CHAPITRE PREMIER

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Une goutte d'eau. Ploc. Elle s'éclate sur le sol froid. Ploc. Un bruit continu, qui se heurte aux quatre murs de la pièce. Ploc. Le son se répercute, tentant de trouver une sortie dans ce lieu où l'on respire à peine, l'odeur d'urine se mêlant à celle de l'humidité. Ploc. Une goutte d'eau. Un bruit âgé, qui se répète, qui rend fou. Dans le silence de la piaule froide, ploc. Et autre chose. Quelque chose de sourd, de rauque. C'est un chuintement, la goutte d'eau qui pousse une plainte. Il faut être attentif pour y déceler autre chose, qui semble plus vivant. Une respiration. Calme, régulière, à peine audible. Dans l'obscurité de la pièce close, pas même décorée de la moindre fenêtre, mais seulement d'une lourde porte apportant un rai de lumière une fois dans la journée pour laisser entrer une auge emplie d'un liquide gluant, on ne voit rien. Seulement l'on peut percevoir l'éclat des chaînes qui maintiennent ses poignets au mur, celui des entraves qui retiennent ses chevilles, seulement l'on peut entrevoir une présence humaine. La tête est baissée, une jambe négligemment ramenée contre la poitrine, l'autre dépliée. Les yeux sont clos, les épaules ne se lèvent qu'à peine. Les poils sont dressés sur la peau bleuie par le froid. Mais aucun tremblement. Comme figée dans le temps, la silhouette semble plongée dans un sommeil que conforte la nuit éternelle qui règne dans la cellule. Un jet de lumière. Un sursaut. Le buste se redresse à peine. Les yeux s'ouvrent. Le fracas de l'auge sur le sol. Flac.

  • Profites-en de Serva, c'est peut-être le dernier.

Les regards se croisent. L'homme, de petite taille, aux longues mains terminées par des doigts squelettiques qui ne sont pas sans rappeler les effrayantes représentations de la mort elle-même, se penche sur le corps immobile du prisonnier. Il en profite. Il prend le dessus. Il domine. Il sait parfaitement qu'il pourrait en disposer à son souhait. Et il en meurt d'envie, mais ce ne sont pas les ordres. D'un geste bref, répété des dizaines de fois sur autant de criminels différents, il détache l'une des mains, qui retombe lourdement sur le sol pavé dans un claquement bruyant, amplifié par l'étroitesse de l'espace.

  • Mange.

Ce n'est ni une proposition ni un conseil. Cela n'a ni le ton de la peine, ni celui de la colère. C'est un ordre, froid, sans la moindre émotion qui transparaît. Lentement la tête se redresse, les yeux viennent se river dans ceux de l'adversaire, et tout aussi doucement mais avec une assurance surprenante, la jeune femme se saisit de ce qui ressemble à son repas et le porte à ses lèvres. Satisfait d'avoir obtenu obéissance et de fait si rapidement, l'homme aux cheveux grisonnants mais étonnamment propres se munit d'un sourire, gardant ses yeux de glace rivés sur la chose dont la vie dépend totalement de lui et de ses décisions. Il l'observe. Et il se demande comment une petite chose si frêle a pu être tant de fois le dernier visage d'une vie, tant de fois être le bras qui vient porter le coup final. Mais il n'éprouve pas de pitié. Il regarde la sombre chevelure de jais, mèches de crasse qui encadrent ce visage anguleux, presque dépourvu de beauté. Elle semble si fragile, tant dans sa manière de se tenir repliée de la sorte sur elle-même, que dans celle dont ses lèvres tremblent sur le bord de l'auge lorsqu'elle boit. Le contenu se vide, et bien que cela soit long et que l'homme soit tenté à maintes reprises de rendre l'opération plus rapide, il se contient, gardant une attention permanente sur la jeune femme. Lorsque, finalement, celle-ci repose dans un geste princier le bol, décalage au vu des circonstances, le gardien ne perd pas la moindre seconde et se saisit violemment de son poignet qu'il plaque contre le mur dans le but de refermer l'entrave. Et c'est à ce moment-là, en cet instant précis, qu'un frisson court le long de son échine, quand le visage se lève. Les yeux sont allumés d'une étrange lumière. Une lumière de vie. Une lueur de courage. Une étincelle agressive, qui traverse le regard creusé, ambré. Ploc. Il sait qu'il va se passer quelque chose, mais il n'a pas le temps de réagir. La rapidité de la tueuse, même entamée par la fatigue, reste supérieure à la sienne. D'un geste furtif alors, le poignet se dégage des longs doigts osseux et la main désormais libre le saisit à la gorge, enfonçant ses ongles noirs dans la chair tendre de celui qui la considère de haut, rapprochant son visage du sien. Elle est prête à tenter le tout pour le tout afin de s'enfuir de cette pièce lugubre. Et si seulement ce n'était que l'obscurité, mais puante en plus. La réponse à cet acte est presque immédiate. Un éclat. Un simple reflet, éclair, qui aveugle l'espace quelques millièmes de secondes. Et la lame qui s'abat, tranchant net la peau fine de l'intérieur du coude du bras trop audacieux. Aussitôt la pression se relâche. Elle-même lâche un cri, qui emplit l'espace et donne la chair de poule. Il n'est pas étouffé, et la douleur l'emporte sur le désir de le retenir. Un filet visqueux s'échappe de la blessure, une tâche qui grandit sur le vêtement. Mais déjà, le gardien regrette son geste. Si elle se vide de son sang ici, à l'abri des regards de jugement d'une foule en colère réclamant justice, alors il aura de sérieux ennuis. Grimaçant de dégoût pour la pensée qui s'impose à lui, l'homme s'éclipse quelques secondes, laissant les ténèbres envahir de nouveau la pièce à son départ. La respiration est rapide, saccadée. La jeune femme, vaincue et humiliée, replie son bras libre et blessé comme un oiseau protégerait une aile brisée. Ce n'est pas tant la douleur physique qui la fait agir ainsi, mais plutôt mentale. Celle qui met l'ego plus bas que terre pour s'en essuyer les pieds, et celle qui ne se répare pas avec du fil et une aiguille. Ploc. Bon sang, elle va devenir folle. Que ça s'arrête, elle le supplie. C'est plus épuisant que n'importe quel combat mené. Ses paupières sont closes, plissées. Elle ne veut plus les rouvrir. Trop d'efforts. Prête à abandonner, ses muscles un à un se relâchent et perdue dans la noirceur de ses pensées, la tueuse ne prend pas même conscience de son geôlier, de retour, qui se saisit indélicatement de son bras pour y nouer autour un tissu qu'il serre pour empêcher le sang de s'échapper de son corps. Il n'est pas tenu de lui octroyer des soins, il doit simplement s'assurer qu'elle reste en vie jusqu'au moment où tous se seront mis d'accords sur le jour de son exécution. Peu importe l'état dans lequel elle est amenée sur la potence.
On parle souvent de cette hargne qui habite l'animal sur le point de rendre son dernier souffle. Il pourrait en être de même pour le prisonnier en attente de sa mort, alors que ses défenses une à une se défont, tant par la force qui décroît que la foi en l'avenir qui s'éteint. Elle n'est pas hargneuse. Elle veut vivre, mais n'a aucun échappatoire. Elle a usé de sa chance et elle ne voit désormais rien d'autre que son propre reflet, pitoyable, jouet entre les mains du destin. Elle relève la tête, la nuit est déjà tombée maintenant que la porte s'est refermée, emportant de l'autre côté le garde. Sa blessure la lance terriblement, mais c'est à peine si elle y accorde de l'attention. À quoi bon, de toute façon ? De nouveau, son poignet est fixé à ce mur auquel elle est appuyée. Elle voudrait s'allonger, mais c'est impossible et c'est une torture terrible de ne pas pouvoir adopter une autre position. Son ventre, qui la tiraillait les premiers jours, s'est fait oublier. Sa gorge, asséchée, ne la brûle plus non plus. Tenace, elle refuse de lâcher ce petit morceau de vie qui lui reste. Beaucoup pourraient simplement abandonner et mourir, ici, dans cette cellule. Elle ne veut pas. Peut-être qu'au fond, elle espère. Quoi ? Je l'ignore. Sans doute pense-t-elle pouvoir s'enfuir sur le chemin qui l'amènera à la fin. Sans doute pense-t-elle pouvoir prendre le dessus. On le pense tous. On s'imagine dans la situation et on se prend à dire que l'on peut la surmonter, la contourner, la changer. Mais la vérité est bien plus trouble et lorsque nous sommes face au moment répété des dizaines de fois, tout bascule. Quelque chose ne se passe pas comme prévu, on avait imaginé cette porte plus près. On avait oublié ce tableau sur le mur. Et puis finalement, on s'était vu agir plus rapidement. Et c'est comme cela que les choses ne se passent jamais comme on les avait planifiées. Détail insignifiant ou geste qui diffère, on ne peut pas être à la hauteur de ce que notre esprit visualise. Mais elle ne pense pas à tout ça. Comment le pourrait-elle ? Elle a le temps, certes, mais jamais elle ne pourrait en avoir l'envie alors que, paradoxalement, ses heures sont comptées. Elle rejette sa tête en arrière, les mèches glissant de son front pour dévoiler complètement son regard de braise soufflée. Elle fixe le plafond qu'elle ne parvient pas à voir, son cœur résonnant dans sa poitrine paresseusement. Elle soupire. Un tremblement la secoue. Elle a peur. Évidemment. Comment pourrait-il en être autrement ? Elle se dit qu'elle n'a jamais eu aussi peur qu'en ce moment précis. Ôter une vie semble si simple comparé au fait de perdre la sienne. Et quand bien même l'on a conscience du risque que l'on court dans un combat, l'adrénaline prend la relève et les forces se décuplent. Avec l'expérience, cette peur s'évapore lentement au profit d'une excellente maîtrise de soi, qui offre l'assurance du prédateur. Mais comment posséder cette assurance en cet instant ? Elle essaie de se souvenir, lorsqu'elle serrait entre ses doigts la gorge du geôlier, ce qu'elle a ressenti. Mais déjà, la scène lui apparaît floue. Il lui semble que même ce court instant n'a pas éveillé en elle la force qu'elle désirait y trouver. Comme dépourvu de sens, son ultime tentative s'est portée dans le vide, et l'a condamnée à perdre un duel qui n'avait pas même commencé. Quelque chose chatouille le haut de son oreille, puis glisse à l'intérieur de celle-ci. La goutte d'eau ? Non, une larme. Elle est chaude, presque agréable. Laissant derrière elle une légère traînée brillante, qui s'évapore après quelques secondes, elle est le symbole de la fragilité dont la jeune femme fait montre. Si ses yeux exprimaient eux-mêmes ce sentiment, alors elle serait résignée. Mais ce n'est pas le cas. Ils sont ternes, voilés, mais bien vivants. Lentement les poings se serrent. Chacun des muscles endoloris se fait sentir, mais dans cette sensation désagréable, la jeune femme retrouve une force qu'elle pensait perdue. Le vasistas s'ouvre dans un claquement, laissant par là-même pénétrer un jour timide.

  • De Serva Yoren ?

L'intéressée baisse légèrement la tête, pour croiser le regard de celui qui a décliné son identité. Les yeux ont quelque chose de surnaturel, qui la fait d'un coup prendre conscience que jamais aucun gardien n'a eu à lui faire confirmer qu'il était à la bonne cellule, ce qui inquiéterait son instinct si elle n'était pas si épuisée. D'un faible hochement de tête, elle fait donc ce qu'on attend d'elle. Sans un mot de la part de celui qui la regardait, le vasistas revient dans sa position initiale, cependant pas complètement puisqu'un rai de lumière persiste dans sa direction. L'incompréhension la saisit quelques secondes, le temps de se demander qui était son interlocuteur. Puis ses sens s'éveillent, sensation qu'elle reconnaît comme celle de la traqueuse qui sommeille. Un déplacement d'air la fait frissonner, et l'ombre qui s'approche d'elle crée un sursaut dont elle n'est pas maître. Il ne lui semble pas avoir vu la porte s'ouvrir, mais peut-être est-elle seulement dans un état de demi-sommeil, dans lequel des parties de la réalité se fondent dans un coin de l'esprit. Malgré tout, la jeune femme est loin de rester passive face à cette intrusion soudaine.

  • Si ce n'est pas pour me servir l'une de vos délicates mixtures, sachez que je n'ai pas besoin d'un animal de compagnie.

Après des jours entiers sans prononcer le moindre mot, la voix est caverneuse, véritable coup de massue qui s'abat au sein de la pièce. L'ironie s'y fait sans le moindre doute ressentir, ainsi qu'une agressivité nouvelle, de part l'absence totale de chaleur dans cette simple phrase. Et puis, Yoren doute. Une journée s'est-elle déjà écoulée depuis la dernière visite ? Ce qui est sûr, c'est que cet homme n'a rien de celui qui, avec sa fine silhouette courbée, a pour habitude de lui servir son repas. Non, ce corps-ci se meut avec une étrange agilité, ses pas n'offrent pas le moindre bruit sur le dédale de pavés, et si le faible rai de lumière offert par le vasistas ne permettait pas à la jeune femme de distinguer les ombres, elle n'aurait pas la moindre idée de l'emplacement où il se trouve. Cette présence à la discrétion plus aiguisée encore que la sienne, la fait brusquement frémir. Elle ne doute finalement plus de l'étrangeté de la situation lorsqu'elle sent un souffle chaud sur son visage, et qu'une main se pose sur le genou qu'elle gardait contre elle. Nouveau sursaut. Jamais l'on ne s'était approché si près d'elle dans cet espace réduit. Elle se serait levée si elle n'était pas entravée. Elle aurait reculé s'il n'y avait pas de mur pour l'en empêcher. Et elle aurait instinctivement tiré une dague en adoptant une posture défensive. Le contre-jour rend toute identification impossible, mais ce piétinement de l'espace personnel de la prisonnière fait gonfler dans sa poitrine un sentiment de rage excessive, cachant une peur naissante de ce qui va suivre. Le souffle chaud sur son visage enflamme ses pommettes saillantes. Il est tout prêt, elle peut le sentir. Les battements de son cœur sont affolés, et toutes les pensées qu'elle érigeait quelques jours à peine plus tôt, dans le but de maintenir un calme de tous les instants, ne lui sont plus d'aucun recours. Elle paraît si faible, effrayée de la sorte par le silence qu'elle chérit d'ordinaire. Le poids sur son genou la paralyse, et dans un froncement de sourcils, elle comprend qu'il ne s'agit pas seulement d'une impression.

  • Je pensais avoir imaginé tous les scénarios possibles. Celui où tu me crachais à la figure, celui où tu tentais de balancer ton genou pour me faire rouler à terre, et même celui dans lequel tu me jetais des insultes au visage pour ma présence disons... Envahissante. Mais je n'avais pas une seule seconde envisagé celui dans lequel tu restais immobile et silencieuse. Je ne pensais pas que tu abandonnerais si vite et te résoudrais à la mort qui t'est destinée.

La main se retire, et un froissement à peine audible indique à la jeune femme que l'étrange inconnu s'est levé. Mais l'insinuation de celui-ci n'en irrite pas moins ses nerfs déjà à vifs.

  • Je ne sais pas faire apparaître des clés, ou briser les serrures comme par enchantement. Et puis au cas où cela t'aurait échappé, mes mouvements sont sérieusement compromis. Je ne suis pas résolue, j'attends seulement mon moment.

Elle se tait soudainement, mais son trouble n'est nullement visible. Pourquoi a-t-elle déclamé son semblant de plan d'attaque ? Cet homme n'est sans doute pas là par hasard, et peut-être vient-elle de s'ôter tout espoir d'évasion. Mais le regard se tourne vers elle. Un éclair de lumière le traverse, que peut percevoir Yoren, comme si celui-ci était réellement piqué de pierres précieuses.

  • Ah, j'aime mieux ça. Je commençais à me dire que j'avais atterri au mauvais endroit.

Il sent le regard ambré de la tueuse braqué sur lui, mais feint de ne pas le remarquer. Il aime sentir cette fougue chez ceux qu'il visite. Même les mourants reprennent les armes à ses côtés.

  • Qui es-tu ?

Une gifle lui aurait fait le même effet sans la moindre distinction. Un léger rire enfle sa poitrine et monte dans sa gorge, pour finalement franchir la barrière de ses lèvres fermées. L'intonation pourrait sembler de mauvaise augure, pourtant cela paraît camoufler autre chose. De la déception peut-être ? Sans prendre le temps de s'appesantir sur cette simple question froissant son humeur, l'homme à l'incroyable prestance se tourne vers celle venant à l'instant de porter un coup mortel à son ego.

  • Je ne te cache pas ma déception. Je te pensais capable de reconnaître celui que tu as toujours ouvertement refusé de servir, et ce même sans l'avoir jamais vu.

Un sourire étire ses lèvres parfaites. Son annonce crée son effet, et tandis qu'elle fait son chemin dans les pensées de la criminelle qu'il affronte du regard, la défiant de ne pas saisir ses insinuations, il peut progressivement voir son corps se tendre sensiblement, et ses traits prendre une toute nouvelle expression. Non pas par peur, son attitude témoigne d'une surprise franche. Elle a compris. Il n'en attendait définitivement pas moins d'elle.

  • Terth.

Il acquiesce et c'est à peine visible, mais alors qu'il s'attendait à une toute autre réaction, la jeune femme se laisse soudainement aller à rire. Le genre de rire sincère, mais que l'on sent tout de même empreint d'une légère angoisse en fond. Au dehors, on doit l'entendre, mais ils doivent tous penser qu'elle est folle, et les prisonniers qui ne le sont pas encore doivent en avoir la chair de poule. Lorsqu'elle reprend la parole, les larmes au bord des yeux tant elle trouve la situation inattendue et ridicule, l'on perçoit encore dans sa voix les vestiges de son rire prêt à refaire surface à n'importe quel moment.

  • Bon sang, vous vous ennuyez à ce point pour faire ça ? Depuis quand vous divertissez les prisonniers avec tant de sérieux ?

D'ailleurs, depuis quand les geôliers divertissent-ils tout court ? Depuis plusieurs semaines qu'elle est là, ça ne lui est jamais arrivé et si elle doit avouer que c'est agréable de glousser un peu, cela n'en reste pas moins totalement insensé. Aurait-il dû penser qu'elle se montrerait immédiatement convaincue ? Terth l'avait espéré, cependant il avait bien sûr émis l'hypothèse de son scepticisme, car il est bien naturel de ne pas croire à un Dieu venant rendre visite à des personnes qui ne croient même plus en lui. Mais en la voyant ainsi, tordue de rire devant ce qu'elle pense être une mascarade, il se sent frémir de colère cette fois. Elle refuse d'admettre sa présence, alors même qu'il se trouve devant elle ?

  • Je comptais te proposer de quitter cet endroit, mais tu ne m'as pas l'air motivée pour cela.

Claquant dans la pièce à la manière d'une incantation, cette simple phrase sonne le moment où les bras de Yoren retombent brusquement le long de son corps, ses doigts entrant en contact avec le sol froid et humide. Les entraves sur ses chevilles s'ouvrent également, laissant voir les bleus et la peau abîmée. La douleur se fait immédiatement sentir, mais elle l'ignore. Son regard se pose sur les poignets marqués d'une trace rouge par les chaînes qui les retenaient encore quelques secondes plus tôt, chair à vif et mâchée par la permanente pression des fers sur sa peau. À nouveau, son regard se pose sur Terth. Sa conscience, lentement s'éveille, et en même temps, se fait persistante l'idée que sa présence n'est pas illusoire ou jouée, mais bien réelle.

  • T'ai-je fait changer d'avis ? Car si ce n'est pas le cas je ne compte pas perdre mon temps ici.

Comme la réponse ne vient pas immédiatement, Terth commence à tourner les talons, bien décidé à lui montrer à quel point la menace est sérieuse.

  • Attendez ! Oui, c'est bon.

Une certitude. Brutale. Une vérité, tranchante. Ce n'est ni un simple constat, ni une évidence prononcée à demi-mots. Sa voix est sûre. Yoren fait face à un homme éternel. Et pas n'importe lequel. Celui-ci se tourne vers elle, sans approcher néanmoins et alors qu'elle commençait à devenir insolente, la jeune femme reprend, avec le profond respect qu'elle préfère vouer à un Dieu :

  • Je vous crois. Et je suis plus que jamais décidée à sortir de ce trou.
  • Parfait !

Perdue dans son regard qu'elle qualifie silencieusement de divin, elle ne le voit pas immédiatement réduire une nouvelle fois la distance qui les sépare. Lorsqu'elle revient enfin à la réalité morne qui la présente ainsi dans une position de faiblesse qui lui fait grincer des dents, Terth est penché sur elle, ses yeux brillants observant chaque millimètre de son corps décharné. C'est un grand silence, intense. Mais la jeune femme sait parfaitement les appréhender, ces grands vides, et si celui-ci l'effrayait lorsqu'elle était seule, en compagnie d'un autre, il redevient son arme favorite, le terrain sur lequel elle est plus à son aise que n'importe qui. Elle n'attend donc pas la moindre invitation, le moindre regard d'encouragement ou sourire avenant pour poser les mains de chaque côté de son bassin, et entreprendre de se lever. Craquements bruyants. Crampes naissantes. Une fragilité guette le moindre relâchement de son attention pour l'envoyer à terre. Ses muscles réduits la font particulièrement souffrir, et alors que petit-à-petit ses jambes doivent supporter un poids de plus en plus important, celles-ci tremblent de plus en plus, menaçant de céder. Le regard scrutateur du Dieu reste posé sur elle, sans se détourner de sa difficulté visible à se lever. De là où il se trouve, force lui est de constater que sa silhouette semble amaigrie par les mauvaises conditions de sa détention. Cependant, bien que son silence n'en témoigne nullement, il se sent admiratif de sa combativité. Car alors que les craquements emplissent le silence de l'espace, les tremblements doucement se font moins visibles, et la jeune femme, le dos droit, donne à voir un splendide port de tête altier.

  • Heureux de voir de nouveau cela.

Malgré une faiblesse certaine, la jeune femme, dans une profonde fierté, décolle son corps du mur, ancrant solidement ses pieds au sol, leur interdisant toute défaillance. Son exigence paie, et tandis que son équilibre seul parvient à la faire tenir debout, elle s'autorise même à placer un pied devant l'autre. Le monde tremble autour d'elle, mais des années à entretenir une parfaite mouvance ne s'effaçant pas en quelques jours, elle parvient aisément à se rétablir. La tête vide de toute autre pensée que celle concernant cette liberté nouvelle, elle fait un pas vers la sortie, prête à affronter tout ce qui pourra se trouver de l'autre côté. Ce n'est pas la faiblesse de ses muscles qui l'arrête. Ce n'est pas non plus la douleur oubliée de quelque partie de son corps. Non, c'est une puissante main appuyée contre son épaule qui la retient de faire un pas de plus.

  • De Serva… Tu ne pensais tout de même pas que j'allais te laisser partir comme ça ? Enfin, je ne suis pas l'ange qui vient secourir de pauvres âmes égarées comme la tienne par simple charité. Si je suis venu à toi, c'est parce que j'ai un marché à te proposer.

D'un mouvement purement mécanique, la tête se tourne vers lui. Si le regard est inexpressif, imperceptiblement, une légère crispation de la mâchoire lui fait sans mal comprendre l'effet que cette nouvelle a sur la jeune femme.

  • Quel genre de marché ?

Avant que celui à qui cette phrase est adressée ait le temps de retirer sa main, Yoren baisse les yeux sur celle-ci, visiblement capable de la trancher net si elle en avait les moyens à portée de main. Ce simple geste est pour Terth signe que l'instinct guerrier de celle qui lui fait face est reparu dès lors où les chaînes se sont ouvertes, et que le fait qu'il soit invincible ne l'empêcherait actuellement pas de mener combat contre lui. Bien qu'il n'ait aucunement peur d'elle, il laisse cependant retomber son bras le long de son flanc, et entreprend de faire quelques pas dans le lieu d'à peine quelques mètres carrés de surface.

  • Tu dois gagner cette chance que je te donne. Je veux une vie en échange de la tienne.

Dos à elle, il ne ressent pas le moindre mouvement, ne sent pas même sa réaction. Pourtant les sourcils se froncent, et les poings se serrent dans un élan de colère.

  • Quel genre de vie ?

Encore une question. Cela ne plaît qu'à moitié au Dieu, qui apprécie mener les interrogatoires, gérer les silences, et non pas les subir. C'est d'ailleurs pourquoi la réponse tarde à être donnée, ce qui ne vient cependant pas à bout de la patience dont la tueuse est dotée.

  • Il n'est pas innocent si là est ta question. Beaucoup de vies ont été ôtées de sa main. Exactement comme toi.

Exactement comme moi. Elle n'a pas besoin d'entendre la dernière phrase pour la formuler dans ses pensées. À son tour de rester silencieuse, jusqu'à ce que son interlocuteur daigne se tourner vers elle et plonger son regard dans le sien. Alors, seulement, elle répond, d'un ton froid et dépourvu de toute émotion : « Très bien. J'accepte. » Il n'en espérait pas moins. Il n'avait pas une seule seconde envisagé d'essuyer un refus. Les humains étaient certes capables d'abjurer un tas de privilèges lorsqu'il s'agissait de protéger quelqu'un qu'ils aiment, mais leur propre vie restait la plus importante, en comparaison avec une autre qui ne signifie rien pour eux. Voilà pourquoi la tueuse ne pouvait pas refuser. C'était impossible.

  • Son nom t'intéresse, peut-être ?
  • En effet.

Un silence se fait lentement entendre, avant d'être brutalement interrompu.

  • Klair Vaera.

Un frisson, imperceptible, sous la chair. Elle reconnaîtrait ce nom parmi tous. Vaera. Comment l'oublier ? Et ce choix-là n'est sans doute pas un hasard. Elle cligne des yeux, comme pour assimiler l'information. Un simple mouvement des paupières qui insuffle une réflexion et y trouve la réponse. Elle le tuera, évidemment, puisque sa propre vie est en jeu. Son poing se resserre sur le tissu souillé qu'elle porte. Peu importe ici l'effort qu'elle peut fournir pour modeler ses traits, peu importe la posture qu'elle peut prendre et finalement peu importe qu'à ses hanches pendent les armes les plus dangereuses de Sénith, ses vêtements souillés et usés n'effrayeraient pas même le plus idiot des assassins, et ce bien que sa férocité n'en serait pourtant pas altérée. Mais les apparences sont toujours un refuge, y compris pour les meilleurs.

  • Ne traîne pas. Je n'attendrai pas une année pour obtenir la vie que tu dois m'offrir. Je sais de quoi tu es capable.
  • Le contraire m'eût étonnée.

Terth n'ignore pas le regard de la tueuse à laquelle il offre une chance de gagner un sursis, regard qui semble protégé par les ombres elles-mêmes. Elle ne croit peut-être pas ce qu'elle voit, et cherche à déceler une faiblesse dans l'illusion. La conclusion à laquelle elle parvient doit la satisfaire puisqu'elle finit par rompre ce nouveau silence dont le discours commençait à s'éterniser.

  • Je peux peut-être sortir d'ici maintenant ?

Si l'inflexion de sa voix ne traduit aucunement son empressement d'échapper à la goutte d'eau, c'est un mouvement nerveux de ses doigts qui la trahit, là où elle aurait fait passer une fine lame entre ces derniers, transformant par ce biais un tic en une démonstration de force. La divinité prend un malsain plaisir à voir une personnalité plier si facilement par la seule force d'une solitude qu'elle n'a pas choisi. Les êtres humains lui apparaissent si futiles, pourtant c'est lui qui est venu à elle, sans qu'elle ne jette le moindre appel dans le vide, ce qu'elle n'aurait d'ailleurs jamais fait. En un geste ridiculement princier, Terth désigne la porte dont le vasistas ne laisse plus filtrer aucune lumière. La nuit est tombée, permettant ainsi à la prisonnière de fuir, enveloppée dans les ombres. Alors qu'elle s'avance une fois encore vers la fin de son cauchemar, un mouvement près d'elle attire son attention, mais bien décidée à ne guère y attacher d'importance, la jeune femme pose sa main sur la poignée, bien déterminée à sortir de la pièce. Au même instant, la porte s'entrouvre dans un grincement à peine perceptible. Elle la pousse du bout des doigts après un instant d'hésitation, et son regard se faufile immédiatement par l'ouverture de la porte, analysant chaque recoin de l’extérieur, chaque renfoncement de mur pouvant accueillir la moindre silhouette en son sein, chaque porte qui ne serait pas fermée, comme la sienne. Aucun garde. Peut-être Terth y est-il pour quelque chose. Posant un pied, puis glissant une jambe de l'autre côté, elle s'autorise finalement à respirer l'air qui lui semble frais, par la simple absence des effluves écœurantes qui habitent sa cellule. « Soigne ça. » Deux mots qui claquent comme un coup de fouet.                                                                 La jeune femme suspend son geste, et tourne à demi le visage vers son interlocuteur, silencieuse, avant de se détourner et quitter définitivement la cellule exiguë, un regard brillant planté entre ses omoplates.

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