Chapitre 12: Louvel

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La maison se dressait devant nous. Bordée d’un entrepôt et d’un bâtiment de trois étages, elle paraissait écrasée sous leur masse. À moitié détruite par un probable tir de canon et un début d’incendie, il ne restait d’elle que le rez-de-chaussée couvert de gravats et son premier étage dont une partie était ouverte aux quatre vents. Le toit, par miracle, avait résisté, lui donnant un aspect étrange, comme suspendu entre deux murs.

Je me reculai dans l’angle du bâtiment où nous avions pris position.

— Vous êtes sûr qu’il est bien là ? demandai-je à l’un des amis de Charles, un grand escogriffe paraissant tout droit sorti de la Cour des Miracles.

L’homme haussa les épaules, comme si ma question ne méritait aucune réponse.

— Si on dit qu’il est là, c’est qu’il est là. On l’surveille depuis hier, il a pas bougé de là haut, j’peux vous le jurer sur la tête de mon dernier gamin. Y’a juste une vieille femme qu’a fait un aller-retour dans la journée, probablement une bonne à son service, sa mère ou je sais pas trop quoi.

— T’en fais pas, Pierre, ponctua Charles. Ces gars-là sont des artistes en la matière. Il n’y a pas un mauvais payeur dans tout l’empire qui pourrait leur échapper. Je peux te l’assurer.

Nul doute que mon ami ou ses parents avaient déjà dû avoir recours aux services de ces pisteurs : il n’était pas conseillé d’avoir des dettes dans ces milieux, à moins de souhaiter rapidement renoncer à une main ou une oreille. Et vu la taille des couteaux de ces braves gens, ils devaient trancher n’importe quel appendice avec efficacité.

— On y va quand ? repris-je, impatient.

Le grand échalas, affublé du surnom de la Pinceje ne voulais pas connaître l’origine de ce sobriquet —, soupira, visiblement agacé par ma simple présence. Et plus encore par mes questions.

— Dès que les gars de l’autre côté de la maison auront donné le signal que la voie est libre. S’agirait pas de tomber sur une patrouille de cognes ou une escouade de soldats en vadrouille.

À cet instant précis, un homme, cinquante mètres plus loin, agita un foulard rouge. La pince se déplia d’un coup, laissant apparaître une rangée de dents parfaitement alignées, image inattendue dans cette face parsemée de bosses et de sillons.

— Ben voilà, suffisait juste que tu d’mandes, petit.

Nous traversâmes la rue en trois enjambées, le grand devant nous, Charles sur ses talons et moi, fermant la marche. Pas de porte pour nous défendre l’accès, elle avait été arrachée probablement lors de l’émeute. Le rez-de-chaussée de la bâtisse semblait désert, encombré des gravats du premier étage. Il ne restait des meubles l’ayant occupé que des tas de planches et des débris de vaisselle ou d’effets personnels cassés. Qu’avait été cette maison auparavant ? Une planque de la police secrète ? La demeure d’un membre du parti libéral ? Ou tout bonnement l’habitation de simples gens, ayant fui les dangers. Ou y ayant laissé la vie. Je repoussai ces pensées, concentré sur notre objectif. Louvel était à cette heure tout ce qui m’importait. Je croyais pouvoir sentir sa présence, presque humer son odeur au milieu des détritus et de la poussière.

— Par ici nous indiqua la pince à voix basse. Sa planque est au premier étage, on a repéré de la lumière.

Il posa le pied sur la première marche d’un escalier branlant. Un déclic. Le son d’une corde se tendant. Un coup de feu, tiré depuis le palier. L’homme s’effondra, le crâne en partie explosé.

— Merde, il a piégé sa planque, s’angoissa Charles.

Nous nous étions par réflexe jetés à terre, attendant avec inquiétude un nouveau tir. Rien ne vint. Le coup de feu avait dû donner l’alerte et, si Louvel se trouvait bien là, il devait déjà être en train de prendre la poudre d’escampette. Sans réfléchir, j’enjambai le désormais cadavre, grimpant l’escalier quatre à quatre, sans me préoccuper de la présence d’autres pièges.

— Pierre, qu’est-ce que tu fous ? lâcha Charles.

— Il va se tirer, répondis-je, sans prendre garde à vérifier si mon ami me suivait ou pas.

Les murs béants de l’étage laissaient voir la rue d’un côté et une petite cour à l’abandon de l’autre. Une seule pièce restait en état. Celle où l’ancien inspecteur avait trouvé refuge. Penché en deux, je me précipitai vers la porte y donnant accès. J’entendis un nouveau déclic, tout proche de ma tête. Un deuxième coup de feu, d’un pistolet posé dans une petite alcôve. Une odeur de poudre pénétra mes narines tandis que mes oreilles bourdonnaient. Je chancelai, me rattrapai à un mur recouvert de salpêtre. Je ne devais pas m’arrêter. La porte se trouvait à un mètre de moi. Je ne ralentis pas ma course, fonçant l’épaule en avant sur le morceau de bois.

Un craquement. Elle céda sans combattre. Emporté par mon élan, je fis irruption dans une petite pièce de tout juste deux mètres de côté. Une seule fenêtre, à peine un soupirail, pour toute source de lumière naturelle, complètement occultée par un tapis élimé. Je percutai une table, manquant de passer par-dessus. La douleur du choc se joignit à celle qui à présent irradiait dans mon bras, lançant mille étoiles devant mes yeux.

Enfin arrêté dans ma course, je pus observer les lieux avec plus d’attention. Une femme sans âge, portant une cape rabattue sur son chef, se tenait assise dans un coin, recroquevillée sur un fauteuil élimé. Apeurée, elle agrippait une aiguille à tricoter, le reste de son travail étalé au sol. Une pelote de laine achevait de se défaire, roulant lentement dans ma direction. Il n’y avait personne d’autre. Aucune trace de Louvel. Aucune sortie possible. Il avait filé. J’en aurais pleuré de rage.

La femme n’osait pas me regarder, fixant le plancher, effrayée. Je me reculai d’un pas, les mains en avant, bredouillant des mots d’excuse. J’entendais Charles, dans mon dos, arriver vers moi avec prudence. Je me sentais las, désemparé. L’inspecteur, une fois de plus, nous avait échappé. J’aurais voulu renverser les quelques meubles du réduit, briser table, chaise et vitre dans un élan de colère. J’aurais voulu hurler, jurer, gémir.

Je me trouvais à présent sur la pas de la porte, reculant pas à pas. Il faudrait interroger cette inconnue, elle avait forcément partie liée avec Louvel. Mais elle semblait en état de choc. Je craignais même que son cœur ne cède et qu’elle ne rende l’âme, là, devant moi. Fin de la piste ténue me raccrochant encore à l’ancien inspecteur. Charles se plaça dans mon dos, n’osant piper mot.

La femme releva lentement la tête. Je croisai enfin son regard. Ce regard ! Je le connaissais bien. Il m’avait toisé, charmé, nargué. Il m’avait humilié, bafoué, injurié. Il m’avait interrogé. Dans une cave, sans pitié. La frêle silhouette se leva d’un bond, retirant cape et châle, me les jetant au visage. Sous cet accoutrement se tenait un homme. Louvel. D’une ruade, il se précipita vers le vasistas, le brisant en éclats de verre tranchants. Sans même y prendre garde, il bondit au travers, plongeant dans le vide tête la première. Empêtré dans les morceaux d’étoffe, je me lançai à mon tour, une poignée de secondes trop tard.

— Non ! hurlai-je à pleins poumons.

Je me penchai par l’étroite fenêtre, m’attendant à trouver le corps de Louvel gisant un étage plus bas sur les pavés. Il n’était pas tombé. Se rattrapant in extremis à un pic planté dans la façade qu’il avait déjà probablement repéré depuis longtemps, il s’était redressé et escaladait le mur de la maison, s’agrippant à tout ce qui passait à portée de main. Il s’enfuyait, là, sous mes yeux ! J’aurais pu le capturer, m’emparer de lui, une minute plus tôt, et je ne voyais déjà plus que les semelles de ses chaussures passer par-dessus la gouttière.

Sans réfléchir, je m’élançai à mon tour. Bien moins habile, je manquai de rater ma prise, m’agrippant au dernier moment au pic métallique. Rétabli sur une mince corniche, j’attrapai une poutre qui dépassait et me hissai de toute la force de mes bras. Je pris avec difficulté pied sur le toit branlant de la maison. Louvel, déjà, escaladait le mur de l’entrepôt, s’agrippant à des barreaux métalliques partiellement rouillés. Je me précipitai, sentant mes chaussures glisser sur des tuiles traîtresses. Je pris appui sur une poutre, sans voir que celle-ci ne tenait plus qu’à une extrémité. Je me jetai d’un bond en avant, chutant sur une surface par chance encore solide.

Les paumes en sang, j’empruntai à mon tour l’échelle de fortune. Je glissai, les doigts rendus poisseux. Plus que quelques efforts et j’atteindrais le haut du toit de l’entrepôt. Je poussai et tirai de toutes mes forces, sans penser au vide en dessous de moi. Sans penser à ce qu'il se passerait si je parvenais à rattraper ma cible.

Je me redressai, en équilibre sur le faîte du bâtiment. Louvel se tenait à l’autre extrémité, immobile. Sa fuite s’arrêtait là : face à lui, une rue bien trop large pour qu’il ne tente de sauter par-dessus. Aucune issue possible. Sauf à revenir vers moi. Prudent, j’avançai à mon tour, posant les pieds l’un devant l’autre à la manière d’un équilibriste. Je me souvins alors que j’avais sur moi un pistolet, confié par la Pince. Si j’avais pensé à le sortir en entrant dans la pièce, tout à l’heure, j’aurais peut-être eu le temps d’arrêter le fuyard d’un tir bien ajusté. J’empoignai la crosse de l’arme, la pointant vers mon adversaire. Nos regards, à nouveau, se croisèrent. Le sien était froid, dur. Et presque amusé.

— C’est fini, Louvel. Tu n’as plus de possibilité de t’enfuir, maintenant.

— M’enfuir ? rétorqua l’inspecteur, de sa voix suave et enjôleuse. Mais où voudrais-tu que je m’enfuie, Sauvage ? Ah, mais, parce que tu pensais peut-être que je m’enfuyais, c’est ça ? Mais voyons mon brave ami, depuis quand escalader un mur et sauter de toit en toit est-ce s’enfuir ?

Il rit doucement, de ce rire évoquant du gravier roulant entre les dents. Je m’approchai d’un pas, il recula, au bord du précipice. Je tendis ma main libre vers lui.

— Rejoins-moi, tu as perdu la partie, reconnais-le.

— Perdu la partie ? Mais voyons, crois-tu seulement avoir commencé à la jouer, mon pauvre ? Pourquoi me coures-tu ainsi après ? Par vengeance ? Par amitié, peut-être ? À moins... à moins que ce ne soit... comment s’appelle-t-elle, déjà ? Hortense, c’est cela ?

Je frémis involontairement, crispant mes doigts sur la crosse de mon arme. L’inspecteur sourit largement.

— C’est donc bien de cette chère Hortense qu’il s’agit. Tu veux savoir quoi ? Où elle se trouve ? Tu aurais pu me le demander plus tôt, tu sais, je te l’aurais dit avec plaisir : elle se trouve aux États-Unis. Voilà, satisfait ?

— Arrête ton petit jeu, grondai-je. Dis-moi où elle est. Tu le sais, Duroc me l’a avoué.

À peine prononcé, je regrettai déjà d’avoir évoqué le nom de l’ancien directeur de l’école.

— Duroc ? s’esclaffa l’inspecteur. Duroc ? Celui qui croyait tout savoir, mais qui ne savait rien ? Celui qui pensait tout diriger, mais qu’on menait à la baguette sans qu’il le sache ? C’est bien de ce Duroc-là dont tu me parles, qui pourrit quelque part dans une geôle ? Ne te moque pas de moi, voyons, c’est de lui que tu tiens tes informations ? Pas étonnant, en ce cas, que tu aies mis tant de temps à me retrouver.

— Pierre, fais gaffe à toi. Reviens te mettre à l’abri.

Charles venait de se hisser à son tour sur le toit, se cramponnant à quatre pattes sans oser regarder autour de lui. Charles avait le vertige.

— Ah, mais voilà ton brave copain, ce cher Berthier. On se connaît bien, tous les deux, hein Berthier ? Comment vont tes petits amis, d’ailleurs ?

— La ferme, Louvel, hurlai-je, c’est ta dernière chance ! Où est Hortense ?

— Ma dernière chance avant quoi ? Avant que tu ne tires ? Sans que je t’apprenne ce que tu crèves d’envie de savoir ? Oh et puis, après tout, j’ai assez joué, je me sens fatigué. Elle se trouvait à Atlanta, ta petite protégée. Enfin, aux dernières nouvelles. Avant qu’elle ne disparaisse dans la nuit, sans plus laisser de trace. Te voilà plus avancé, à présent ? ironisa-t-il. Tu vas faire quoi ? Te précipiter à sa poursuite ? Ratisser tout un continent à sa recherche ? Si elle a filé entre ses doigts, crois-tu que tu parviennes à la retrouver, toi ?

Louvel pâlit. Un mot venait de lui échapper. Un mot de trop qui attisa mon attention : « lui ». Il y avait donc bien quelqu’un derrière tout cela. Quelqu’un qui tirait les ficelles, comme Duroc l’avait appris à son corps défendant. Je m’avançai d’un pas, soudain en position de force.

— Lui ? Quel est ce « lui » dont tu viens de parler, Louvel ? Ton chef ? Ton comparse ? Un sous-fifre ?

L’inspecteur se recula, manquant de perdre l’équilibre. Il jeta un regard apeuré vers le sol, trois étages plus bas. Il resta ainsi de longues secondes, immobile. Autour de nous, la neige s’était mise à tomber. Il n’avait pas neigé depuis les émeutes. Il reporta son attention vers moi, sourit d’un sourire forcé, douloureux. Ses yeux étaient éteints, son teint blafard. Il tremblait.

— De toute façon, tu en sais déjà trop, soupira-t-il. « Lui », c’est l’ombre, mon pauvre Sauvage. Le souffle de la mort dans un couloir obscur. La peur de la maladie se glissant dans les demeures. C’est les quatre cavaliers de l’apocalypse en une seule personne, la peste et le choléra en une seule âme. L’ombre contrôle tout, Sauvage. L’ombre a préparé l’émeute, la chute des libéraux, la montée des militaristes. Et après cela, l’ombre devait les faire tomber à leur tour, installer ses propres alliés au pouvoir, pour remplir son dessin.

— Qui est cette ombre ? De quel dessin parles-tu ? gémis-je.

— Ça, mon petit, ce n’est pas à moi de te le dire. Je t’en ai de toute façon déjà trop dit. Je suis un homme mort, un cadavre en sursis. Ne cherche pas à savoir, Sauvage. Oublie ton amie. Tu n’y récolteras rien de plus qu’un trou creusé quelque part pour y recevoir ta carcasse. Ou la sienne.

Le regard de l’inspecteur s’arrêta sur une fenêtre, de l’autre côté de la rue. Il blêmit soudain puis un rictus apparut sur son visage. Il recula d’un pas. Je ne perçus aucun cri, aucun hurlement, juste le son mat d’un corps heurtant le sol, dix mètres plus bas. Je me précipitai, risquant de chuter à chaque instant.

Sur les pavés en contrebas gisait le corps démantibulé de Louvel. Une tache de sang s’en écoulait, teintant la mince couche de neige. Je songeai alors à ma chute, depuis le toit de l’appartement du père d’Hortense, au collège de Nancy. Je me rappelai le cadavre de cet enfant, étendu dans la rue, sous les murs de l’école. Sa mère pleurait la mort de son fils.

Hoquetant, je restai de longues minutes à croupi sur le faîte du toit de l’entrepôt. Je ne sentis pas la main de Charles se poser dans mon dos. Je ne voyais plus que ce blanc buvant à pleines gorgées le rouge poisseux du corps de l’inspecteur. Avec lui disparaissaient mes espoirs de retrouver Hortense.

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