Prise de conscience

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Par la poudre de cheminette, Rose retrouva le chemin de la demeure Malefoy, quelques jours après le Noël gargantuesque chez les Weasley. Molly semblait avoir comploté avec son petit-fils Albus pour produire suffisamment de nourriture afin d'approvisionner un régiment entier pendant trois mois. Auprès de ses oncles et tantes, cousins et cousines, Rose avait festoyé – beaucoup, bu – un peu, et évité Lily Potter autant que la proximité ambiante le leur permettait. Elle avait reçu une montagne de cadeaux supplémentaires, surtout de la part de son oncle George qui, chaque année, les couvrait de paquets que tous redoutaient d'ouvrir.

Enfin, au terme de la semaine, Rose avait rendu une dernière visite à son père, à qui elle avait offert un bonnet vert assorti au pull tricoté par Molly cette année. Son père l'avait surprise en lui offrant en retour une paire de fines boucles d'oreilles, toutes d'or et d'argent mêlés, qu'elle passa aussitôt avant de l'embrasser très fort.

A présent, à quelques jours du Nouvel An, Rose retrouvait soudainement l'atmosphère ô combien différente de la demeure Malefoy, et elle était forcée de s'avouer que cela ne lui était pas si désagréable.

Elle avait toujours ressenti un contraste déroutant lorsque sa mère et Malefoy avaient emménagé ici, quelques mois avant leur mariage. Rose avait été habituée à l'ambiance chaude et familière héritée de sa famille paternelle, où le désordre, l'affection et la foule se côtoyaient dans un joyeux chaos.

Chez Drago Malefoy, au contraire... Tout semblait plus vaste. Plus codifié. Plus... vénérable.

Par rejet, Rose ne s'était jamais résolue à considérer cet endroit comme chez elle. Sans doute cela avait-il contribué au décalage. Elle ne ressentait pas la sensation de froideur que son beau-père avait décrite en parlant du manoir de ses parents, mais elle éprouvait néanmoins toujours l'impression de débarquer dans un autre monde, un lieu où le passé se faisait plus présent, et où le bruit de ses pas gagnait en profondeur, en solennité, en écho.

La maison était une demeure victorienne – rebâtie après que la première eut brûlé – suffisamment vaste pour mériter elle aussi le nom de manoir. Ses quatre étages de murs sombres s'ouvraient pour accueillir la lumière via de vastes baies vitrées, toutes dans une inspiration néo-gothique qui n'était pas sans rappeler la splendeur du parlement de Londres. Les toits effilés, pointus, jouaient sur cette ressemblance. A leur arrivée, Malefoy avait fait remplacer les anciennes grilles rouillées par de grands panneaux de fer forgé, mettant lui aussi l'accent sur l'ambiance délicieusement onirique des lieux, tous droits sortis du romantisme noir du XIXe siècle.

L'intérieur répondait exactement à cette esthétique, puisque de grands escaliers théâtralisaient majestueusement la descente des occupants, d'imposants lustres en cristal décomposaient la lumière en milliers de diamants, et les pièces, vastes et profondes, hautes de plafond, murmuraient entre elles le secret des lieux, jusque dans les craquements doux du parquet.

Pour compléter le tout, Malefoy et Hermione avaient investi cet espace d'un mobilier ancien, choisi sur mesure, et dont Rose ne pouvait dénier la subtilité. Pendant longtemps, le reconnaître la mettait en rage, car l'ameublement à lui seul faisait la démonstration de l'harmonie qui unissait Malefoy à sa mère, jusque dans leurs goûts et leurs aspirations. De ce qu'elle en savait, le couple n'avait pas eu à se concerter bien longtemps pour s'accorder sur le style qu'ils souhaitaient donner à leur maison, pas plus que sur leur style de vie tout court.

A l'heure où elle déambulait d'une pièce à l'autre, de la formidable bibliothèque toute de boiseries lustrées à la salle à manger à l'élégante table en verre, Rose avait l'impression d'évoluer dans un siècle passé, comme un âge d'or révolu éternellement célébré, revécu, ravivé par une passion commune et un esprit éclairé.

Assez rapidement, Malefoy avait même engagé du personnel : trois femmes de ménage, une cuisinière, un majordome, deux valets pour le service et l'accueil des invités, un garde-chasse, quatre jardiniers, et enfin, deux responsables chargés respectivement des chevaux et des chiens de chasse.

Malefoy chassait, par tradition plus que par véritable plaisir, une horde de sangliers qui sans sa régulation aurait déjà dévasté tous les champs alentours. C'était le seul motif susceptible de l'amener à cette activité – qu'il pratiquait d'ailleurs avec grand talent, et la plupart du temps, il ne sortait les chiens et les chevaux que pour prendre le grand air, et par amour de ses animaux.

Il n'empêchait qu'entourée par tout ce monde, Rose ne pouvait éviter de se sentir l'héritière d'un étrange domaine auquel elle n'appartenait pas vraiment. Encore une fois, tout était si poli et réglé, si raffiné et pourtant, si séduisant, en un sens. Comme si elle s'était soudain réveillée dans l'un de ses romans préférés. Elle avait parfois la sensation, en lisant du John Keats, que ce dernier allait pouvoir débarquer par la porte d'entrée, s'asseoir auprès du feu, et échanger avec elle des derniers vers composés.

Auparavant, elle en avait conçu un respect mêlé de haine pour cette maison. Car elle adorait cette ambiance, elle trouvait merveilleux d'avoir pu grandir en ces lieux, qui avaient définitivement laissé une empreinte sur son éducation et sa manière d'être. Mais pour l'enfant qu'elle était à l'époque, cela représentait avant tout la demeure de ses ennemis, la demeure de la trahison, du pêché, et l'apprécier relevait d'une nouvelle trahison envers son père et ses propres principes.

Aussi Rose avait-elle caché ses sentiments. Renié ses sentiments. Et elle commençait à s'en rendre compte seulement aujourd'hui. Ses œillères se faisaient de plus en plus fines, et sans qu'elle y prête attention, elle les laissait glisser, toutes seules et sans douleur. Chaque fois que cette réalité la rattrapait, elle la calfeutrait elle aussi. Peut-être cela finirait-il par lui revenir en pleine figure, et alors, elle devrait se confronter à ses dilemmes intérieurs. Mais pour l'instant, Rose se tenait droite dans le salon des Malefoy, devant la cheminée par laquelle elle venait d'arriver, et sa mère vint l'accueillir d'un sourire timide, suivi de Malefoy lui-même qui se tenait en retrait, de son air circonspect.

Rose fit un pas vers sa mère et l'embrassa sur la joue, sans cérémonie, sans trop en faire, mais c'était plus que ce qu'elle avait fait ces six dernières années. Hermione, elle aussi, tâcha de refréner l'émotion que cela lui inspirait. Aucune des deux, ni la mère ni la fille, ne s'expliquait vraiment ce revirement qui s'effectuait lentement entre elles, mais elles le laissaient s'exprimer à son rythme, dans toute sa maladresse et sa sincérité pure, de peur qu'il ne s'arrête brusquement.

- Salut, maman, fit la jeune fille.

Malefoy lui ne fit pas un geste, mais contemplait la scène avec un léger sourire. Rose prit alors une profonde inspiration, puis s'avança vers lui et lui tendit la main :

- Bonjour, dit-elle.

Si Malefoy fut surpris, il le dissimula habilement. Hermione, elle, eut moins de succès. Qu'importe. Plongeant son regard gris dans le sien, Drago Malefoy serra la main de Rose – peut-être leur premier contact physique depuis leur rencontre – puis inclina la tête d'un air diplomate.

Rose fit de même. Lui revenaient brusquement en mémoire les paroles que son beau-père avait prononcées à l'hôpital, au chevet de Ron. Elle avait aimé ce qu'il avait dit. Malgré la violence des mots, il avait retranscrit ses propres angoisses avec une telle justesse qu'ils étaient restés gravés en elle depuis, mêlés d'estime. Même en cet instant, Rose appréciait la retenue de Malefoy, qui était conscient d'avoir obtenu une victoire envers elle, mais l'intériorisait humblement. Elle aimait ce qu'elle retrouvait de Scorpius en lui. Pas seulement son physique, mais l'assurance rentrée, le maintien parfait, cette façon distante, ferme et subtile de manier les choses, de manier les gens, et l'intelligence aiguisée que renfermaient ses yeux clairs. Toutes ces qualités, Rose était forcée de les admettre désormais. Elle ne pouvait ignorer que l'âme sensible et cultivée qu'elle aimait chez Scorpius, jusque dans son phrasé, sa façon si particulière d'être et de se comporter, elle le devait en grande partie à cet homme qui se tenait devant elle, et qui l'avait élevé. Malefoy était celui qui avait transmis à Scorpius ses principes, ses valeurs, son sens aigu de la morale, si sévère envers lui-même, mais aussi ses goûts, son ouverture d'esprit, son souci des autres sans pour autant renier ses propres convictions. Un homme qui avait transmis de tels repères ne pouvait pas être méprisable. Du moins, sûrement pas totalement. Il se pourrait même qu'il gagne à être connu.

Rose interrompit là ses élans de réconciliation et partit déposer ses affaires dans sa chambre. La pièce lui sembla vide et nue. Aussi, saisie par un instinct qu'elle ne questionna pas, elle s'aventura dans les couloirs.

La maison toute entière bruissait du remue-ménage que provoquait le gala de charité organisé par Hermione au nom du Ministère de la Justice, pour le Nouvel An. Dans moins de quelques jours, les trois quarts des personnalités politiques du pays se déverseraient dans leur salon, pour profiter des petits fours et de l'orchestre réquisitionné spécialement pour l'occasion.

Rose savait à quel point cet événement comptait pour sa mère. C'était la première fois depuis son mariage qu'Hermione avait osé proposer sa demeure pour accueillir l'événement. Une façon d'effectuer un pas de plus, très assuré cette fois, dans la vie publique, sous le nom d'Hermione Malefoy.

Pendant les vacances d'été, Rose s'était résolue à ne pas y assister, mais à présent...

Laissant ses pas la guider sans réfléchir où elle allait, Rose progressa jusqu'au deuxième étage, jusqu'à la chambre de Scorpius. Elle frappa, mais le battant était entrouvert et il n'y avait personne. Rose n'eut pas plus de succès à la bibliothèque, ou même au chenil où elle savait que Scorpius aimait se rendre de temps à autre pour jouer avec les chiens.

Son exemplaire d'Hypérion sous le bras, elle sut soudain où elle pourrait le trouver.

Rose étrenna son nouveau pull tricoté Weasley, assorti d'une paire de gants, d'un bonnet et d'une écharpe, de solides bottes fourrées, et elle brava la froideur de l'hiver pour s'enfoncer dans le parc.

C'était une splendide journée. Il avait neigé la veille, et un Soleil sans rival brillait désormais sur une étendue verglacée, silencieuse, scintillante sous la lumière pâle de la fin de matinée. Rose avait l'impression que tous les bruits de la nature lui revenaient en écho, étouffés, assourdis par les craquements de la couche de neige sous ses pas. Les sous-bois au loin chuchotaient leurs murmures millénaires, et les ifs, seuls écrins de verdure au cœur de la désolation, projetaient leur ombre glaciale sur leurs infortunés voisins. Rose les évita en frissonnant.

Elle découvrit avec ravissement le spectacle du sous-bois capturé par le gel, souligné d'or pur par le Soleil, et les bruits secs que produisaient les branches nues lorsqu'elle les brisait lui donnaient plus que jamais la sensation d'être en vie.

Elle aperçut enfin le kiosque, puis la falaise, plein Sud face au zénith, et elle ne put retenir un sourire en voyant qu'elle avait deviné juste :

- Salut, lança-t-elle sobrement, mettant l'accélération de son rythme cardiaque sur le compte de sa marche dans les bois.

Scorpius releva brusquement la tête de l'ouvrage qu'il lisait, ses lunettes descendues de travers sur son nez. Il ne les portait que pour lire, avait remarqué Rose. Il les remit en place avec un léger sourire et répondit à son appel :

- Salut, Rose, dit-il.

Il portait une lourde parka noire, qu'il avait dû enfiler par-dessus sa tenue d'équitation, si elle en jugeait par les bottes hautes qu'il portait sur un pantalon côtelé. Ses cheveux blonds dépassaient d'un bonnet noir jusqu'à frôler ses épaules, ce qui lui donnait un air étonnamment... moderne. Étonnamment normal, en fait, si tant est que la beauté pouvait l'être.

Rose stoppa ses pensées à l'instant où elle se faisait cette réflexion :

- Je me disais bien que tu avais dû arriver toi aussi, enchaîna-t-elle histoire d'engager la conversation.

Souplement, elle évita une plaque de verglas et vint s'asseoir sur la rambarde de l'autre côté du kiosque.

- Je suis arrivé hier matin, répondit Scorpius en la regardant faire, sans rien laisser deviner de ses pensées.

Rose avait gagné un talent certain pour dissimuler sa gêne. De toute façon, c'était stupide. Elle n'avait aucune raison d'être gênée :

- J'ai suivi ton conseil, dit-elle soudain en brandissant Hypérion.

- Tu vas encore lui offrir un petit tour du côté de la falaise ? sourit Scorpius.

- Je ne sais pas encore..., insinua-t-elle, malicieuse. Je vais attendre de connaître la fin avant.

- Il a gagné un répit, le pauvre.

Tous deux échangèrent un petit rire, puis, devant le silence de Scorpius, Rose se sentit obligée de continuer :

- J'aime beaucoup, jusqu'à présent, lui concéda-t-elle. C'est la première fois que je lis de la science-fiction. Mais si tout le reste est aussi bon, tu risques bien de faire une adepte.

Rose avait commencé Hypérion dès le lendemain des fêtes de Noël. A présent, à deux jours du Nouvel An, elle avait presque dévoré l'intégralité des cinq cents pages du roman. Et ce n'était que le premier tome !

L'histoire était... étrange. Difficile à résumer. Dans un futur où l'Humanité s'était étendue à des centaines de systèmes planétaires, une guerre grondait entre l'Hégémonie, immense entité politique reliant toutes ces planètes entre elles, et les Extros, branche nomade de l'Humanité ayant fait sécession des siècles plus tôt. Au milieu de ce chaos, une mesure désespérée était prise : envoyer un groupe de sept pèlerins triés sur le volet rendre un dernier pèlerinage au gritche, monstre divin légendaire, prisonnier de la planète labyrinthe Hypérion, capable de se déplacer à sa guise dans les flux du temps et dont on disait qu'il exaucerait le vœu du seul pèlerin auquel il accorderait la vie sauve.

Le récit alternait entre la description du conflit interstellaire, les progrès du pèlerinage, et la narration l'une après l'autre des sept vies de ces sept incroyables pèlerins, tous originaires de mondes différents et porteurs d'expériences, de caractères, de leçons toutes plus profondes, tragiques et inspirantes les unes que les autres.

- J'aime la façon dont chaque personnage apporte sa propre voix, poursuivit Rose. A travers chaque récit, on sent qu'ils ont tous leur caractère propre, leur manière de s'exprimer, de réagir, de ressentir... Comme si le style de l'auteur se pliait littéralement à leurs exigences.

- C'est tout le talent du premier tome, sourit Scorpius, visiblement réjoui par son enthousiasme. La suite n'est pas aussi bonne, malheureusement. Je veux dire, ça reste très bon, mais... Rien ne peut égaler le souffle du premier tome.

Rose acquiesça en silence.

- Les gens ont tendance à croire que la science-fiction, ou même l'héroïc-fantasy, puisqu'on les associe souvent, ne sont que du divertissement pour enfant, poursuivit Scorpius, visiblement lancé sur un sujet qui lui tenait à cœur. Qu'il est impossible d'écrire quelque chose de profond ou de sérieux dans un univers inventé, parfois futuriste, où des actes impossibles peuvent se produire. Que ceux qui lisent ces histoires sont en quête de sensations fortes et rien d'autre.

- Bien sûr, tu ne partages pas leur avis.

- Evidemment, argua-t-il aussitôt avec conviction. Ceux qui prétendent toutes ces choses ne comprennent pas que la science-fiction n'est rien de moins qu'un écran de projection. Une manière de mettre en scène, de mettre en lumière, nos préoccupations présentes, dans un cadre différent. Un cadre où elles pourront être développées, décortiquées, analysées, pour le meilleur et pour le pire. La science-fiction, c'est la somme de toutes les réflexions de notre temps. Et une inspiration pour le futur, j'en suis sûr.

Rose sourit. Scorpius avait retrouvé ce ton à la fois fervent, grave et passionné qu'elle lui avait découvert lorsqu'ils avaient parlé de la colonisation de Mars. Dans ces instants-là, il dégageait une telle intensité qu'elle en avait peur. Peur parce que cela ébranlait ses convictions, la faisait trembler tout au fond d'elle-même, et qu'elle adorait cela.

- Désolé, sourit-il, conscient de son propre emportement.

- Non, je trouve ça très intéressant.

Rose se rappela soudain le mélange de fierté et d'embarras qu'il avait manifesté, la première fois qu'ils s'étaient parlé au bord de cette falaise, lorsqu'il lui avait avoué lire de la science-fiction. Elle eut soudain l'impression qu'à bien des aspects, pas seulement celui-ci, Scorpius se sentait exclu de sa propre communauté. Seul au milieu de tous les autres. « Trop intelligent pour son propre bien », avait dit Drago Malefoy. A présent, même à travers un sujet aussi trivial que ses goûts littéraires, Rose avait la sensation de comprendre ce que son beau-père avait voulu dire.

Scorpius semblait lui-même empreint de ce brusque accès de mélancolie, lorsqu'il changea soudain de sujet :

- Moi aussi j'ai eu de la lecture, au fait, sourit-il en refermant son livre.

- Ah oui ? fit Rose, angoissée malgré elle.

- Oui. J'ai fini ta nouvelle avant-hier.

- Et ?

Il la dévisagea longuement, savourant visiblement le plaisir de la faire languir. Bordel, ce n'était pas un Malefoy pour rien.

- Pas mal, Weasley, déclara-t-il enfin. Pas mal.

Rose éclata de rire, plus par soulagement que par la mention de son nom de famille.

- Alors tu dois être un bien piètre critique, Malefoy, lança-t-elle à son tour pour l'encourager à développer.

- Non, sincèrement. C'était bien écrit, bien qu'assez dense. Je ne m'attendais pas à cela. Il y avait un petit côté « La Morte Amoureuse », de Théophile Gauthier.

Rose haussa les sourcils, surprise qu'il connaisse cette référence, et flattée du rapprochement :

- Peut-être admit-elle. Mais j'étais plutôt dans une phase Edgar Poe quand je l'ai écrite. « La Chute de la Maison Usher », tu vois ? L'écriture a déteint sur la mienne. Je n'ai pas un style aussi... désuet, d'habitude.

- Ça a son charme. Dans le passé, les gens s'exprimaient infiniment mieux qu'on ne le fait maintenant.

- C'est vrai.

Tous deux gardèrent le silence quelques instants, bercés par le contentement mutuel qu'ils éprouvaient pour les opinions de l'autre. Rose réalisait seulement à présent à quel point elle avait redouté l'avis de Scorpius. Une condamnation ou un éloge de sa part aurait sonné comme parole d'évangile pour elle. C'était à cela qu'elle mesurait l'estime qu'elle avait investie en lui.

Irrésistiblement, cela la fit penser à Lily.

Rose sentit son ventre se tordre, de gêne, de colère et de mépris pur, mais elle ne dit rien. Elle avait placé Lily face à un choix. Elle avait promis de lui laisser une chance de s'expliquer avec Scorpius. Alors, même si cela lui coûtait tout ce qu'il y avait de contenance en elle, Rose ne dit rien.

Elle retrouvait néanmoins la compagnie de Scorpius avec un plaisir neuf. Un sentiment de légèreté : dans l'air, dans sa poitrine, partout, qui lui assurait que non, Scorpius n'avait rien partagé avec Lily, si ce n'était quelques baisers que l'alcool lui avait déjà fait oublier. Scorpius était assis à quelques mètres d'elle aujourd'hui, les joues rosies par le froid, ses longs doigts fins dépassant de ses mitaines noires, et si la rentrée arrivait assez vite, il serait bientôt libéré de ses scrupules.

Rose en éprouvait une joie indescriptible, que là encore elle ne mettait sur le compte que de son amitié nouvelle envers lui, et de l'occasion qui lui avait été donnée de racheter sa mauvaise conduite.

Bien sûr, le choc des révélations de Lily serait à craindre, mais... Tout rentrerait enfin dans l'ordre une fois que l'abcès serait crevé.

« Mais que représente l'ordre, au juste ? » murmura la petite voix dans l'esprit de Rose.

En elle-même, Rose voulut hausser les épaules. Il était clair qu'elle ne voulait pas que sa relation avec Scorpius revienne à son point de départ, là où ils en étaient quelques mois plus tôt. Et pourtant, elle avait du mal à définir où ils en étaient maintenant. C'était une part de son ressenti qu'elle ne voulait pas analyser.

- Tu vas assister au gala le 31 ? s'entendit-elle soudain demander à Scorpius, avant même de s'en rendre compte.

Le jeune homme lui jeta un regard surpris :

- Oui, répondit-il comme si c'était une évidence. Pourquoi ? Tu y vas ?

Ce fait-là ne semblait pas être une évidence, pour le coup, mais Rose cessa soudain toute hésitation :

- Oui, affirma-t-elle. Il faut bien fêter Nouvel An après tout.

Scorpius sourit, puis la prit à nouveau au dépourvu comme il savait si bien le faire :

- Tu es toute rouge, lui signala-t-il.

Rose en fut irritée, et n'en devint que plus rouge, elle en était certaine. Soudain, elle chercha un moyen d'effacer cet air impassible du visage de Scorpius. De rompre un peu cette pellicule de flegme qu'il s'employait à polir en toute circonstance. Rose Weasley en avait assez de se faire prendre au piège : c'était à son tour de contre-attaquer !

- Voilà de quoi te réchauffer, Malefoy ! cria-t-elle en lui balançant soudain une énorme boule de neige de la taille de son poing.

Le projectile atteignit Scorpius en pleine figure, juste assez pour épargner ses lunettes.

La stupéfaction pure qui se peignit sur son visage à cet instant valait toutes les représailles du monde. Et pour cause, Scorpius épousseta la neige qui maculait son col avec une lenteur calculée et lui jeta soudain un regard à faire froid dans le dos.

L'espace d'une brève seconde, Rose eut peur d'être allée trop loin. Ils n'étaient pas si proches, après tout... si ? Scorpius avait pu mal le prendre. Peut-être détestait-il les batailles de neige ?

Il mit un terme à ses réflexions en retirant les dernières traces de givre qui avaient fondu sur ses joues. Retirant délicatement ses lunettes, l'hériter des Malefoy les déposa sur le parapet et retroussa ses mitaines :

- A nous deux, Weasley !

Et il la bombarda d'une tornade de neige que Rose esquiva en hurlant. Scorpius enjamba le parapet et la poursuivit autour du kiosque, démontrant à chaque lancer son habileté de joueur de Quidditch.

Rose était d'une nature offensive. Très vite, elle abandonna la fuite pour la riposte et se retourna pour faire face, les bras chargés de neige. Scorpius se retrouva bientôt si englouti que de la glace fondue s'infiltra sous sa parka, décuplant ses assauts. Le combat évolua en impitoyable corps à corps : deux caractères agressifs refusant le repli ou la fuite, rusant pour déséquilibrer l'autre.

Scorpius avait l'avantage de l'agilité, de l'endurance et, comme Rose put rapidement le mesurer : de la force. Sans la blesser une seule seconde, il parvint à la renverser au sol et la mitrailla en attendant qu'elle crie grâce. Rose opta pour une autre tactique : la stratégie de la chaussette. Agrippant le bord d'une botte de Scorpius, elle y engouffra une bonne pelletée de neige qui vint aussitôt fondre le long des orteils sensibles.

Scorpius recula brusquement et Rose en profita pour s'accrocher à sa jambe, peser de tout son poids et le projeter au sol, tête la première, une botte en moins pour la forme.

Abasourdi, l'héritier des Malefoy releva un visage couvert de neige et se retourna sur le dos, uniquement pour tomber sur une Rose Weasley triomphante, essoufflée, qui fit pression des deux mains sur ses épaules pour l'empêcher de se relever :

- J'accepte ta reddition, déclara-t-elle, rayonnante.

- D'accord. Parce que je suis un gentleman.

Rose sut qu'il disait vrai. Sa position était instable, et Scorpius aurait facilement pu la renverser pour prendre l'avantage. Mais il n'en fit rien. Au lieu de cela, ils éclatèrent tous les deux de rire, et Rose secoua la tête pour dégager la neige qui s'était prise dans ses cheveux.

- Attends, souffla Scorpius.

Il dégagea sa main droite et du bout de ses doigts glacés, fit glisser les cristaux le long de ses mèches trempées. Il y avait une telle spontanéité dans ce geste que pendant un bref instant, le temps parut suspendu. Rose ne bougeait plus, les yeux rivés sur Scorpius qui ne la regardait pas, inconscient de son trouble ou de l'intimité de leur posture. Les joues en feu, mais heureusement rafraichies par la neige, Rose se répétait en boucle cette unique phrase : « oserai-je ? ». Et elle osa. Dégageant ses mains elle aussi, elle écarta les mèches blondes trempées de Scorpius et remit son bonnet en place. Elle eut à peine conscience en faisant cela de toucher les cheveux de soie dont elle avait imaginé le contact quelques semaines plus tôt.

Elle descendit le long de ses tempes, la ligne de son visage, anguleux et fin. Sa peau était douce et très blanche. Trois minuscules grains de beauté s'alignaient sur la courbe de sa pommette gauche, comme une petite constellation.

Alors, Rose fut saisie par la pureté de l'instant. Le Soleil les frappait en plein écrin de glace, sous les épines de pin, dans le chant discret de la nature qui s'endormait, avec, au loin, les cris d'un oiseau retardataire. Le gel avait changé le paysage en statue de verre, attendant la lumière pour les sublimer. Sous cet éclairage d'or et de cristal, les yeux de Scorpius apparaissaient vert intense, transparents comme de l'eau, et Rose se remémora les accusations de Lily, sa jalousie, les sentiments contrastés qui l'habitaient depuis leurs cours communs d'Astronomie, tout en même temps.

« Tu es folle de lui ! », avait dit Lily. « Ça crève les yeux ! »

Aujourd'hui, Rose prenait conscience de ce que cela impliquait, de ce qu'elle éprouvait, là tout de suite, pour ce jeune homme étendu sous ses doigts, et cette révélation la paralysait.

« Désir ou amour ? » martelait son esprit. « Désir ou amour ? »

Rose accordait à ces deux principes une grande différence. Elle savait depuis des semaines déjà que Scorpius ne lui était pas désagréable. Mieux, même, qu'il lui plaisait. Mais cela n'avait jamais entravé ses principes, puisque jusqu'alors, elle n'avait jamais trouvé de mal à éprouver de l'attirance pour un jeune homme séduisant.

Mais aujourd'hui...

Aujourd'hui, sous le feu brûlant du Soleil, Rose se rendit compte qu'elle n'éprouvait pas seulement du désir pour Scorpius : elle l'aimait. Elle aimait chaque aspect de lui : chaque parcelle de son corps, chaque facette de son esprit qu'il avait bien voulu lui dévoiler, et ses réactions, son odeur, sa voix, chaque détail d'une constellation infinie qui s'appelait Scorpius. Elle l'aimait à tel point qu'en sa présence, le monde entier disparaissait, à tel point que son cœur lui faisait mal et menaçait d'éclater pour rejoindre le sien, à tel point que son besoin le plus pressant sur cette Terre était d'embrasser ces lèvres roses, là sous ses yeux, et de ne plus jamais les quitter.

Rose fut tellement bouleversée par l'intensité de cet amour qu'elle se redressa et recula, totalement déstabilisée, poignardée par une passion qui la trahissait.

- Il faut que j'y aille..., articula-t-elle très vite, parfaitement incapable d'interpréter les réactions de Scorpius. Je...

Il fallait qu'elle s'échappe, il fallait simplement qu'elle s'échappe, qu'elle puisse réfléchir...

- Je n'ai pas encore choisi ma robe pour le gala, et ma mère m'a demandé de voir ça avec elle, inventa-t-elle avant même de savoir si cela semblait cohérent.

Cela semblait-il cohérent ? Oui, plutôt.

Scorpius se redressa lui aussi, et alors elle se releva complètement, plus que jamais consciente de leurs corps l'un contre l'autre :

- D'accord, dit-il d'une voix rauque. A plus tard.

Que pouvait-il bien penser à cet instant ? S'était-elle conduite bizarrement ?

Rose aurait été incapable de le dire. Son cœur battait décidément bien trop vite, et elle fit demi-tour vers le sous-bois avant qu'il ne puisse avoir l'idée de l'accompagner.

L'expression de Scorpius restait gravée dans son esprit, à mesure qu'elle s'éloignait, et elle ne trouvait pas les mots pour la définir. Scorpius semblait... penaud ?

Mais c'était si secondaire comparé à la tempête qui déferlait sur Rose : émerveillement, joie stupide et béate, stupeur, colère, déni, remord, panique et angoisse, que la jeune fille ne s'en préoccupa plus et sortit du sous-bois, tremblante, amoureuse, à cœur perdu.

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