Préparatifs

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— Ça y est, j’arrive désormais à atteindre le pont à chaque fois !

Coara avait à peine émergé du trou dans la muraille qu’elle se précipitait déjà vers son ami dans un élan d’enthousiasme, oubliant presque la corde qui la rattachait toujours au grand mélène.

Elle parvenait à présent sans trop de difficulté à quitter la ville par la Scissure ; ces deux dernières semaines passées à la recherche du pont lui avaient servi d’entraînement. Elle avait pris la précaution de rembourrer son bonnet pour amortir un éventuel nouveau choc, mais l’incident de sa chute ne s’était jamais reproduit. Il fallait dire que l’apport d’un globe lumineux accroché à sa ceinture aidait grandement en lui permettant de choisir plus précautionneusement ses prises. Elle avait longuement hésité à s’en munir ; elle craignait que ça puisse la faire repérer, mais Ebry lui avait fait entendre la voix de la raison en arguant qu’elle n’avait pas besoin d’en choisir avec une forte luminosité. Et aussi que, si elle ne le faisait pas, il ne participerait plus au projet, ce qui avait eu raison de ses dernières réticences.

— J’ai pu marquer l’endroit exact où il faut descendre en rappel pour tomber pile poil dessus, poursuivit la jeune fille avec entrain. Il ne reste plus qu’à trouver un moyen pour t’aider à remonter une fois de l’autre côté.

Elle avait déjà réfléchi à divers stratagèmes, dont le plus probant serait d’utiliser son propre corps pour faire un contre poids et faire s’élever Ebry en se laissant descendre elle-même.

Mais le garçon avait aussi longtemps réfléchi, et il était parvenu à une toute autre conclusion, comme l’annonça son regard attristé.

— Coara…

Il sembla chercher ses mots.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que je t’accompagne.

La jeune fille sentit ses épaules s’affaisser. Elle avait craint qu’Ebry finisse par prendre cette décision. Même si elle ne pouvait nier en comprendre les raisons pour y avoir elle-même songé, elle avait espéré du fond de son cœur qu’ils puissent tenter cette aventure ensemble.

Devant le silence de son amie, le garçon tenta de s’expliquer :

— Je marche de moins en moins bien, et même en admettant qu’on réussisse à me faire passez la Scissure, il y aura une bonne trotte dans la forêt une fois de l’autre côté pour rejoindre Alycir. Tu ne pourras pas emporter la brouette là-bas, et je ne pense pas être capable de parcourir une si longue distance. Sans compter qu’une fois arrivés, il nous faudra encore arpenter toute la ville si on veut espérer trouver un guérisseur ou quelqu’un qui sait où en trouver un...

La jeune fille voulu lui répondre qu’elle comprenait et que ce n’était pas grave, mais sa gorge nouée l’en empêcha. Elle dut se contenter de hocher la tête, et puisqu’elle ne parvenait pas à chasser les traces de chagrin de son visage, elle tenta de les masquer derrière un sourire forcé, formant une grimace qui aurait été comique en d’autres circonstances.

— Je sais que tu es déçue, continua Ebry. Moi aussi. Je voulais tellement venir avec toi qu’il m’a fallu un sacré temps pour admettre que ce n’était pas réaliste. Mais ce n’est pas si grave, ajouta-t-il en s’efforçant à adopter un ton enjoué, j’attendrai avec impatience que tu me racontes chaque détails de ton expédition, et tu pourras même me faire l’un ou l’autre dessin de ce que tu verras là-bas. Comme ça, je pourrai découvrir l’Alayésa à travers toi. On planifiera tout ensemble, et je suis sûr que tu trouveras rapidement un de ces guérisseurs.

Ebry s’était longtemps répété tous ces arguments dans sa tête, et les dire ainsi à voix haute lui donna l’impression qu’ils avaient plus de poids. L’espace d’un instant, il se sentit lui-même convaincu et parvint à faire un sourire sincère qui illumina son visage.

Coara se sentit soudain bête de se laisser autant abattre. Après tout, c’était pour son ami que la situation était la plus difficile. C’était lui qui était privé d’une belle aventure, lui qui souffrait le plus de toutes les restrictions qu’engendraient sa condition. La moindre des choses, c’était de le soutenir, non ?

Elle expira un grand coup et prit enfin la parole :

— Tu as raison, dit-elle, même si tu n’es pas là physiquement avec moi, ça reste quand même notre projet à tous les deux. Tu pourras m’aider à chaque étape et je te ferai un compte rendu de tout ce que j’aurai découvert.

Visiblement soulagé de sa réaction, Ebry acquiesça avec vigueur et enchaîna :

— Je pourrai aussi te servir d’alibi si jamais tu rentres en retard. Je t’attendrai caché ici, je me suis dit que ça pourrait être pas mal de construire une petite cabane pour pouvoir justifier tout notre temps passé dans ce bosquet en cas de pépin. Et puis, ce serait quand-même plus confortable pour moi, ajouta-t-il d’un ton léger.

— Bonne idée, ce sera un peu comme notre quartier général, approuva la jeune fille, sa bonne humeur retrouvée.

— Et un bon poste de guet pour veiller à ce que personne ne découvre le trou pendant que tu es partie, ajouta Ebry.

Tous deux échangèrent un regard complice.

—Bon, fit le garçon, il ne nous reste plus qu’à préparer ton départ. Il vaut mieux ne pas trop traîner, l’hiver sera bientôt là.

— C’est vrai. Par quoi on commence ?

— Peut-être par te libérer de la corde ? suggéra Ebry.

Coara réalisa qu’elle était toujours attachée au mélène. Avec un petit rire, elle défit les nœuds et fourra le tout dans sa sacoche, puis elle camoufla rapidement le trou avant de revenir s’assoir près de son ami. Aujourd’hui était spiridia, le denier jour de la semaine qui était aussi leur jour de congé. Ils avaient encore du temps devant eux avant la fin de la journée, même s’il faisait noir depuis un bon moment. Au mois de doluna, le soleil se couchait assez tôt dans l’après-midi, rappelant que le solstice d’hiver et ses deux malheureuses heures d’ensoleillement approchaient.

— Je me suis dit que le mieux serait de partir la veille au soir d’un jour de congé, avança la jeune fille une fois confortablement adossée à un arbre. Comme ça, j’aurai toute la nuit devant moi sans devoir me soucier d’être rentrée tôt avant le matin.

Ebry approuva.

— Il faudra aussi que la météo soit bonne, ajouta-t-il.

— Oui, dès que le temps sera propice, il faudra sauter sur l’occasion. Avec un peu de chance, ce sera déjà pour la semaine prochaine.

— D’ici-là, on pourrait commencer à construire notre petit abri ici contre le tronc du mélène, proposa le garçon.

Coara acquiesça.

—J’irai chercher ce qu’il nous faut en ville demain après mes cours, ce serait bien de prévoir une liste.

Ils en profitèrent pour passer également en revue tout ce dont elle aurait besoin pour le départ. Trois rouleaux de corde, un globe de pharme, deux pierres à feu, une petite bourse avec des sous, des vêtements adaptés au froid et à l’escalade, une gourde, un cahier pour prendre note et dessiner, une montre à gousset, une boussole, une carte recopiée du recueil de sa mère et un petit couteau, juste au cas où.

— Je crois que je serai plus stressé à t’attendre ici que si je t’accompagnais, soupira Ebry lorsqu’ils eurent terminé.

— Je serai prudente, répondit la jeune fille, il n’y a pas de raisons pour qu’il m’arrive quoique ce soit.

Le garçon fit la moue :

— Tu veux dire à part tomber dans la Scissure…

— Je serai bien attachée.

— …te perdre dans les bois…

— Je longerai la Scissure et j’aurai une boussole.

— …te faire arrêter parce que tu as traversé la frontière illégalement…

— Ils n’auront aucun moyen de le savoir !

— …te faire attaquer par un bandit…

— C’est peu probable si je reste dans les quartiers sûrs de la ville.

— …ou par un animal sauvage dans la forêt…

— Et pourquoi pas par un monstre pendant que tu y es ? Ebry, si je ne te connaissais pas, je penserais que tu essaies de me dissuader de partir.

Le garçon se tut quelques instants. Un rayon de lune traversa la couche nuageuse qui masquait le ciel depuis plusieurs jours et les baigna d’une lumière tamisée à travers les branches presque nues des arbres.

— Je ne veux pas te dissuader, finit-il par dire, je suis juste soucieux. Je m’en voudrai s’il t’arrive quoique ce soit.

Coara posa une main apaisante sur son épaule :

— Je te promets que je ferai très, très attention, d’accord ? Je ne prendrai pas de risques inutiles.

Le garçon hocha lentement la tête.

— Tu as intérêt à revenir en forme avec plein de choses à me raconter, la menaça-t-il en brandissant son index vers elle.

La jeune fille sourit :

— Avec un peu de chance, j’apprendrai plein de nouvelles légendes là-bas ! Ça nous changera un peu de nous raconter toujours les mêmes en boucle. Même si je ne me lasse pas de celle de Lunasré.

C’était un des mythes qu’elle préférait, au sujet du bois d’où était issue la fameuse sève de pharme. Il y était question d’un sorcier tombé amoureux de l’esprit de la lune, et qui avait réussi à le capturer pour le faire sien. Emprisonné dans un pendentif que le sorcier gardait contre son cœur, épris de liberté, l’esprit de la lune était terriblement malheureux. Fou de douleur mais incapable de délivrer son bien aimé, le sorcier avait fini par se jeter au fond de son puit pour s’y enterrer vivant avec le pendentif. Après sa mort, le temps et l’usure de l’eau qui immergeait le collier avaient fini par affaiblir l’enchantement, si bien que l’essence de l’esprit avait pu petit à petit s’échapper dans la nappe phréatique. Et c’était ainsi que tous les arbres du bois qui s’en alimentaient s’étaient mis à briller doucement dans la nuit. Le sorcier avait été nommé Lunasré, car cela signifiait en ancien langage « voleur de lune », et c’était de là que ces bois tenaient leur nom.

Coara n’avait jamais eu l’occasion de les voir de ses propres yeux, mais elle rêvait de pouvoir s’y rendre un jour, surtout au printemps lorsque les fleurs étincelaient jour et nuit pendant une semaine. La partie de la légende qu’elle préférait était celle racontant que les papillons luminescents qui affluaient à cette période pour butiner récoltaient au passage un peu de l’essence de l’esprit, et lorsqu’ils s’élançaient ensuite dans les airs, ils la dispersaient dans le ciel, la faisant peu à peu revenir à la lune.

— Je me demande, dit-elle songeuse après un court moment à se remémorer le conte, s’il est possible que ce Lunasré ait été un sylve.

— Cette histoire est bien plus ancienne que l’arrivée des sylves, non ? fit observer Ebry. Et puis, c’est une légende, rien ne dit qu’elle est vraie…

— Oui, tu as sûrement raison. C’est juste que comme les sylves volent leurs pouvoirs aux esprits, je me disais qu’entre ça et en capturer un il n’y avait qu’un pas…

Coara changea de position pour allonger un peu ses jambes engourdies.

— Tu n’es pas inquiète à l’idée de peut-être en rencontrer là-bas ? demanda Ebry après un court silence que seul le hululement lointain et régulier d’une houbie vint interrompre. Des sylves, précisa-t-il devant le regard interrogateur de son amie.

— Je ne sais pas trop… Je doute qu’ils passent tous leur temps à contrarier les esprits, la plupart doivent mener des vies assez normales non ?

— Peut-être, mais… et si jamais le guérisseur qu’on cherche était un sylve ? insista Ebry.

La jeune fille l’observa quelques instants avec gravité. Les nuages reprirent à nouveau le dessus, plongeant le bosquet dans l’obscurité. Seul leur globe de pharme posé à terre entre eux les éclairait encore, projetant d’étranges ombres sur leurs visages.

— Si ça arrivait, demanda la jeune fille, est ce que tu le laisserais essayer de te soigner ?

Le garçon déglutit bruyamment et baissa les yeux :

— Je suppose que… ce ne serait pas bien, murmura-t-il. Je ne voudrais pas fâcher un esprit et être responsable d’un autre incendie ou d’une inondation…

Il se tut, le regard rivé sur ses mains.

Coara réfléchit puis haussa les épaules :

— De toute façon, on verra bien au moment voulu. Il faut déjà trouver un de ces guérisseurs, et rien ne nous dit qu’ils ne seront pas de simples alayésiens. Après tout, je n’ai jamais entendu dire que la guérison faisait partie des pouvoirs des sylves…

Le garçon acquiesça. Coara ne put réprimer un bâillement qui lui fit monter les larmes aux yeux :

— Je pense qu’il va être temps d’y aller, dit-elle après avoir consulté sa montre à gousset.

Ebry bailla à son tour.

— On se retrouve demain pour commencer à construire la cabane après tes courses en ville ? demanda-t-il tandis que son amie l’aidait à se remettre debout. Tu penses pouvoir être là à quelle heure ?

Coara fit une brève estimation :

— Fin d’après-midi, vers cinq heures et demie, je dirais.

— Ça marche. Avec un peu de chance, on l’aura finie avant ton départ.

Coara ne dit rien, mais elle espérait surtout que s’ils terminaient cette cabane avant qu’elle ne parte, ce ne serait pas parce qu’ils auraient dû attendre plusieurs semaines.

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