

L’humain soupira tout en se pinçant l’arête du nez en observant la forme tremblante de son démon, à ses pieds. Le monstre pleurait de nouveau, mais sans hésiter, Dan sortit ce qu’il avait prévu et se pencha vers lui, enchaînant ses cornes dans un geste rapide. Immédiatement, le démon hurla, se révulsa, tenta de reculer et fut retenu par les courroies qui se plantèrent profondément en lui. Jamais Dan n’avait vu une telle terreur et elle le surprit. Il s’éloigna pour éviter de prendre un mauvais coup et l’abandonna simplement.

Durant trois jours, il poursuivit sa routine sans jeter un regard à son prisonnier et ce fut dur. Il s’était habitué à sa compagnie. Il aimait le contact de son épaule contre son mollet. Et le doux baiser, le long de son sexe, avait réveillé des envies difficiles à contenir. Mais si le démon était détruit, il devait le rester. Durant trois jours, il lui jeta sa pitance au sol comme si c’était un chien, un très vilain chien. Durant trois jours, il fit la sourde oreille à ses pleurs et à ses plaintes. Puis, un matin, il vient se présenter devant lui et le démon s’aplatit au sol.

Dan ne prononça pas le moindre mot, il tendit simplement une main, impérieuse, jusqu’à ce que le démon comprenne et vienne y glisser sa tête et plus précisément, l’une de ses cornes. Sans douceur, l’humain la saisit, manipulant sa tête qui suivait gentiment les mouvements imposés. Plusieurs longues plaies s’étaient ajoutées aux premières. Détachant les liens, il surveilla attentivement qu’aucun signe de rébellion n’apparaissait, mais le démon resta sagement à ses pieds, frémissant. Sa peau était gelée remarqua-t-il. Il l’avait enchaîné loin de tout point de chaleur, une torture de plus pour ce démon maniant le feu. Dan eut un soupir amusé, d’un amusement triste, il devenait bon à ce jeu. Tirant sur sa corne sans douceur, il le força à relever la tête pour l’observer.

- Tu ne m’achètes pas avec du sexe, tu as compris vermine ? Si je veux du sexe, je l’ordonnerai et tu t’y plieras.
- Oui, maître.
- Alors à genoux maintenant, rampe et montre-moi à quel point un grand démon peut se faire ridicule ?

Et le démon obéit simplement, encaissant.

***

- Suce-moi.

L’ordre était clair. Simple. Bon. Il rampa jusqu’à lui, s’accrocha à ses jambes pour venir l’embrasser. Les doigts sur ses genoux, il repensa à tout ce qui l’avait conduit là. Il était un jeune démon pressé de faire ses preuves lorsqu’on lui avait donné cette mission. Il avait fait du zèle, il y était allé seul et … oh que son travail avait été beau. Les cris, les flammes de partout, la chaleur sur sa peau. Et puis, et puis on l’avait attrapé. Il était certain de s’en sortir alors. Il était grand, fort, fier et puissant, mais ils avaient le temps de leur côté. Foutu maître du temps.

Il se souvenait parfaitement de la douleur intolérable dans son corps, de la terreur qu’ils avaient réussie à y mettre, de la solitude qu’il avait fini par ressentir. Il était perdu et il ne faisait face qu’à des ennemis. Enfin, ça c’était vrai jusqu’à ce que son maître apparaisse. Il se redressa légèrement pour venir embrasser ses cuisses. Son doux maître attendait en l’observant, un verre de brandy à la main, un pantalon à pince encore boutonné sur lui. Il caressa le tissu et l’embrassa de nouveau.

- Sans les mains, vermine. Cracha-t-il.

Il avait toujours aimé sa voix. Elle ne disait pas souvent des choses gentilles mais elle semblait le caresser de l’intérieur. Il se sentait mieux en l’entendant. Les mains fermement jointes dans son dos, il fit de son mieux pour repousser le pull de son maître du bout du nez. Le mouvement saccadé fit tinter les pièces qui avaient été accroché le long de ses cornes, le faisant rougir. Il détestait ça.

Son maître le voulait nu, alors il était nu. Son maître avait décidé depuis quelques semaines déjà de le décorer, alors il était décoré. Des piécettes d’argent, capable de le bruler légèrement, étaient accrochées à ses cornes en quasi-permanence lui rappelant à tout instant que son maître était dans son bon droit s’il voulait les toucher. Que son maître était bon et doux de ne pas l’enchaîner à un mur à travers elles. Alors qu’il s’approchait un peu plus pour accéder au bouton, un autre tintement se fit entendre et le fit haleter. Son mamelon, percé, venait de toucher son genou et le petit grelot qui y était suspendu avait tinté gentiment.

Sans se laisser décontenancer, il saisit une partie du pantalon du bout des dents et tira dessus pour déloger le bouton. Puis, il chercha le petit bout de métal qui permettait d’ouvrir la fermeture éclair. Son maître était si bon qu’il avait pris le temps de lui expliquer le mécanisme inconnu. Oh qu’il l’aimait ! A peine cela fait, il se permit d’inspirer, prenant l’odeur de son maître. Il fallait être discret, car ce n’était pas son propre plaisir qui devait être recherché mais celui de son maître et il était capable de le lui rappeler avec une fessée.

Dès qu’il arriva à la dégager, il entreprit d’embrasser sa verge à semi-érigée. Il la caressa de sa joue, s’offrant une flatterie non-méritée et rougit en y pensant. Aussitôt, il se remit à la tâche pour le rendre heureux. Au fil des baisers, son sexe prit du volume et finit par montrer une très jolie érection. Il était tout chaud contre lui et le démon adorait ça alors il l’embrassa, glissa sa langue le long de sa peau jusqu’à gouter son gland. Au fil du temps, il avait appris bien des choses dont, la manière avec laquelle glisser sa langue le long de son méat pour lui faire fermer les yeux et saisir l’un de ses accoudoirs plus forts.

- Ca suffit. Prépare-toi et montre-moi. Je veux te voir ramper et t’élargir juste pour moi, vermine.

Le cœur du démon palpita et il se surprit à sourire. Il adorait quand son maître allait et venait en lui. Très vite malheureusement il comprit que le programme serait tout autre. La main sur son propre sexe, son maître se faisait plaisir seul en l’observant durement. Il fit néanmoins de son mieux pour se préparer pour lui, griffant et tirant impitoyablement sur son anneau de chair pour le rendre plus malléable. Il haletait à présent, perdu dans des sensations étranges. Il aimait être ainsi. La honte qu’il en éprouvait était d’autant plus forte.

Le maître se déplaça, l’oubliant, mais il continua puisqu’il ne lui avait pas demandé d’arrêter et lorsqu’il revint, le démon frémit en comprenant à quel point la séance allait devenir dure. Le premier glaçon qui se posa sur lui le fit couiner et lui donna envie de pleurer.

- Grand et fort démon… marmonna son maître derrière lui, l’humiliant un peu plus encore.

Le maître eut un rire étrange avant de demander :

- Acceptes-tu mon offrande ?
- Oui, maître.

Et aussi simplement que ça, il poussa le glaçon en lui, il dut s’y reprendre à plusieurs fois, car le glaçon fondait et glissait, mais il parvient à l’insérer dans son rectum. D’une main sèche, il avait saisi sa longue queue pour la tenir sur le côté afin qu’elle ne le dérange pas. Pourtant, il restait délicat avec elle, sachant qu’elle avait mal cicatrisée et qu’elle était source de douleur pour lui. Il n’utilisait jamais ça contre lui, parce que son maître était bon.

Un second glaçon vint rejoindre le premier, le faisant haleter puis un troisième et un quatrième. Il avait froid de l’intérieur mais la queue gorgée de sang de son maître vint caresser l’arrière de ses fesses, lui assurant par ce seul geste qu’il était satisfaisant. Cela suffisait amplement à son bonheur.

- Qu’est-ce qu’on dit ?
- Merci, maître. Souffla-t-il tout en recevant un nouveau glaçon.

Les petits cubes gelés fondaient rapidement, évitant ainsi de le bruler, mais le froid lui, s’installait peu à peu, le faisant trembler. Lorsqu’ils furent remplacés par la chaire chaude et douce de son maître adoré, il se sentit pleinement heureux. Son corps était pourtant contracté et l’étreinte fut moins douce qu’elle n’aurait pu l’être mais il adorait ça. La manière dont le maître saisissait ses cheveux pour le forcer à se cambrer davantage, cette prise sur sa hanche pour donner le rythme et cette odeur de brandy dans l’air quand il soufflait tout contre lui. Oh oui, il adorait ça.

***

Dan caressait en douceur l’épaule du démon. Il dormait dans leur lit, à moitié enroulé dans une couverture épaisse. Il adorait tellement la chaleur… Son doux démon détruit. Aujourd’hui encore, il le rabaisserait, l’humilierait jusqu’à voir ses joues se colorer de rouge ou ses yeux verser quelques larmes. Il ne l’épargnerait pas. Mais au couvert de la nuit, s’il était assez gentil, il prendrait son grand corps entre ses bras et lui permettrait de rejoindre leur lit. Là, il lui offrirait de la chaleur, de la tendresse et du repos. C’était plus que ce que tous les autres avants avaient pu lui donner après tout.

Distraitement, il observa la grande horloge. Cela faisait maintenant presque cent ans que chaque nuit, il répétait le même procédé. Il prit leurs montres à gousset, remonta le temps de leurs corps et laissa bien en place leurs souvenirs. Aucun autre gardien n’était venu prendre la relève, et il suspectait Gustave ou peut-être un autre de savoir. Les quantités de viandes qu’il réclamait chaque semaine devait être suffisante pour ne pas laisser place aux doutes. La vie, là dehors, il ne l’attendait plus. Il ne l’espérait plus. Il avait eu beau faire, petit à petit, il n’avait plus rien saisi. Le monde se transformait et lui, il se rappelait parfaitement du passé. Impossible d’oublier les erreurs, impossible de comprendre ceux qui les reproduisaient. Pourtant ceux-là ne savaient pas…

Il embrassa l’épaule douce et chassa quelques cheveux du visage de son démon. C’était sa vie maintenant. Il ne serait jamais juste un amant. Il ne serait jamais juste tendre. Leur relation ne serait sans doute jamais saine. Néanmoins, une partie de lui aimait ce démon, son démon.

Le monstre papillonna des yeux un instant, revenant à lui, et lui offrit un sourire charmant et coquin avant de murmurer :

- Bonjour maître.

Et le maître se prit à sourire à son tour, heureux.

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