II

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Dany avait arrêté le moteur et les deux étudiants restèrent silencieux un moment au milieu du parking désert.

« Pourquoi le bateau ? »

Dany hocha la tête. Son regard quitta le large pour revenir sur Quentin.

« Parce que je ne t'ai pas tout dit. »

Quentin leva les yeux au ciel et inspira.

« Ok, explique-toi. »

Dany leva le pouce vers le large en souriant légèrement.

« On ne va pas sur Cramond Island. »

Quentin leva un sourcil.

« Je te le dis à toi, mais personne n'est encore au courant : ça se fait sur Inchmickery. »

Machinalement, Quentin porta son regard sur la silhouette noire qui se détachait du Firth of Forth, d'un bleu sombre dans son aube nautique.

« Et si on se fait prendre ? »

« D'abord, on naviguera vers Cramond. On aura l'excuse de la marée haute. Et dans le coffre j'ai du matériel de pêche. Puis on profitera de l'obscurité pour aller sur Inchmickery. »

Quentin plissa les yeux.

« Quelle distance ? »

« Depuis Cramond, deux kilomètres. »

« On a assez d'essence ? »

Dany sourit plus largement.

« Ça veut dire que tu marches toujours ? »

« Bien sur ! Tu croyais que j'allais te laisser tomber parce que tu me dis la moitié des choses, comme d'habitude ? »

Dany soupira.

« Ok. Mais je voulais être sûr. »

« De quoi, que je ne raconte rien ? »

« Non, que ce serait possible là-bas. J'y suis allé plusieurs fois, à différentes heures. J'ai déjà fait le trajet un jour de pluie et j'y ai repéré un bâtiment où on pourra allumer des lumières sans être vus de la côte. »

« Et de Cramond ? »

Dany balaya l'air devant lui d'un revers de la main.

« Les gens en partent avant la nuit. »

Il marqua une pause.

« Personne ne semble s'y intéresser. Il y a bien un type aux cheveux longs que j'ai reconnu plusieurs fois et qui semblait regarder dans cette direction, mais je ne l'ai jamais vu après le coucher du soleil. »

Quentin hocha la tête.

« Bon. » Il se retourna et considéra la glacière posée sur le siège arrière. Bleue avec une poignée en plastique blanc. Scellée de plusieurs épaisseurs d'adhésif gris, la même que celle des vacances avec les parents, les grands-parents, les cousins parfois. Le sable dans les sandwiches qui croque entre les dents malgré les films d'emballage et les précautions maternelles. Jérémiades et courses vers la mer. Supplications pour une glace. Jamais il n'aurait cru à aucun moment de sa vie qu'il eût quelque bénéfice à utiliser à nouveau cette sournoise invention balnéaire.

« Faisons-le. »

Dany jeta un dernier regard autour d'eux, sortit de la voiture, s'étira, frissonna, ouvrit la portière arrière, et se figea. Il écouta.

Quentin vint le rejoindre. Il resta silencieux jusqu'à ce que Dany fit un signe de la tête. Ils tirèrent la glacière et la posèrent au sol. Puis ils l'amenèrent jusqu'à une petite barque qui s'enfonça sous le poids.

Dany fit un aller-retour jusqu'à la voiture et revint avec le matériel de pêche. Le moteur de la barque nécessita plusieurs tentatives de démarrage.

L'air était glacial à cette heure cobalt. Dany plissait les yeux et les gardait fixés sur la pointe nord de Cramond Island. Quentin, assis à l'avant, baissait parfois la tête et resserrait sa capuche quand le souffle se faisait trop douloureux. Quitter la terre pour le ciel ou l'eau, même de peu, même à faible altitude, profondeur ou vitesse était toujours passible d'un châtiment pénible, le prix pour cette liberté décadente.

Le courant de la côte écossaise, principalement de surface, venait du Nord et empêchait le courant atlantique de venir réchauffer le littoral.

Quelque matin que ce soit, les pensées sont faméliques lorsqu'on est recroquevillé sur une barque squelettique poussée par un moteur usé, et giflé par des embruns gelés. Dans l'adversité, Quentin avait l'habitude de se retrancher dans les mathématiques appliquées. Il en était réduit à considérer mentalement les paramètres de masse volumique de l'air, qui dépendait de la pression atmosphérique, de la température et de l'humidité, et la résultante des calculs qu'il s'infligea était estimablement merdique.

Le trajet était insupportable. Dany changeait régulièrement de main pour tenir la barre. Bientôt, il s'assit au fond de la barque et assurait la direction en plaçant la barre sous son aisselle, les mains serrées entre ses cuisses. Après presque dix infernales minutes, moteur à fond, il ralentit, changea de direction, fit mine de se diriger vers l'extrémité de Cramond. Il observa le littoral, explora la route côtière du regard, surveilla si aucune nouvelle lumière ne s'était allumée.

Signe de réflexion, les arêtes de son nez se relevèrent.

Il estima que l'obscurité était suffisante et remit résolument les gaz en direction de Inchmickery.

Quentin grelottait, remuait les pieds et était convaincu à présent que sa peau se détachait en plaques gelées. Ses vêtements n'ayant été qu'une indigente protection contre l'humidité flottante, vite devenue un bain de crachin.

Plus de vingt minutes furent nécessaires pour se rapprocher de la forme noire pareille à la silhouette d'un navire de guerre, subterfuge architectural du temps où l'amirauté, pour toute arme de guerre, disposait de plus de crayons que de canons.

Dany contourna l'île et retrouva la crique qu'il avait repérée pour aborder, totalement invisible du rivage. Une rampe bétonnée leur permit d'accéder à la partie ouest du complexe. Ils pénétrèrent dans une construction carrée, flanquée d'une tour et déposèrent finalement la glacière dans un coin d'une pièce vide.

Dany sortit son téléphone portable et balaya la pièce d'une lueur froide, révélant un béton nu et glacial.

« De ce côté-ci, on n'est pas vus de la côte. On pourra allumer des lumières. »

Quentin hocha la tête. Il sautillait sur place pour tenter de se réchauffer.

« Aide-moi pour la glacière. C'est à côté. Fais attention, le trou est au milieu. »

Ils passèrent par une ouverture ménagée dans le béton et pénétrèrent dans une pièce plus petite, une ouverture carrée d'un noir encore plus dense percée en son milieu.

Dany fit un geste vers l'eau sombre qui y affleurait.

« J'attache une corde à la poignée. Puis on la fait glisser au bord, et elle ira toute seule au fond. »

Quentin hocha la tête et, sans mot dire, ils poussèrent la glacière dans l'eau, qui disparut silencieusement vers les profondeurs du trou. Dany fit doucement défiler la corde entre ses mains jusqu'à ce qu'elle devienne lâche. Il la reposa au sol et posa un lourd morceau de béton qui s'était détaché d'un mur pour la bloquer.

Le trajet de retour fut tout aussi silencieux et pénible.

Dany se tendait à mesure qu'ils approchaient du rivage, encore plongé dans une obscurité bâtarde. Ses yeux s'acharnaient à tenter de distinguer des formes dans cette masse sombre. Il se ménageait souvent, surtout lors de compétitions sportives, un espace dans son esprit où il stockait un surplus de volonté, une réserve virtuelle d'adrénaline, qu'il poussait son cerveau à produire en temps voulu. Le procédé lui avait souvent servi en fin de matches. Il n'ignorait pas ce qu'on disait de lui en dehors du cercle de l'équipe et des entraîneurs. Il savait la condescendance qu'ont les universitaires pour les représentants de l'effort sportif et la compétition. Apparemment, ils avaient oublié les Hoplites, Spartiates et Marathoniens qui avaient forgé les mythes. Ceux relatés dans des bouquins épais, aux mains de rachitiques apprenants qui, pour tout poids, soulevaient au maximum de leurs efforts des dictionnaires de grec ou des thésaurus aux larges pages, et comptaient sur leurs capacités cérébrales pour survivre à ce monde bien trop composite, où ils pouvaient potentiellement être confrontés à toute forme redoutée de violence physique. Ces ouvrages leur permettent de s'isoler dans le pur milieu de la cogitation universitaire, faite de longues séances attablées sous des lumières individuelles, un doigt ferme sur une ligne imprimée en fins caractères qu'un stylo tenu par l'autre main déposait avec discernement sur une feuille blanche non lignée.

« Ralentis ! »

Machinalement, à l'injonction de Quentin, Dany relâcha la poignée des gaz, et l'inertie les fit se pencher en avant.

« Quoi ? »

Quentin avait les yeux fixés vers le rivage et n'eut pour toute réponse qu'un mouvement de tête vers le parking. Une silhouette immobile était appuyée sur une voiture.

Dany serra la mâchoire.

« Souviens-toi, on est partis pêcher. »

Quentin plissa les yeux.

« Sauf que lui ne me croira jamais. »

L'espace d'une seconde, Dany fut traversé à la fois par un vague sentiment de soulagement et un furtif accès de panique.

« Tu le connais ? »

Quentin soupira. Lorsque la barque heurta la ponton, il sauta à terre, se pencha pour retenir le bateau, l'amarra rapidement et se retourna.

« Sean, qu'est-ce que tu fais là ? »

Ce dernier s'approcha en riant presque.

« Détendez-vous, les gars. Je voulais simplement vérifier si c'était vrai. »

Dany se tourna vers Quentin qui eut un vague geste de la main et secoua la tête.

« Dany, tu connais mon coloc, Sean. »

« Vérifier si quoi était vrai ? »

Sean haussa les épaules et considéra un instant la mer du Nord dont la lumière révélait l'agitation de surface, l'eau de l'Atlantique issue du courant de Fair Isle, ses variations et ses anomalies qui confondent les météorologistes. Ces derniers n'avaient rien trouvé de mieux que d'en accuser la Norvège, qui n'avait sans doute rien d'autre à faire que de perturber l'entrée du courant nord-atlantique dans cette aisselle maritime.

« Cette histoire de caisse d'herbe ».

Dany souffla par le nez.

« Bon sang, Quentin, tu lui en as parlé ? »

Ce dernier avait un regard ahuri.

Sean rit à nouveau, mit les mains dans les poches et, s'adressant à Dany, fixait Quentin du regard.

« Laisse tomber. Il parle en dormant. »

« Quoi ! Mais tu ne me l'as jamais dit. »

Sean haussa les épaules.

« Parce que jusque là il n'y avait rien de vraiment intéressant dans ce que tu disais. C'était au mieux divertissant, et ça n'avait souvent aucun sens. Mais quand tu as parlé de cette histoire de caisse, j'ai été intrigué et j'ai voulu vérifier. »

Dany se releva.

« Bon, qu'est-ce que tu veux ? »

Sean haussa encore les épaules.

« De l'herbe gratuite. Et venir à votre petite fête. Qu'est-ce que tu crois ? »

« Justement, je n'en sais rien. C'est tout ? »

Sean pencha la tête.

« A moins qu'il y ait autre chose dans cette caisse. »

Dany observa Sean pendant ce qui parut à Quentin une éternité. Il réalisa que ce grand type effacé, au visage doux sur un corps de rugbyman, venait de rire. Et qu'il ne l'avait jamais vu rire auparavant. Ni même plaisanter. Comme effrayé par son propre physique, il agissait toujours en gestes exagérément mesurés. Les filles l'adoraient parce qu'il était grand et faisait tout pour le faire oublier. Elles devaient le considérer comme un grizzly apprivoisé. Mais un grizzly tout de même. Il était foncièrement non violent mais se réservait le droit de l'être. Il était en cinquième année de littérature et ne s'en tirait pas trop mal, mais s'était taillé une mauvaise réputation auprès de certains professeurs pour avoir, avec force références dont il émaillait ses compositions, avoué son admiration pour J. R. R. Tolkien. Bien trop peu universitaire à leur goût. L'équivalent, pour eux, de faire entrer Jim Morrisson au London Philarmonic Orchestra.

Dany était presque terrifié. Il soupira et se pencha dans le bateau pour récupérer l'équipement de pêche.

Quentin resta face à Sean, immobile, jusqu'à ce que Dany revienne. Il avait son téléphone en main.

« Donne-moi ton numéro. »

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