Portes closes et yeux grand ouverts

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Loup soupira longuement, le cœur battant.

Quel miracle... Un inspecteur ici, chez lui. Et il ne s'était pas fait prendre !

Il restait libre !

Un petit rire soulagé lui échappa, et il redressa la tête en s'étirant lentement, les yeux fixés sur la porte de chêne refermée. Melinda partie, il n'avait plus besoin de se cacher.

Exactement comme il le prévoyait.

Se levant silencieusement, il la verrouilla à double tour avant de gravir quatre à quatre les escaliers.

La paix revenue, il lui fallait se remettre au travail. Et vite ! Après tout, la commande de son dernier client, le marquis de Brienne, n'attendrait pas.

Dépassant d'un pas alerte la chambre de Melinda, puis la sienne, il se dirigea au fond du couloir, vers une pièce discrète. Il l'ouvrit ; devant lui s'étendait le « garde-manger », une petite salle blanche et poussiéreuse à peine plus grande qu'une armoire où il rangeait nourriture et matériaux de couture sur différentes étagères. Aliments sur la gauche, boutons et divers tissus colorés sur la droite.

Et, enfin, une simple petite bibliothèque d'osier tressé, portant sur ses rayonnages quelques ouvrages parmi ceux qu'il préférait. Voyage au centre de la Terre ou Vingt mille lieues sous les mers de Verne, les deux tomes de Notre-Dame de Paris, par Hugo, Les Fleurs du Mal du grandiose Baudelaire...

Il retira ce dernier recueil, en effleura la tranche bleue qu'il avait reliée de cuir avec amour tandis que sa main droite faisait glisser l'étroit meuble sur le côté, avant de consulter sa montre à gousset.

Vingt et une heures, lui annonçait le cadran ivoiré. Il avait toute la nuit devant lui. Sa mémoire lui rappela quelques vers, ceux de l'Harmonie du soir, que ses lèvres prononcèrent muettement :

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Il ferma les yeux un instant, emporté par la sonorité des mots. Le repos...

Voilà pourquoi il aimait tellement ces heures de silence qui suivaient les soupers : pour ces moments de paix, ces instants où la nuit noire s'offrait à lui pour ses projets. Il l'avait toujours préférée au jour, plus douce, plus calme, avec ses ténèbres protectrices et ses brumes cachotières. Loin des hommes.

Il rouvrit les paupières.

Derrière la bibliothèque écartée se trouvait une nouvelle porte, blanche et coulissante. Sans poignée, riche d'opportunités, mais surtout... secrète. Un petit sourire détendit ses traits tandis qu'il passait de l'autre côté, serein, pour entrer dans son atelier. Celui-ci ne possédait rien en commun avec celui qu'il utilisait devant les yeux de Melinda, qui ne se constituait que de bois et de couture, d'ennuis et de rafistolages ; non, cette pièce était la sienne, et c'était ici que s'accomplissait l'essentiel du travail, loin de témoins indiscrets.

Loup déposa délicatement Les Fleurs du Mal sur un guéridon d'acajou avant de promener son regard le long des murs tapissés et du sol laineux. La pièce, soigneusement insonorisée lors de sa construction, comportait de nombreux outils qu'il admira : le foyer de braises mourantes projetait une pâle lueur dorée le long des plats métalliques sur les murs, une longue table de bois sur laquelle il étendait les produits obtenus.

Il s'arracha presque de force au tableau offert par ses créations pour allumer une lampe à pétrole juchée sur le guéridon, à côté du recueil baudelairien, et noua un mouchoir autour de sa bouche pour respirer librement à travers l'odeur étouffante de l'essence.

Ici, il fabriquait du cuir. C'était son nouveau passe-temps - une manière simple et efficace de s'épargner de l'argent, un moyen agréable de se vider l'esprit.

Il lui suffisait de ramener les peaux écorchées de chacun de ses petits "voyages" nocturnes et de les soigner. Les saler, les presser, les fumer, les laisser sécher et enfin les traiter dans des solutions diverses produites ici-même afin d'en donner une consistance et une couleur impossibles à reproduire avec le veau ou le porc habituels.

Si son père apprenait en quoi il utilisait ses aptitudes scientifiques apprises au lycée Louis-Le-Grand... L'aurait-il déçu de nouveau ? Pourtant, grâce aux Mains de Fées, il se bâtissait sa propre fortune ! Sa propre indépendance !

N'avait-il pas eu raison, de couper le contact avec cette famille étouffante ? Ces d'Airauld omniprésents, qui parasitaient le Nord français...

Mais il était inutile de réfléchir à cela, désormais. Son travail l'attendait.

L'air pensif, Loup s'assit sur son tabouret préféré avant de saisir entre ses mains le cuir de la veille, prêt à être utilisé.

Voyons voir... Un fourreau d'épée, donc. Blanc ivoire. Broderies écarlates, écusson de la maison nobiliaire. Rien de trop compliqué, songea-t-il avec une pointe de contentement tandis qu'il saisissait prestement une minuscule paire de ciseaux de bronze hors de sa boîte à outils. Tranchant la fibre rouge d'un geste habile, il l'enfila dans une aiguille d'argent, jeta un coup d'œil au patron préparé au préalable par le commanditaire et perdit tout fil du temps, le battement de la pendule devenant muet à ses oreilles alors que les minutes s'égrainaient.

Elle sonna les douze coups de minuit. Il avait terminé la commande, enfin.

À présent, il pouvait se concentrer sur son projet personnel.

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