Confrontation

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La jeune fille tira sur la corde de la cloche d’entrée qui émit un son strident. La note résonna longuement dans la nuit avant de finir par se dissiper. Ils entendirent des bruits de pas puis la porte s’ouvrit enfin sur un Gunter Linden à la mine tracassée.

— Mademoiselle Coara ! s’exclama-t-il en la découvrant. Vous n’avez rien ? Où étiez-vous passée ? Tout le monde dans la maison était très inquiet ! Vous vous êtes déjà absentée mais… quand même… rentrer seulement le surlendemain…

Il s’exprimait d’une façon hachurée sous le coup de l’émotion. La jeune fille leva les mains pour la calmer :

— Tout va bien, Gunter, il m’est arrivé beaucoup de chose mais rien de grave. Je suis désolée pour tous les soucis que j’ai dû te causer. Est-ce que ma mère est là ?

Le vieil homme reprit contenance en s’apercevant de la présence d’Héranel, avec qui il échangea un discret salut de la tête :

— Oui, elle est dans sa chambre. Dois-je la prévenir de votre arrivée ?

— Je veux bien, merci. Tu peux lui dire que nous l’attendons dans le petit salon ?

Le maître de maison inclina la tête et s’éclipsa, après un dernier regard inquiet pour évaluer l’état de sa protégée. Coara entra à son tour et guida son hôte jusqu’au bout du couloir où une porte donnait sur leur salon privé ; l’autre servant aux réunions et réceptions de sa mère.

C’était une pièce accueillante, meublée de petits fauteuils confortables et de tables basses. Une modeste bibliothèque ornait l’un des murs et les autres accueillaient quelques tapisseries colorées. Trois globes de pharmes posés sur des socles en hauteur diffusaient une douce lumière, et un tapis moelleux s’étendait aux pieds des canapés.

Héranel alla s’asseoir dans l’un d’eux face à la porte, mais la jeune fille préféra rester postée l’entrée de la pièce pour guetter l’arrivée de Sira. À peine apparue en haut du grand escalier, sitôt qu’elle avisa sa fille, celle-ci entama une longue litanie de reproches :

— Coara ! Enfin tu es revenue, je me suis fait un sang d’encre ! Tes fugues dans la forêt ont toujours posé problème, mais là, c’en devient inacceptable ! Qu’est-ce qu’il t’a pris de t’absenter aussi longtemps ? Je m’apprêtais à lancer la garde à ta recherche ! Et Gunter m’a dit que tu étais accompagnée par…

Elle s’interrompit au moment où elle arrivait à sa hauteur en apercevant Héranel qui attendait tranquillement dans son fauteuil.

— Maître Héranel, dit-elle du ton froid et professionnel qu’elle utilisait lors de ses négociations politiques. Que me vaut l’honneur de votre visite ?

Celui-ci se leva :

— Conseillère Sira Lore, la salua-t-il. Je suis venu raccompagner votre fille et m’entretenir avec vous à son sujet.

Sira haussa les sourcils :

— Raccompagnez ma fille ? Où l’avez-vous donc dénichée ? Voilà deux jours qu’elle avait disparu sans daigner nous en avertir.

Elle jeta un regard glacial à Coara qui le soutint bravement.

— J’ai rencontré votre fille aux portes d’Alycir, révéla calmement Héranel comme s’il s’agissait d’une information des plus banales.

Sira sembla se figer sur place.

— Qu’avez-vous dit ?

— Je l’ai découverte dans la forêt à deux pas de la ville. Elle est parvenue à franchir la scissure par ses propres moyens dans un désir très honorable de trouver un guérisseur à même de soigner son ami.

Sira ne réagit pas, ne remua pas le moindre muscle. Coara n’était même pas sûre qu’elle respirât encore. Seul un léger spasme agitant sa paupière prouvait qu’elle ne s’était pas changée en statue.

Lorsqu’elle reprit la parole, ses lèvres ne remuèrent presque pas et seul un murmure s’en échappa :

— Est-ce que… est-ce qu’elle a…

Elle paraissait incapable d’aller au bout de sa pensée.

Secourable, Héranel acheva pour elle :

— Découvert sa maîtrise du souffle ? Oui. Elle a passé le test et s’est révélée être interversée.

Sira fit quelques pas vacillants pour aller s’effondrer dans un fauteuil. Leur hôte se rassit à son tour, et Coara vint prendre place en silence sur un petit canapé. Inquiète, elle dévisageait sa mère dont l’attitude lui évoquait un poisson hors de l’eau au bord de l’asphyxie.

— Ce n’est pas possible, lâcha enfin celle-ci. J’ai tout fait pour que ça n’arrive pas. Tout ! Comment est-ce que…

Elle s’interrompit brusquement, tourna furtivement les yeux vers sa fille avant de les braquer sur Héranel :

— Que sait-elle ? Que lui avez-vous révélé ?

Interdite, Coara réalisa que sa mère devait en savoir bien plus que ce qu’elle avait soupçonné. Pire, il semblait qu’elle ait tout fait pour la tenir à l’écart de la vérité.

— Elle sait ce qu’est la maîtrise du souffle, répondit Héranel, je lui en ai expliqué les différentes formes. Elle sait également que cette capacité nous vient des sylves dont nous descendons, et que la croyance comme quoi il s’agissait d’un vol aux esprits est fausse. Nous n’avons pas eu le temps d’aborder plus de questions avant de venir ici.

— Est-ce que mes cheveux sont teints ?

Deux regards surpris se tournèrent vers la jeune fille qui s’était levée. La question avait fusé, franchissant ses lèvres avant qu’elle ne puisse la retenir. Mais peu lui importait. Elle avait besoin d’honnêteté. De bases un tant soit peu tangibles pour reconstruire quelque chose à la place de ses certitudes envolées. Elle fixa sa mère droit dans les yeux, décidée à ce qu’elle parle.

Celle-ci n’hésita qu’une fraction de seconde, le temps de reconnaître que mentir ne servirait à rien :

— Oui.

Etonnamment, cette confirmation apaisa Coara plus qu’elle ne l’ébranla.

— Pourquoi ?

Sira se passa une main lasse sur le visage :

— Que penses-tu qu’il se serait passé si je t’avais laissée grandir et te promener avec tes cheveux blancs ? Les gens t’auraient associée aux sylves, autrement dit à une menace, et tu aurais immanquablement fini recrutée par les Haut prêtres d’Aumure. On t’aurait arrachée à moi et je ne t’aurais plus jamais revue.

Coara sentit ses jambes ramollir :

— Mais… ce ne sont que les sylves qui utilisent leurs pouvoirs qui sont censés se rendre non ?

Sa mère laissa échapper un rire sans joie :

— Ça c’est ce qui est dit officiellement, et c’est à peu près aussi vrai que le fait que les sylves volent leurs pouvoirs aux esprits. La vérité, c’est que n’importe qui aurait pu te dénoncer sur base d’une fausse accusation pour toucher la prime, et ça aurait suffi pour qu’ils t’embarquent. Et même s’il est dit que les sylves recrutés travaillent avec les prêtres au maintien de l’équilibre, personne ne sait réellement ce qu’il advient d’eux.

Coara accusa le coup et retomba dans son canapé. Sira se prit la tête entre les mains et parut soudain plus vieille :

— J’ai tout fait pour que tu ne sois pas découverte, pour que tu aies une enfance normale et te fonde dans la masse. Pourquoi a-t-il fallu que tu trouves quand même un moyen de tout compliquer ? Qu’ai-je donc fait de travers ?

— Je crains que ce ne soit en partie ma faute, intervint Héranel. J’ai croisé Coara alors que j’employais ma maîtrise il y a quelques années de ça, lors d’une de mes venues, et ça a dû éveiller une part de son don enfui, en plus de sa curiosité. Nous avions planifié toutes nos entrevues pendant ses heures d’école pour éviter cela, mais ce jour-là elle avait dû sécher ses cours. Il n’est malheureusement pas toujours possible de tout contrôler, ajouta-t-il avec douceur, comme je vous en avais avertie jadis.

Sira ne répondit pas et resta prostrée sur ses genoux. Le silence s’installa, s’étira, s’épaissit jusqu’à devenir presque tangible. Mal à l’aise, Coara dut se retenir de s’agiter sur son siège, s’astreignant au calme. Elle ne savait plus que dire et n’osait pas faire de bruit. Elle tenta d’imiter l’air paisible et patient d’Héranel mais n’y parvint pas. Finalement, après une interminable attente, Sira se redressa :

— Très bien. Je suppose que ce qui est fait est fait et qu’il est trop tard pour reculer. J’accepte que ma fille suive sa formation de gardienne, mais à deux conditions.

Si Coara n’avait pas déjà été en train de retenir sa respiration, elle en aurait eu le souffle coupé. Avait-elle bien entendu ? Sa mère acceptait qu’elle suive une formation de gardienne ? Elle n’arrivait pas à y croire. Peut-être qu’elle était en train de rêver, peut-être qu’elle n’était toujours pas sortie des souterrains d’Alycir…

— Quelles sont ces conditions ? entendit-elle Héranel demander.

— J’attends d’elle qu’elle accepte de suivre sans plus faire d’histoire ses leçons à la Haute Académie et qu’elle s’astreigne à se tenir correctement en public. Aucun soupçon ne doit peser sur elle, et son comportement actuel attire bien trop l’attention.

La jeune fille retint une exclamation plaintive ; ça n’allait pas être une partie de plaisir. Mais elle comprenait qu’elle n’avait pas le choix. Elle surprit Héranel qui lui jetait un regard compatissant.

— Et votre deuxième condition ? demanda-t-il avec diplomatie.

— Je veux que tous les moyens possibles soient mis en place pour que personne ne soit au courant de sa formation, et pour la protéger au maximum. Elle utilisera le passage de l’Ombre qui est sans conteste la voie la plus sûre.

— J’accepte bien évidemment ces conditions, et en ce qui concerne le passage de l’Ombre, j’ai pris les devants et vous ai apporté une autorisation d’ores et déjà approuvée par le roi Miénil et Lyena Hogle. Il ne manque que votre signature.

Il tendit à Sira un rouleau de parchemin scellé d’un cachet de cire. Intriguée, Coara se demanda ce qu’était ce fameux passage et pourquoi il requérait une telle autorisation.

— Je propose que nous réfléchissions chacun aux meilleures possibilités qui s’offrent à nous et que nous nous retrouvions ici pour en discuter dans une semaine, poursuivit Héranel.

— Faisons cela, convint Sira. Si vous n’avez plus rien à me demander, je vous prierai de bien vouloir m’excuser, la journée a été longue.

— Bien sûr, je vais vous laisser et vous ferai parvenir un message pour convenir d’un prochain rendez-vous.

La mère de Coara acquiesça :

— Je vais appeler Gunter pour qu’il vous raccompagne.

La jeune fille se leva d’un bond :

— Je vais m’en charger !

— Très bien, si tu le souhaite, répondit Sira d’un ton neutre. Je vais vous laisser à présent.

Elle semblait au bout du rouleau. Elle se leva et tendit la main à Héranel qui se redressa à son tour pour la serrer.

— Je vous remercie pour votre écoute et votre patience, Conseillère Lore.

L’intéressée se contenta d’hocher la tête et quitta la pièce sans avoir proféré un mot de plus.

Coara raccompagna Héranel jusqu’à la porte d’entrée.

— Vous saurez retrouver le trou dans la muraille ? lui demanda-t-elle.

Il lui fit un clin d’œil :

— Je n’en ai pas besoin pour pouvoir quitter la ville sans être vu.

Coara haussa les sourcils d’un air intéressé mais il changea de sujet sans lui laisser le temps d’en demander plus :

— En ce qui concerne ton ami, nous arrangerons sa rencontre avec Eyra en même temps que ta formation. Tu en sauras plus d’ici une semaine. En attendant, je te laisse le soin de lui expliquer tes aventures de ces deux derniers jours. J’ai cru comprendre que c’était quelqu’un de confiance.

Coara sourit, heureuse de cette confirmation tacite qu’elle pouvait tout raconter à Ebry sans tenir certaines choses secrètes.

— Merci pour tout, maître Héranel.

— Je t’en prie. C’est une chance d’avoir un nouveau double maître parmi nous, qui plus est en Hiyancar. J’ai meilleur espoir en l’avenir.

Sur ces paroles énigmatiques, il tourna les talons et disparut dans la nuit.

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