Partie 3

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✉ Samuel :

Traduction du message d'hier soir : Est-ce qu'Elsa est partie avec toi ? Mon autocorrecteur est un connard. Mon cerveau sous influence de l'alcool est un connard. J'ai dormi dans la salle de bains de Bastien avec ses chiens et sa sœur et un autre mec que je connais pas. J'ai une paire de lunettes qu'est pas à moi sur le visage. Ma caisse sent le vomi et le kebab et un peu la chèvre aussi, alors qu'on est venus et rentrés à pied. Je boirai plus jamais d'alcool de ma vie.

Andréa se réveilla sur ce message. Elle prit du temps pour assimiler tout le contenu du message, d'autant plus que d'autres, détaillant l'intégralité de la nuit, arrivaient à mesure qu'elle lisait.

✉ Samuel :

Je viens de retrouver une barquette de jambon sous le siège passager. Je suis juif, putain, c'est pas moi qui ai acheté ce jambon. Ce qui veut dire que quelqu'un a acheté ce jambon, quelqu'un qui n'est pas moi, et qui l'a placé sous mon siège passager. Je sais pas, peut-être qu'on essaie de me jeter un sort ou quoi...

Pendant plus d'une demi-heure, les messages continuèrent à affluer, en même temps que Samuel retrouvait les souvenirs de la soirée passée. Elle les ignora tous et se prépara sans prêter la moindre attention à son portable. Avant de partir, elle tenta tout de même de prendre des nouvelles d'Elsa, mais n'eut pas de réponse avant de partir pour la fac.

À midi, elle ne l'avait pas encore vue, et son SMS était resté sans réponse. Surmontant sa hantise du téléphone, elle décida de l'appeler. Elle avait peut-être tout simplement décidé de faire la grasse matinée. Ça n'aurait pas été si étonnant, à vrai dire.

La sonnerie ne retentit qu'une seule fois et l'appel s'arrêta avant d'avoir commencé. Elsa ne dormait pas, Andréa était au moins sûre de cela. Elle avait raccroché dès qu'elle avait entendu le portable, sans même laisser sonner. Est-ce qu'elle était vexée par quelque chose ? Andréa chercha dans les bribes de souvenirs qu'elle avait de la soirée de la veille. Non, elle ne se souvenait de rien de particulier. Elsa avait dansé pendant une bonne partie de la soirée, avant de disparaître du champ de vision d'Andréa, qui ne s'en était pas trop inquiété. Elle aurait pu être n'importe où à ce moment-là, et Andréa faisait confiance à son jugement. Elle ne se serait pas mise dans une mauvaise situation toute seule.

Après avoir passé quelques coups de fil au hasard parmi les amis qui l'accompagnaient la veille, Andréa renonça et se dirigea vers la bibliothèque. Charles lui avait donné rendez-vous pour travailler sur le dossier qu'ils auraient à rendre après les vacances. Après le premier devoir sur lequel ils avaient travaillé en commun, elle s'était rendu compte qu'à défaut d'être le garçon le plus intéressant de la planète, il était au moins sérieux et appliqué dans tout ce qui touchait à ses études. C'est donc tout naturellement qu'elle avait décidé de refaire équipe avec lui en cette occasion.

Elle arriva un peu en avance et s'installa dans un coin tranquille, contre un radiateur. Elle rassembla des livres sur le sujet qui l'intéressait sur la table et les feuilleta pour passer le temps. Puis, quand elle en eut assez, elle sortit son portable de sa poche. Sans grande surprise, Elsa ne lui avait pas encore répondu. Andréa ignora les douze messages supplémentaires que lui avait envoyé Samuel et entreprit de prendre des nouvelles de Matthieu.

✉ Andréa :

Alors, ce stage ?

✉ Matthieu :

Fini, je suis dans le bus de retour, là. Deux choses : c'était super et plus jamais de ma vie je ne remets les pieds en Italie. Ja-mais.

✉ Andréa :

C'était si horrible que ça ?

✉ Matthieu :

Ha ha, non, ça allait, c'est juste que quand tu bites rien à l'italien, c'est un peu chaud. Surtout avec le chef qu'on avait. Il était tout petit et super nerveux, du coup, on l'a surnommé Gordono Ramso. Maintenant, je connais plein d'insultes en italien, c'est déjà ça. Je peux pas encore commander une bière sans faire quinze fautes, mais je peux souligner ton incompétence de vingt manières différents.

✉ Andréa :

Mais sinon, ça allait ?

✉ Matthieu :

Oué, si on veut. Le seul mec du resto qui arrivait à peu près à parler français m'a surnommé Mamadou pendant deux semaines, du coup je répétais tout ce qu'il disait avec l'accent de Mario. À la fin, ça l'a tellement soûlé qu'il a essayé de me casser la gueule, mais il s'est fait remonter les bretelles par Gordono. Mais sinon, tout le monde était relativement sympa. J'ai tellement de trucs à raconter, t'imagines pas...

✉ Andréa :

On pourra se voir quand tu reviens alors :)

✉ Matthieu :

Bien sûr ! Je vais encore avoir une semaine un peu coton, mais après, pas de soucis !

✉ Andréa :

Super ! De toute façon, la semaine prochaine, ça aurait pas été possible, je rentre un peu dans ma famille.

✉ Matthieu :

Ah mais oui, c'est vrai. Tu devais pas y aller pendant deux semaines ?

✉ Andréa :

Si, mais finalement ma mère va dans sa famille et mon père dans la sienne pour le Nouvel An. Je crois que c'est un peu tendax entre eux haha

Dès qu'elle eut envoyé ce message, elle aperçut Charles du coin de l'œil. Il arriva à sa table et resta debout jusqu'à ce qu'elle lui fasse signe de s'asseoir. Franchement... se dit-elle, en s'efforçant de ne pas soupirer. Elle trouvait Charles gentil, il était même probablement la personne la plus polie et la mieux élevée qu'elle connaisse, mais il l'exaspérait en même temps qu'il la mettait mal à l'aise. Il n'avait pourtant rien tenté d'étrange ou rien dit qui puisse la mettre dans l'embarras. Pourtant, elle n'arrivait pas à se sentir totalement à l'aise avec lui. Peut-être parce qu'il ne l'était pas lui non plus.

Ils restèrent face à face pendant une bonne minute dans un silence des plus complets. Andréa finit par sortir la feuille de consignes de son sac, et engagea la conversation tant bien que mal, à coups de « Bon, on en était où déjà ? » et de « J'ai relu un peu les arguments, on pourrait peut-être faire comme ça plutôt... ». En réalité, elle n'avait pas n'était-ce que jeté un bref coup d'œil au dossier depuis leur dernière séance de travail. L'agencement de leurs arguments lui allait très bien, mais il fallait bien trouver quelque chose à dire.

Ils travaillèrent pendant plusieurs heures et, quand le soir tomba, ils avaient pratiquement terminé. Charles s'éloigna avec leurs notes, promettant de tout taper au propre dans la soirée, de l'imprimer et de le faire relier dès le lendemain.

Andréa rentra chez elle, soulagée d'en avoir enfin terminé. Elle resta allongée sur son canapé pendant plusieurs minutes, le cerveau en compote, incapable de former plus de deux pensées cohérentes à la suite.

Vers dix-neuf heures, elle mit fin à sa pause télévisuelle et entreprit d'aller se faire à manger. En se relevant, elle prit son portable, qui était resté dans la poche de son manteau. Elle n'avait toujours pas de réponse d'Elsa, et ses seuls messages non-lus étaient ceux de Samuel, quinze en tout. Elle les relut distraitement en mettant le bol noir au micro-ondes. Le dernier datait du milieu de l'après-midi.

✉ Samuel :

Fin bref, maintenant, j'ai un chat, c'est plutôt cool. Si t'as un nom à proposer, je suis preneur. J'avais pensé à Dentifrice, parce qu'il a des rayures comme le dentifrice mais Marc a dit que c'était hors de question.

Sinon, t'as des nouvelles d'Elsa ? J'ai appelé tout le monde, même sa mère, personne sait où elle est, c'est zarb...

✉ Andréa :

Zèbre ?

✉ Samuel :

Quoi, zèbre ?

✉ Andréa :

Ben, pour le chat. Sinon, je vais essayer d'aller voir à son appart, si tu veux. Je mange et j'y vais :)

Elle sortit le bol fumant du micro-ondes et alla le poser sur la table basse. Elle saisit sa fourchette et, alors qu'elle s'apprêtait à piquer dans un morceau de viande, elle arrêta son geste, perplexe.

Elle avait trouvé le bol sur son paillasson la veille au soir, alors que Matthieu était encore en Italie. À bien y réfléchir, elle en avait reçu un autre la semaine précédente, alors qu'il était également en stage. À moins qu'il puisse être à deux endroits à la fois, il était impossible qu'il ait pu les déposer sur son paillasson. Pourtant, personne d'autre de sa connaissance ne cuisinait aussi bien, ça ne pouvait être que lui.

Soudain, la solution lui apparut évidente : il les avait simplement faits à l'avance et les avait faits « livrer » par une autre personne. Cela expliquait tout, sans laisser d'incohérence. Elle se sentit tout de même gênée à cette pensée. Matthieu faisait tellement pour elle et, elle, sans arrêt plongée dans ses cours ne faisait pas grand-chose pour lui. Elle devrait absolument rattraper cela quand ils se verraient.

Quand elle sortit, il faisait déjà nuit noire, et la violence du vent glacial l'obligea à s'enfoncer jusqu'aux yeux dans son écharpe. L'appartement d'Elsa se trouvait plus au nord, à l'extrême limite entre la ville et la banlieue. Andréa prit le bus, désert à cette heure. Elle s'assit à l'avant, tâchant de ne pas trop regarder la vieille femme qui la fixait depuis le siège d'en face.

Une demi-heure passa. Le ronronnement du bus berçait Andréa, qui manqua de s'assoupir à plusieurs reprises. La tête appuyée sur la vitre, elle regardait son reflet dans la vitre, à défaut de pouvoir voir à l'extérieur. Maintenant qu'elle avait le temps de réfléchir sans rien pour l'en distraire, elle commençait vraiment à s'inquiéter. Elle n'aurait tout de même pas été victime du tueur en série ? Andréa chassa vite cette idée de son esprit. Elsa avait changé de couleur de cheveux dans l'unique but d'assurer sa sécurité. Andréa avait consulté tous les articles qu'elle pouvait sur l'affaire et s'était rendu compte, comme Elsa avant elle, que le tueur ne s'attaquait qu'à des étudiantes brunes. Certes, elle avait le même âge et la même occupation que les autres victimes, mais, à moins que le tueur ne l'ait suivie pendant plusieurs jours avant de l'enlever, il n'aurait eu aucun moyen de savoir qu'elle était brune. Et puis, il y en avait beaucoup, des étudiantes brunes entre dix-huit et vingt-quatre ans dans le secteur, quelles étaient les chances pour que le sort décide que ce serait elle, précisément ?

Au moins une sur dix mille, chuchota Andréa sur elle-même.

Arrivée en bas de l'immeuble où vivait Elsa, Andréa n'était plus aussi assurée. Elle sursautait à chaque fois qu'on passait dans son dos, qu'il s'agisse d'un vieil homme ou d'une femme avec une poussette. Avant de se décider à sonner, elle retira même son bonnet, contente pour une fois de pouvoir exhiber le roux délavé de sa chevelure.

Elle pressa la sonnette, une fois, puis deux. Elle possédait un double des clés, depuis la fois où Elsa l'avait réquisitionnée durant les vacances pour nourrir son chat et ramasser le courrier. Cependant, elle préférait ne l'utiliser qu'en dernier recours. Peut-être n'y avait-il pas vraiment lieu de s'inquiéter, peut-être que quelque chose s'était mal passé la nuit dernière et qu'elle avait besoin de temps seule.

Elle attendit longtemps. L'air froid engourdissait ses doigts, même à travers l'épaisseur de ses gants en simili cuir. Elle serrait la clé au creux de sa main. Elle ne voulait pas s'en servir. Elle ne voulait pas entrer chez elle sans y être invitée, elle ne voulait pas violer son intimité comme ça, sans vraie raison. Pourtant, elle ne pouvait pas s'empêcher de s'inquiéter, et de ressentir l'inquiétude de Samuel. Si son amie finissait par lui en vouloir, même au point de ne plus vouloir lui parler après cela, elle serait au moins rassurée ; elle saurait qu'il ne lui était rien arrivé de grave, et elle pourrait rassurer tous ses proches par la même occasion.

Elle regarda sa montre, avant de sonner de nouveau. Elle se décida : si dans cinq minutes, à la seconde près, Elsa n'avait toujours pas donné signe de vie, elle entrerait.

Andréa attendit, alors qu'il commençait à neiger et que les flocons trouvaient le moyen de se glisser entre son écharpe et sa nuque. Elle n'avait plus froid, de toute manière. Le bout de son nez lui semblait avoir disparu, comme tombé après avoir gelé, comme un doigt de pied d'alpiniste.

A cinq minutes moins cinq secondes, Andréa décida qu'il était plus que temps d'entrer. Elle pénétra dans le hall, se débarrassa de la neige qui couvrait ses cheveux et ses épaules. Le sang recommença à affluer dans ses veines de nouveau dilatées. Elle remua les doigts, se souvenait de ce roman qu'elle avait lu quand elle était plus jeune : ce n'était pas avoir froid qui était le plus douloureux, c'était se réchauffer.

Alors qu'elle montait les marches jusqu'au septième étage, une boule se forma au creux de son estomac. Ce qu'elle s'apprêtait à faire n'était pas bien, pas bien du tout, même. Comment réagirait-elle si on s'introduisait chez elle sans sa permission ? Mal, c'était certain. Elle n'était même pas sûre qu'elle pardonnerait Matthieu s'il se permettait une telle chose.

Avant d'entrer dans l'appartement, elle frappa à la porte, laissant une dernière chance à Elsa de lui répondre.

— Elsa ! Dis-moi si tu es là ! S'il te plaît, ouvre-moi la porte, crie-moi de dégager, tout ce que tu veux, mais s'il te plaît, dis-moi quelque chose. !

Aucune réponse n'émana de l'autre côté de la porte.

— Écoute, je vais entrer maintenant. Je veux simplement savoir si tu vas bien.

Elle tourna la clé dans la serrure et poussa la porte. L'appartement était sombre, seules les lumières de l'extérieur l'éclairait. Andréa alluma la lumière et referma derrière elle. Elle n'eut pas à rester longtemps pour comprendre qu'il n'y avait personne, et que personne n'était venu de la journée. Le lit était fait proprement, les livres de cours empilés sur le bureau, rien ne laissait supposer qu'Elsa était rentrée après la soirée. Son grand sac à main beige, qu'elle avait troqué contre une minuscule pochette la veille, était posé sur un des tabourets de la cuisine. Andréa y plongea la main pour en ressortir un portefeuille grand comme une tablette de chocolat. Tous les papiers d'Elsa s'y trouvaient, à l'exception de sa carte d'identité. Elle n'avait pas pu aller bien loin sans toutes ces choses. En fouillant encore un peu, Andréa découvrit une paire de lunettes rangée proprement dans leur boîte. Jamais Elsa n'aurait gardé ses lentilles pour autre chose qu'une soirée. Cette fois, c'était certain : il était arrivé quelque chose.

✉ Andréa :

Tu penses que tu peux rassembler un maximum de personnes qui étaient là hier soir ?

✉ Samuel :

Je peux sans doute amener Damien et Marc. Peut-être Clara, si elle est sortie de son cours de pilates. Pourquoi ?

Andréa :

Parce qu'il faut qu'on aille tous voir les flics. Je pense qu'il est arrivé quelque chose à Elsa.

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