Chapitre 1 - Des nouveaux venus

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Les faucons tournent dans le ciel d’azur au-dessus des collines, ignorant nos allées-venues incessantes. Leurs cercles concentriques qui survolent les champs et les forêts vallonnées encore dénudées restent insensibles à la productivité de notre agitation humaine.

C’est une journée fraîche, mais sèche et ensoleillée de début février, une météo idéale pour les travaux extérieurs. Cette année, mon frère a pour projet d’agrandir des bâtiments de la ferme, pour augmenter la production, et donc les capacités de stockage. J’essuie mes mains sur mon t-shirt noir déjà plein de taches et je distribue des ordres à quelques ouvriers de la ferme qui, de toute évidence, sont plutôt fermiers que maçons.

J’ai décidé de participer à cette construction, d’abord parce que j’ai des compétences qui leur sont utiles, et aussi parce que les activités automatiques sans penser à rien d’autre pour une fois sont un repos de l’esprit agréable. N’en déplaise à Spyke, il y a un temps où réaliser du travail basique est plus important que de patrouiller avec une arme. D’ailleurs, je ne l’entendais pas se moquer quand je l’aidais à retaper sa maison.

La matinée est bien avancée, au rythme de l’élévation des murs, lorsque deux quatre-quatre noirs aux vitres teintées approchent dans l’allée de la ferme. Des quatre-quatre avec une immatriculation du Ceagrande.

Tous les ouvriers s’arrêtent de travailler et se retournent dans leur direction. Qui que soient ces arrivants, ils sont venus pour moi. Ils n’auront pas la peine de me chercher, je délaisse ma brouette pour marcher à leur rencontre. Yohan me suit, mais tous les autres restent précautionneusement en arrière. La présence à Faucon de véhicules étrangers à l’Union Fédérale est un évènement rarissime.

Deux hommes descendent de la voiture de tête. Le premier, un homme d’une quarantaine d’années, blond avec une chemise noire, retire ses lunettes de soleil avant de s’adresser à moi :

— Je présume que vous êtes Jack.

Je fixe l’inconnu pendant une poignée de secondes. Ces yeux bleu iceberg, je les ai déjà vus. Cet accent à couper au couteau, je l’ai déjà entendu.

— Et vous, vous êtes Andreï.

— C’est exact, me confirme l’autre, avec un sourire aussi froid que la glace de ses prunelles.

L’usage voudrait que je lui serre la main, mais j’ai du mortier plein les doigts, alors je reste indécis, impressionné de me trouver devant un descendant du Tsar en personne. Il remarque mon hésitation.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, les miennes ne sont pas propres non plus, dit-il en tendant vers moi une main immaculée.

J’accepte sa poignée de main sans tarder, et il poursuit d’une voix grave, en roulant tous ses R :

— Hélas, ce ne sont pas des réjouissances qui m’ont amené ici, mais pour parler honnêtement, je suis ravi de vous rencontrer.

Je ne suis pas sûr de pouvoir en dire autant. Si Andreï Tourgueniev s’est déplacé jusqu’ici, il doit avoir une excellente raison, et cela n’augure rien de bon. Il fait un signe en direction du second quatre-quatre. Le conducteur en sort, vêtu d’un treillis et caché derrière une casquette et des lunettes noires aux reflets bleutés. Il ouvre la porte arrière du véhicule et une femme d’une quarantaine d’années descend, fixant le sol d’un air déboussolé en portant dans ses bras un petit garçon. À leur suite, paraît à son tour un grand adolescent aux traits fins. Contrairement à ceux de sa mère, ses yeux bleu-turquoise, balayés par des mèches de cheveux châtains lui tombant devant le visage, regardent droit devant lui.

— Voici madame Tania Ivanov, ainsi que ses fils, Vitaly et Dimitri, annonce Tourgueniev.

Je redoute alors de comprendre ce qu’Andreï fait chez moi. La dernière fois que j’ai revu Radek Ivanov, deux ans auparavant, il se trouvait dans une posture délicate et craignait pour sa vie. Je lui avais donné les coordonnées de ma ville de Faucon pour qu’il puisse s’y réfugier, car je l’aurais accueilli à bras ouverts. Comme il me l’avait certifié, il n’est jamais venu. Mais aujourd’hui, il m’envoie sa femme et ses enfants. La gorge serrée, je pose la question fatidique :

— Radek ?

— Radek est mort, me dit Andreï dans un soupir fataliste, confirmant mes suppositions.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Son entreprise a brûlé, et lui avec, répond-il d’un ton égal.

La femme relève la tête d’un seul coup, avec un éclair de folie hagarde dans le regard :

— L’entreprise n’a pas brûlé ! s’écrie-t-elle. Elle a été incendiée ! Ce feu était criminel, et vous le savez. Je ne resterai pas ici, vous m’entendez, vous ne pouvez pas me forcer à rester. Je vais rentrer à Teneria et découvrir qui a assassiné mon mari !

Une fois sa tirade terminée, elle semble épuisée, vidée de toute énergie, comme si elle était sur le point de s’évanouir. Vitaly, son fils aîné qui la dépasse déjà d’une tête, pose une main sur son épaule :

— On va repartir, maman, ne t’inquiète pas.

— C’est l’enquête de police qui déterminera l’origine de l’incendie, madame Ivanov, la reprend Tourgueniev sans compassion. Quoi qu’il en soit, les dernières volontés de votre mari stipulent de vous conduire auprès de monsieur Kocoum, je ne fais qu’accéder à sa demande.

Les yeux larmoyants de Tania Ivanov se raccrochent à présent à moi comme à une bouée de sauvetage.

— Est-ce que vous allez me dire pourquoi mon mari a été tué ? m’interroge-t-elle. Qui aurait pu lui en vouloir ? Il était honnête, il travaillait tout le temps !

Je croise le regard imperturbable d’Andreï et les sourcils froncés du jeune Ivanov.

— Je n’ai pas les réponses, Tania. Mais s’il s’agit d’un incendie criminel comme vous le pensez, il vaut mieux que vous restiez à Faucon. Ici, vous êtes sous ma protection, à Teneria, je ne peux rien faire.

Tania frissonne, et se résigne en silence. Je continue à lui parler, expliquant qu’elle pourra vivre à Faucon aussi longtemps qu’elle le souhaitera, mais je ne suis pas sûr qu’elle m’écoute. J’ai déjà ma petite idée pour lui trouver une habitation : la pleine saison à la ferme n’a pas encore commencé, alors la plupart des maisonnettes rudimentaires qui accueillent des saisonniers en période de récolte sont inoccupées, il suffit que j’arrange cela avec mon frère.

Ce sera peut-être l’affaire de quelques jours, je lui propose en attendant de loger à l’auberge de Térésa.

— Allons à cette auberge, dans ce cas, répond Andreï Tourgueniev à la place de Tania, alors que je ne m’adressais pas à lui. Nous y mangerons, mes hommes et moi, avant de reprendre la route.

Je valide sa proposition, cela me permettra de discuter avec lui pour mieux connaître cet homme et ses desseins. Lui et ses hommes retournent vers leurs deux quatre-quatre, tandis que Yohan et moi rejoignons le pick-up garé près de la barrière. Tania reste plantée au milieu du chemin poussiéreux avec ses enfants, ne sachant visiblement pas dans quelle voiture elle doit monter. Elle interroge silencieusement Andreï d’un regard effarouché.

— Où vous voulez, madame, lui accorde-t-il le choix en ouvrant les mains vers elle.

Avec soulagement, elle n’hésite pas une seule seconde avant d’entraîner ses deux garçons vers mon pick-up. J’ai à peine démarré qu’elle se met à me parler :

— Vous connaissez Andreï Tourgueniev ?

— C’est la première fois que je le rencontre.

— Méfiez-vous de lui, me dit-elle sans détour. Il est bizarre, cet homme-là, il me fait peur. C’est à cause de gens comme lui qu’il est arrivé malheur à Radek, j’en suis certaine.

Je me retourne un bref instant pour la sonder du regard et elle se ratatine au fond du siège, serrant son petit contre elle.

— Vous ne devriez pas parler aussi ouvertement à des inconnus. Je suis de votre côté, Tania, vous êtes en sécurité ici.

Je confie Tania et sa famille aux bons soins de Térésa, l’aubergiste, et Yohan et moi rejoignons Andreï et ses deux collègues qui se sont déjà attablés. Le brun de type latino assis à côté d’Andreï, qui doit être son homme de main, scrute continuellement la salle de restaurant avec sérieux et concentration. Andreï, au contraire, semble plutôt à l’aise, et observe avec une curiosité positive tous les détails qui se trouvent autour de lui. Le troisième homme qui les accompagne, installé sur la chaise du fond, adossé contre le mur, n’a pris la peine d’ôter ni ses lunettes noires ni sa casquette kaki. Dans la pièce, le volume sonore a baissé et les chuchotements commencent à aller bon train avec des regards en coin insistants vers les étrangers.

Sans s’en préoccuper outre mesure, Andreï hèle d’un geste Anna, une serveuse qui leur a déjà donné les menus de l’auberge :

— Quel est le prix pour trois nuits en pension complète, pour les trois personnes qui sont montées avec votre patronne ?

La jeune fille reste un instant bouche bée, comme happée par le regard translucide de son interlocuteur, le temps de décoder son accent si particulier, un mélange de celui de la Côte et de son pays d’origine, puis elle effectue le calcul pour lui annoncer le montant, Andreï fait rapidement la conversion dans sa tête et lui règle la totalité de la somme en livres, la monnaie du Ceagrande. La serveuse empoche ces billets qu’elle n’a jamais vus en bafouillant un remerciement, sans vérifier l’exactitude du compte.

J’accepte de prendre en charge Tania Ivanov et ses fils sans difficulté, mais j’ai besoin de savoir dans quoi je m’aventure, alors je n’y vais pas par quatre chemins :

— Qu’est-ce qui est arrivé à Radek ?

La véritable question serait « qui l’a tué ? » mais il est évident qu’Andreï ne me donnera aucun nom, et que s’il advenait qu’il le fasse, il serait probablement faux.

— Je l’ignore pour le moment, mais j’espère le découvrir, me répond-il en haussant les épaules.

— Tania et ses enfants seraient en danger s’ils retournaient à Teneria ?

— Peut-être bien, fait Andreï, toujours aussi évasif.

— Pourquoi les avez-vous amenés ici ? Pourquoi ne pas les protéger vous-même ?

— Parce que Radek me l’avait demandé. En fin de compte, il semblerait qu’il ait eu davantage confiance en vous qu’en moi, ajoute-t-il avec une grimace indéchiffrable.

— Radek avait de l’estime pour vous, me semble-t-il utile de lui préciser.

Andreï échange un regard avec son homme de main, mais il ne dit rien. Il se penche au-dessus de la table, et s’adresse à moi en baissant la voix :

— Je sais que vous avez travaillé pour nous, par le passé.

Je fronce les sourcils en ignorant le regard de Yohan posé sur moi. Je ne m’attendais pas à ce que mes démêlés avec la mafia de la Côte, qui remontent à plus de quinze ans, viennent s’immiscer dans cette discussion. De plus, je me demande bien comment Andreï Tourgueniev peut être au courant de mes activités passées. Radek ne savait pas ce que j’ai fait après avoir quitté Sergueï.

Andreï ne laisse pas de malaise s’installer dans la conversation. Il se rassied en arrière sur la banquette et reprend d’un ton naturel :

— Mais aujourd’hui, vous travaillez pour l’Union Fédérale, n’est-ce pas ?

Je le détrompe immédiatement. Je déteste qu’on m’associe à l’Union Fédérale qui nous a apporté plus de bâtons dans les roues que d’aide sincère pour développer la ville de Faucon.

— Non. Je travaille pour moi uniquement, et je fais ce que je crois être bon pour ce territoire.

Un demi-sourire sur le visage d’Andreï laisse comprendre qu’il apprécie personnellement cette réponse, sans que je sache dire pourquoi. Cependant, un détail de ses paroles ne m’a pas échappé et je le questionne :

— Quand vous dites « nous », vous parlez de votre oncle Nikolaï ?

Il balaie cette idée d’un revers de main désinvolte.

— Les habitudes ont la vie dure. Mais mon oncle et moi sommes en désaccord depuis longtemps. On ne choisit pas sa famille, n’est-ce pas ?

Sa façon de ponctuer ses phrases par « n’est-ce pas » comme s’il connaissait déjà ma vie actuelle et passée me fait froid dans le dos, et je repense à la mise en garde de la veuve de Radek.

— Tout comme vous, reprend Andreï, je suis un soldat solitaire. Nous ne sommes pas si différents, vous et moi.

Je ne suis pas d’accord avec lui. Je ne suis pas un soldat. Et un gouffre gigantesque nous sépare, à commencer dès l’origine de notre naissance.

La jeune serveuse leur apporte trois plats du jour et Yohan et moi quittons la table pour les laisser à leur repas. De toute manière, je n’obtiendrai pas d’information supplémentaire, Andreï reste totalement hermétique.

— Je suis certain que nous serons amenés à nous revoir très bientôt, Jack, dit-il au moment de me serrer la main.

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