Ennui

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Je viens à peine de m’installer sur la banquette et je suis déjà exténué.

Après une semaine éprouvante à la prépa hypokhâgne de Lyon, je m’imaginais un week-end un peu plus tranquille. Une soirée télé avec mon coloc’ pour me détendre et évacuer la pression par exemple.

Mais non. Me voilà dans un train. Toujours le même train qui me ramène dans la maison de ma jeunesse. C'est mon anniversaire aujourd’hui. On aurait pu le fêter la semaine prochaine puisque je serai en vacances. Mais mes parents sont têtus. Ils ont décidé qu’on le fêterait le jour même alors je suis contraint de supporter trois longues heures de train un vendredi soir.

Derrière moi, une femme semble s’être déjà endormie. J’aimerais faire partie de ces gens qui arrivent à s’abandonner comme ça dans n’importe quel endroit. Mais je suis incapable de me reposer ne serait-ce qu’un peu dans ce train secoué dans tous les sens.

Le plus dur dans le voyage, c'est de lutter contre l’Ennui. Je me représente l’Ennui comme étant un géant qui fait tout pour m’enquiquiner. Pour le vaincre, je dois trouver une occupation assez bien pour qu'il en soit jaloux et qu'il disparaisse comme de la fumée.

Je pense à mon livre du moment qui se trouve dans la petite poche de mon sac à dos. Si c'est un homme de Primo Levi. Je pourrais le prendre pour continuer ma lecture. Mais je ne peux pas. Je sais que je vais pleurer en lisant cette triste autobiographie et j’aime pleurer en paix. Je n'ai pas besoin d'un public.

L’Ennui se moque de moi. Je suis pathétique ! Je dois trouver une occupation.

J’observe les gens autour de moi. Il y a une famille. La femme est plongée dans un carnet de mots croisés. Une petite fille qui n’a plus aucune incisive montre sa peluche à son père. Il y a aussi un jeune homme. Il est le parfait stéréotype de l’adolescent. Avachi sur son siège, ses cheveux sont gras et lui tombent sur les épaules. Il mâche un chewing-gum mollement, les yeux rivés sur son téléphone auquel est relié un gros casque. Plus cliché que ça, je demande à voir. Je parie qu’il a même une appareil dentaire !

Mine de rien, il me donne une idée. Je pourrais écouter de la musique. Je ne me lasserai jamais d’écouter les Beatles ! Je sors mon téléphone de ma poche et cherche mes écouteurs. Je fouille dans mon manteau mais je ne trouve qu’un vieux mouchoir et un paquet de tic-tac. Où sont-ils ?

Deux possibilités. Soit ils se trouvent dans la poche d’un jean qui réside au fond de mon sac. Impossible à atteindre. Soit Sébastien ne me les a pas rendus. Il est un super colocataire mais j’ai l’impression de passer ma vie à lui prêter des choses qu’il ne me rend jamais !

Je souffle et je distingue l’Ennui. Il est couché. Est-ce que je l’ai terrassé ?

Désillusion totale. Il est plié de rire, il roule sur lui-même au sol, ne pouvant retenir des larmes.

Je m’enfonce un peu plus dans mon siège et tourne la tête vers mon voisin. Il lit un journal et ses sourcils sont froncés. Il fait de drôles de mimiques. Son nez se plisse, ses traits se tirent et ses yeux s’écarquillent. Puis, il claque sa langue et lève les yeux au ciel. Je glisse mon regard vers son journal pour découvrir la raison de son trouble mais il referme violemment le papier et me lance un regard sévère. Avec sa moustache, il ressemble à Jean Rochefort.

- Excusez-moi ! dis-je timidement.

Il émet un grognement et replonge dans sa lecture non sans me lancer un petit regard en coin.

Plus découragé que jamais, je laisse ma tête tomber contre la vitre.

Il n’y a rien de spécial à regarder. Je me dis que si j’avais été dans un film, il se passerait sans doute quelque chose de surprenant. Peut-être une attaque d’ovni, ou un tsunami. Je ferais alors partie des survivants à une première vague destructrice et je me serais enfui à bord de ce train. Nous irions tous vers une base militaire secrète pour nous mettre à l’abri. A mes côtés, des enfants pleureraient et des parents affolés demanderaient des médecins. Ceux qui gardent leur sang-froid essaieraient de se renseigner sur l’ampleur des dégâts et réfléchiraient à une solution de survie.

Que c'est long.

Le train s’arrête mais ce n’est pas là que je descends. Malheureusement. Je ne sais même pas dans quelle ville nous sommes. Des jeune filles excitées montent à bord avec des sacs colorés. Sur le quai, je vois une vieille femme qui semble perdue dans ses pensées. Elle regarde droit devant elle et j’aimerais tellement savoir ce à quoi elle réfléchit.

Peut-être qu’elle a appris une mauvaise nouvelle, qu’un membre de sa famille a contracté une maladie, ou alors, son mari est décédé il y a quelques jours alors elle vit seule dans une maison trop grande et surtout trop vide.

Mais je préfère me dire qu’elle pense à quelques chose de plus joyeux. Elle a peut-être lu une devinette sur un papier de bonbon et elle réfléchit toujours à une réponse possible. Ou alors, elle compte combien de lits elle devra préparer pour ce week-end car sa famille vient fêter un anniversaire. Elle songe à ce qu’elle va faire cet après-midi. Est-ce qu’elle va appeler sa fille ou préfère-t-elle regarder ce film qu’elle a enregistré hier ? Toutes ses copines lui ont dit qu’il était super et que Tom Cruise était meilleur que jamais.

Soudain, son regard change et elle sourit à pleine dents en voyant un jeune homme arriver. Elle l’enlace et il passe son bras sous le sien. Ils quittent la gare tous les deux, semblant entretenir une vive conversation.

Le train repart. Deux jeunes hommes prennent place juste devant moi. Ils sont très différents. L’un a des grands yeux verts et des cheveux bouclés tous fous. Une fossette creuse sa joue, aussi rose que ses lèvres pulpeuses.

L’autre est très mince, il a une coupe de cheveux de premier de la classe. Vous savez, cette petite mèche qui part sur le côté. Ses yeux bleus pourraient paraître trop petits si son visage n’était pas aussi fin. La seule chose qu’ils ont en commun, ce sont leurs sourires, resplendissants et magnifiques. Ils se dévorent du regard et rougissent de temps à autre. L’amour !

Les observer s’aimer me fait sourire. Et je réalise.

Je crois que j’ai trouvé. J’ai trouvé comment tuer cet Ennui moqueur. Je vais observer les gens autour de moi. Leur inventer une vie qu’ils n’auront jamais. Imaginer leur pensées et créer leurs tourments. Je vais interpréter leurs rires et ressentir leurs sourires. C'est tellement intéressant de regarder de telles banalités. De regarder la vie autour de nous. Cela m’inspire.

Je les vois tous, l’adolescent aux cheveux gras, la petite fille et ses peluches, la femme qui bloque sur un mot horizontal, le sosie de Jean Rochefort qui caresse sa moustache, la belle au bois dormant juste derrière moi, ces femmes-ci et cet homme-là. Les deux amoureux perdus dans les yeux de l’autre, celui qui réfléchit, celle qui parle, ceux qui s’embrassent et moi qui souris. Je souris face à toute cette vie.

Le seul que je ne vois pas, le seul que je ne vois plus, c'est l’Ennui.

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