4 - Le Chant des Barbelés

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Jamais auparavant, Shaolin n'avait osé affronter la terrifiante réalité de l'Enclos sous son aspect le plus impitoyable. Le long de l’étroit passage menant au point de contrôle, au-delà de hautes grilles hérissées de barbelés s'étendait la Zone, un enfer d'acier et de suie. Des usines colossales y vomissaient leur poison noir dans un ciel déjà saturé. Les édifices de briques rouges et les tours d'acier, entourés d'un réseau de tuyaux et de convoyeurs métalliques qui s'entrelaçaient en un enchevêtrement chaotique. Des travailleurs, vêtus de combinaisons de toile graisseuse, s'affairaient autour des machines, leurs visages marqués par la fatigue et la résignation.

— Ce que tu vois là, commença Renard, sa voix se mêlant au vacarme ambiant. C'est à la fois un piège et une promesse. Pour ceux qui nous gouvernent, l'Enclos n'est rien de plus qu'un réservoir de main-d'œuvre bon marché. Ils puisent dans notre misère pour alimenter leurs machines.

Un sourire teinté d’amertume effleura les lèvres de Renard.

— Et pourtant, reprit-il. Beaucoup des nôtres voient dans ces usines un espoir, un rêve de s'échapper de cette misère, de franchir ce mur pour une vie meilleure.

Shaolin tournait la tête dans tous les sens, absorbant chaque détail. Les silhouettes fantomatiques des travailleurs, marquées par l'usure des heures inhumaines de labeur. Les mouvements répétitifs et épuisants les assimilaient peu à peu aux machines qu'ils alimentaient. Leur choix, s'il en était un, était dicté par la nécessité plus que par un désir véritable, un compromis empoisonné dans un monde où la quête d'une échappatoire se muait en un simple échange de fers.

Pour la première fois, Shaolin ressentit le luxe que représentait la liberté qu'elle avait dans son propre mode de vie, aussi dangereux et incertain soit-il. Pensive, elle observa une volute de fumée s’élever vers le ciel.

— T’en pense quoi, toi, Renard ? C'est possible, tu crois, de s'échapper de tout ça, pour de bon ?

— Dans ce monde, tout est possible. Mais le prix à payer est parfois plus élevé que ce que l'on emporte avec soi. La vraie liberté, c'est de comprendre les chaînes qui nous retiennent.

À l'approche du point de contrôle, Shaolin sentait son anxiété se cristalliser dans son estomac. Les battements de son cœur s'accélérèrent, chaque pulsation résonnaient dans ses oreilles.

Le concert mécanique du contrôle se déployait devant eux, mélange de mécanismes mal entretenus et de sifflements de vapeur jouant une partition industrielle. Les avertissements, placardés sur chaque surface disponible, étaient devenus une partie intégrante du décor, leurs présences oubliées, mais leurs messages gravés dans la conscience collective.

Les soldats en uniformes écarlates, stoïques et impassibles, arpentaient le périmètre avec la rigidité d'une discipline militaire inébranlable. À leurs côtés, des molosses aux mâchoires puissantes et au pelage sombre. Les bêtes flairaient l'air avec suspicion, comme si elles pouvaient détecter les intentions cachées des passants.

L'immense horloge à engrenages qui dominait le poste sonna soudainement, entonnant son carillon funeste dont les sonorités lourdes se propageaient comme une vague de malheur. Shaolin en fut secouée, chaque battement semblait se moquer de leur détresse, égrenant le temps avec une cruauté délibérée. Un sursaut nerveux agita les doigts de la jeune femme, chaque fibre de son être lui hurlait de faire demi-tour, de s'échapper dans les ombres familières de l'Enclos.

— Respire, gamine. Avance comme si chacun de ces pavés t'appartenait, murmura Renard d’une voix tranquille et assurée.

Ils se joignirent à la procession morne qui se déroulait en direction du mur. Shaolin scruta les files d'attente avec anxiété. Un sas, isolé sur le côté et étrangement tranquille captait son attention. Parmi les rares âmes qui y transitaient, des silhouettes se distinguaient nettement par leurs oreilles pointues, trait caractéristique des Astrals. Leurs démarches hésitantes et leurs regards, emplis de terreur, ne laissaient peu de place au doute : des volontaires pour le Colisée. L'horreur de choisir une telle fin gelait le sang de Shaolin, elle qui avait grandi bercée par les histoires sanglantes de ces joutes mortelles qui divertissaient le cœur insensible de la cité.

Les autres files s'étiraient, drainant la masse ouvrière vers la Zone, avec ici et là quelques privilégiés - marchands pour la plupart - qui obtenaient le droit de pénétrer dans la cité. Ces derniers, en ramenant les rebuts de Veridian, apportaient un semblant de vie, voire de confort, aux âmes condamnées de l'Enclos.

Shaolin vit avec une pointe d'angoisse une poignée d’individus être refoulée après un bref échange avec les gardes. Certains repartirent, la tête basse, vers les profondeurs de l'Enclos, mais d'autres, moins résignés ou peut-être plus désespérés, tentèrent de forcer le passage. Vite maîtrisés par les soldats et leurs chiens, ils furent aussitôt désignés volontaires pour le Colisée.

Renard, ajusta son manteau avec nonchalance, il semblait aborder cette épreuve comme une simple formalité. L'officier de la Sécurité, campé derrière son guichet, affichait un visage de granit, son expression austère ne promettant aucune indulgence. Le panneau de cuivre « Contrôle des Documents » qui trônait au-dessus de lui apparaissait comme une formalité souvent infranchissable pour ceux qui n'étaient pas destinés à passer ces portes. Tremblante, Shaolin se demandait par quel miracle ils parviendraient à passer. Orpheline, elle n'avait sa place que dans les méandres de l'Enclos. Pourtant, avec un flegme qui frôlait l'arrogance, Renard s'avança.

— Quel temps magnifique, n'est-ce pas ? commença-t-il d'un ton plein de chaleur et de jovialité, comme s'il saluait un vieil ami.

L'agent de la Sécurité l'examina de haut en bas avant de poser son regard inquisiteur sur Shaolin.

— Plaques et autorisations, exigea-t-il d'une voix glaçante.

Sans perdre son sourire, Renard extirpa une série de documents et deux chaines de la poche intérieure de son manteau, qu'il tendit avec une courtoisie presque provocante à l'agent.

Le fonctionnaire prit les documents, les examinant avec une minutie exaspérante. Ses doigts s'attardaient sur chaque ligne, chaque signature, cherchant avidement un prétexte susceptible de leur refuser le passage.

Shaolin se mit sur la pointe des pieds, poussée par la curiosité. Elle n'avait jamais vu de plaques auparavant, très rares dans l'Enclos, et se demandait où Renard avait bien pu les trouver et si elles étaient volées. Ces morceaux de métal, alliage d'aluminium et de résidus d'usines, faisaient à peine la taille d'un pouce et étaient gravés du numéro d'identification du propriétaire. Mais en posséder une signifiait avoir une identité, ce qui était très loin d'être son cas.

Le guichetier les fit patienter sur le côté pendant d'interminables minutes, durant lesquelles Shaolin, pétrie d'angoisse, envisageait les pires scénarios. Son imagination, fertile, dessinait des images d'arrestation et de mort brutale sur le sable de l'arène. Ses doigts gelés par la terreur, la respiration hachée, elle sentait le vertige l'envahir face à l'immensité de l'incertitude.

— On dirait bien que vous avez des amis haut placés, marmonna l'officier d'une voix où perçait une pointe d'envie mal dissimulée en revenant d'un pas lourd. N'oubliez pas de mettre à jour les papiers de votre fille, ça n'a pas été fait depuis qu'elle est en âge de marcher.

— Oui, oui, bien sûr. Nous allons régler cela dès notre retour, répondit Renard avec un air de fausse contrition qui ne trompait personne.

Le visage de l'agent se tordit en une grimace, avant de glisser vers eux un formulaire à compléter.

— Nom, prénom, adresse, signature, cracha-t-il comme du venin. Et si des détails vous échappent, inventez. Ce n'est pas comme si on allait fouiller les égouts pour vérifier.

Le pouls de Shaolin tambourinait à ses tempes tandis qu'elle empoignait le stylo d’une main tremblante. Elle inventa les informations réclamées de son écriture indéchiffrable pour quiconque n'était pas Renard. Sous le regard scrutateur de l'officier, elle rendit le document, confirmant sa connaissance des risques encourus hors de l'Enclos en cas d'infraction. La menace du Colisée ne pouvait être ignorée, mais l'absurdité bureaucratique de l'acte la frappait, après tout, qu’elle signe ou non, le piège restait invariablement le même.

Enfin, avec un reniflement de dédain qui trahissait son opinion sur les habitants de l’enclos, le guichetier tamponna les papiers avant de les leur restituer.

— Passez, marmonna-t-il, sa voix empreinte de réticence. Bonne journée à vous.

Shaolin jeta un regard perplexe à leurs autorisations, se demandant par quelle ruse ils avaient franchi cet obstacle. Le vieux roublard lui adressa un clin d'œil complice, comme s'il venait de lui dévoiler un tour de magie.

Un cliquetis de chaînes retentit, les barrières de fer devant eux s'ouvrirent lentement, leurs pointes acérées se rétractèrent comme les crocs d'une bête décidant de ne pas mordre. Shaolin sentit un soupir de soulagement quitter ses lèvres alors qu'ils franchissaient le point de contrôle.

— On va où ? demanda Shaolin, sa curiosité piquée par le mystère qui entourait leur destination.

Renard esquissa un sourire énigmatique, ses yeux pétillants d'un éclat malicieux.

— Tu verras bien. L'aventure est plus savoureuse lorsqu'elle est saupoudrée d'une pincée de mystère, tu ne trouves pas ?

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