2 - L'antre du Renard (2)

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Dans l'arrière-salle du tripot, sous les lumières vacillantes, quelques gamins du refuge se livraient à des parties de cartes, pariant leurs maigres possessions avec un sérieux d'adulte. Shaolin s’était installée à l’écart avec son élève, lui expliquant patiemment les règles du jeu. Par cet enseignement, Shaolin espérait non seulement distraire la fillette de sa douleur, mais aussi lui inculquer une compétence qui pourrait un jour lui être utile dans les rues impitoyables de l’Enclos.

Comme Arria comprenait vite, Shaolin lui proposa d'observer les joutes des habitués. Dans la grande salle, l’odeur du tabac et de l’alcool prenaient à la gorge, les éclats de voix couvraient le bruissement des cartes. Shaolin avait grandi dans cette ambiance, elle y était sur son domaine.

— Le jeu démarre dés le choix de la table. Il faut éviter les visages trop familliers qui peuvent nous reconnaître... expliqua Shaolin. Ceux qui bossent à la zone et vivent dans les bas-fonds sont les meilleures proies... eux, par exemple. 

Elle se dirigea vers une table où elle ne reconnaissait aucun joueurs, son apprentie sur les talons. 

— Reste derrière et observe, murmura Shaolin en s'installant.

Les joueurs l’accueillirent avec étonnement, la mesurant du regard avec une curiosité teintée de mépris. Ils voyaient en Shaolin une proie facile, convaincus de pouvoir la dépouiller de quelques pièces, sans se douter de sa familiarité avec leur monde.

Dans cet espace, les pièces de cuivre usées, valaient leur pesant d'or. Chaque victoire ou défaite avait le poids d'un repas ou d'une nuit à l'abri des intempéries. Shaolin, avec une discrétion et une adresse affinées par les années, jouait le jeu des perdants et des gagnants avec une maîtrise qui frisait l'art. Dans l'Enclos, le jeu était une danse dangereuse, un mélange de chance, de stratégie et, pour Shaolin, d'une tricherie subtile.

Maîtresse du jeu, elle déployait son talent avec une finesse qui frôlait la sorcellerie, ses yeux vifs anticipaient toujours les mouvements de ses adversaires. Elle ne gagnait pas chaque main, évitant ainsi de semer les graines de sa propre chute. Ses victoires, savamment dosées, n'éveillaient aucun soupçon, tant elle savait jouer de la comédie de l'échec avec brio, offrant à ses adversaires l'illusion d'une égalité de conditions qui n'existait pas. La magie de son art ne résidait pas dans la victoire, mais dans la discrétion de son ascension, dans un équilibre délicat où chaque gain semblait le fruit du hasard.

La Gamine, absorbée par le spectacle, saisissait peu à peu les nuances de cette tromperie élaborée. Elle apprenait non seulement les mécanismes du jeu, mais aussi et surtout l'importance capitale de la distraction, du mensonge, et de l’observation. L'essence du jeu résidait moins dans les cartes que dans la capacité à percer à jour son adversaire. Elle observait Shaolin, ce n'était pas tant le jeu qui était enseigné ici, mais qu'armé de ruse et d'intelligence, il était possible de s'élever dans un monde fait pour broyer ses habitants.

En évitant soigneusement d'attirer l'attention sur sa véritable habileté, Shaolin préservait sa sécurité autant que ses gains. Les autres joueurs, absorbés par le jeu, ne notaient pas la discrète accumulation de pièces devant leur si jeune adversaire.

Dans l'Enclos, se faire remarquer pouvait se terminer par une lame froide glissée entre les côtes dans une ruelle sombre. Shaolin connaissait bien cette règle tacite, et son habileté résidait autant dans son jeu que dans son art de passer inaperçue. Pour ses adversaires, Shaolin n'était qu'une joueuse parmi d'autres, peut-être un peu chanceuse, mais certainement pas une menace.

Cependant, aux yeux d'Arria, Shaolin se révélait en vérité un loup déguisé en agneau, une prédatrice qui, sous des dehors inoffensifs, attaquait dès qu’elle percevait la moindre faille. Et dans l'obscurité de l'Enclos, c'était cette capacité à se dissimuler, à manipuler les perceptions, qui faisait toute la différence.

Lorsque Shaolin se dirigea vers le bar, la silhouette fluette la suivit de près.

— Alors, t’as compris quelque chose ? demanda Shaolin, sans regarder derrière elle, sachant que la Gamine était pendue à ses mots.

Arria hésita un instant, triant dans son esprit les leçons tacites qu'elle venait d'absorber.

— T'es pas toujours en train de gagner... mais t'es jamais vraiment en train de perdre non plus… Tu leur fais croire qu’ils ont une chance alors que tu contrôles tout depuis le début. Mais comment tu sais, toi, quand il faut lâcher ou serrer ? On dirait presque que tu lis dans leurs pensées...

Shaolin ne put retenir un sourire satisfait.

— Pas dans leurs pensées, leurs émotions. Les pensées ça se cache, les sentiments, c’est pas pareil, c’est traître.

Arrivées au bar, Shaolin échangea un regard complice avec le barman. Tout comme elle, il avait grandi au refuge et avait choisi de rester pour épauler Renard et veiller sur les plus jeunes.

— On va prendre un coup à boire, dit-elle en faisant glisser une part conséquente de ses gains sur le bois usé du comptoir.

Le jeune homme hocha la tête, leur servant deux verres d’eau. C'était leur système habituel, une manière de veiller à ce que l'argent circule sans attirer les regards envieux ou dangereux. En apparence, Shaolin se contentait de payer sa consommation, mais en vérité, elle alimentait la caisse destinée à subvenir aux besoins du refuge.

— Pourquoi tu lâches presque tout, alors que c’est toi qui l’a gagné ? s'enquit la gamine.

Shaolin prit une gorgée, laissant la fraîcheur de sa boisson dissiper la brûlure de la poussière et de la fumée, avant de répondre.

— Ici, on s'en sort tous ensemble. Seul, tu tiens pas longtemps. Cet argent, il va servir à ce que tous les mômes de la Tanière aient de quoi manger, se soigner, s'habiller. S’il ne pensait qu'à lui, Renard pourrait vivre comme un Prince. Mais il nous a appris à prendre soin des nôtres. On joue, on triche, on magouille... mais à la fin, c'est pour la maison, pas pour nous. Si je garde tout, toi, tu manges quoi, demain ?

La gamine piqua un fard, mordillant ses lèvres en signe de réflexion.

— Si j’reste ici, j’aurai une dette ? Y faudra comme toi que j’paye pour les autres ?

Shaolin secoua la tête.

— Ce sera comme tu veux. Y’en a pas beaucoup qui restent, une fois capables de se débrouiller seuls. Le vieux, il nous file les bases, la débrouille, sans rien demander en retour. Plus tard, t'auras le choix : rester aider ici ou te tirer pour tenter ta chance ailleurs, dans les usines ou même le Colisée, si l'envie te prend de chercher ta place hors des murs. Mais on te forcera à rien.

La gamine, absorbée par ses pensées, buvait lentement son eau, la notion de solidarité lui étant visiblement étrangère. Shaolin lui accorda un moment de réflexion, son regard balayant la salle. Renard lui fit un léger signe de la main et désigna les pensionnaires du refuge rassemblés dans l’arrière-salle.

— Tu devrais t’entraîner un peu aux cartes, discuter avec les autres, ici, ils seront ta famille, tes seuls alliés.

La petite, voyant le vieil homme approcher, comprit le message implicite et s’éloigna d’un pas traînant vers les autres enfants. Shaolin la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle prenne place entre les deux plus âgés. Elle ramena alors son attention vers son mentor, l'expression de son visage était sombre, ses sourcils froncés trahissant une préoccupation profonde. Cette expression inattendue sur le visage du vieil homme envoya un frisson d'appréhension le long de l'échine de Shaolin, habituée à le voir toujours plus ou moins impassible.

— Renard, qu'est-ce qui s'passe ? demanda-t-elle, son ton léger trahissant à peine son anxiété.

— Écoute, je dois aller en ville cet après-midi. Je préférerais que tu m'accompagnes plutôt que de rester ici à tripatouiller des cartes.

Elle haussa un sourcil, intriguée, travailler dans la salle de jeu avait ses avantages, mais la perspective d'une expédition avec Renard était bien plus amusante. Le vieil homme prit une bouffée de sa pipe, laissant la fumée s'échapper lentement avant de poursuivre, un sourire malicieux éclairant son visage.

— Et pour une fois, nous allons jouer selon les règles. Nous passerons par le point de contrôle comme de bons citoyens, pas de gymnastique murale, ni de courses-poursuites avec la Sécurité, d'accord ?

L'annonce eut l'effet d'un frisson glacé sur Shaolin. Le point de contrôle était un goulot d'étranglement où les gardes de la Sécurité examinaient minutieusement ceux qui souhaitaient sortir de l'Enclos comme de potentiels criminels en puissance. C'était le genre d'endroit qu'ils évitaient habituellement, optant pour des chemins moins conventionnels.

— Moi, suivre les règles ? C'est vraiment du tabac qu't'as mis dans ta pipe ? demanda Shaolin, un sourire moqueur flirtant avec les coins de ses lèvres.

— Il y a un temps pour tout, et puis mes articulations ne sont plus ce qu'elles étaient, répondit-il dans un rire.

Shaolin, qui avait toujours pris un plaisir presque malicieux à danser avec le danger, croisa les bras en réponse. Aimer se tenir au bord de l'abîme ne signifiait pas avoir des pensées suicidaires, ce que lui évoquait le plan de son mentor.

— Très bien, j'viens avec toi. Mais si on doit courir, j'prends les paris que j'te battrai.

Renard lui renvoya un regard étincelant d'un éclat moqueur.

— J'accepte le défi, Gamine. Mais ne sois pas trop déçue si un vieux renard a encore quelques tours dans son sac.

Se levant avec une grâce étonnante pour un homme de son âge, Renard fit un signe discret à un croupier accoudé au bar. Ce dernier hocha la tête, prêt à endosser la responsabilité de la salle de jeu pendant l'absence du vieux maître.

— Et en quel honneur on passe par le point de contrôle ? demanda Shaolin, sa curiosité teintée d'un sarcasme à peine voilé.

— Ce que nous avons à faire est important non pas pour ce que c'est, mais pour les potentialités d'avenir.

Shaolin fronça les sourcils, perplexe.

— C'est pas vraiment une réponse.

Ignorant l'insistance de la jeune femme pour une explication plus terre-à-terre, Renard se dirigea vers les enfants pour leur annoncer qu'ils devaient s'absenter

— Une réponse claire est souvent le plus grand des mensonges, dit-il en ajustant le col de son manteau.

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