Chapitre 7 : Uchiakebanashi no toki(Durant les confidences)

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Ji Sub

TRIGGER WARNING : Alcoolisme + mentions d’a*us sexuels et de sui*ide

 Une étoile filante brune me chatouille les narines. Cette crinière étincelante appartient à une femme. Celle-ci passe devant moi sans me prêter la moindre attention, ne laissant derrière elle qu’un léger effluve à la fois fruité et floral auquel je me raccroche désespérément. Bien qu’elle flotte presque, elle me paraît déjà si loin. Je tends les bras vers ce qu’il reste de sa silhouette gracile qui s’éloigne encore. Lorsque je réduis enfin la distance entre nous, des tintements en provenance d’un autre monde parviennent à mes oreilles. Ce corps si beau, même si je n’en perçois que le dos, s’efface peu à peu malgré mes efforts pour le retenir. Finalement, une seconde avant qu’elle ne s’évapore complètement, elle me fait face. Ainsi, je découvre avec stupeur son visage. Son départ me soulage et, en même temps, l’idée même de son absence me rend malade.

 Une nouvelle série de cliquetis de bouteilles en verre qui s’entrechoquent résonne du côté ma modeste entrée. J’en déduis que quelqu’un vient d’entrer dans ma piaule. J’ouvre péniblement les yeux mais la lumière d’un soleil trop clair m’aveugle. Je pousse un juron en les refermant aussi sec. Je devrais aller voir de qui il s’agit. Mais la mollesse qui emprisonne mon corps l'empêche de bouger. Mon cerveau, quant à lui, ne semble pas vouloir coopérer davantage. Et merde ! Si cette personne s’avère être Sisi, je suis prêt à parier que je vais passer un sale quart d’heure. En fait, si ses remontrances ne pouvaient durer que quinze minutes, je m’estimerais déjà chanceux. Elle pourrait me faire payer ma gueule de bois pour l’éternité. En règle générale, cette femme serait capable de me suivre jusqu’en Enfer pour le simple plaisir de me tourmenter.

 Une ombre se dessine sur le fond de mes paupières closes. Mon premier réflexe est de couvrir mon entrejambe avec mon plaid usé et de me retourner en m’enroulant dedans tel un maki. Sisi a certes déjà vu mon anatomie maintes et maintes fois, mais je ne voudrais pas qu’elle s’aperçoive de son gonflement. Beaucoup d’hommes se réveillent dans cet état, mais ce n’est pas dans mes habitudes et elle le sait. Elle risque donc de deviner ce dont je rêvais. Et ce serait une catastrophe. Mina me fait peut-être fantasmer, mais je n’ai pas de gosse avec elle. Si je veux récupérer la mère de mon enfant, je ne peux pas me permettre de rêver ainsi d’une autre.

— Allons bon, mon petit, qu’est-ce que tu fais ? On dirait que tu pars complètement en vrille…

 Ouf, ce n’est que M. Martins, mon vieil ami. Cet adjectif lui correspond à fond, et ce dans tous les sens du terme puisque son âge est si avancé que sa peau ressemble à une pomme fripée et que nous nous connaissons depuis la folle époque de Rio. Je réalise ainsi que Sisi et moi ne reparlons jamais de cette période. Même M. Martins ne mentionne que très peu son pays d’origine.

 Je me remémore rapidement les aventures palpitantes vécues avec mes compagnons. Il n’y a pas si longtemps que ça, et ce depuis notre adolescence, Sisi et moi avions pour habitude de bourlinguer. Nous nous sommes rendus au Brésil ensemble. Si elle repensait davantage à notre passé, alors peut-être qu’elle se rendrait compte que nous avons un futur ensemble. Mais, après ce qu’elle a vu hier soir, elle s’est probablement déjà fait des idées sur Mina et moi. Sisi ne doit pas oublier qu’elle est la mère de ma fille, que nous partageons un vécu commun et que ce n’est pas le cas de Mina. Cette dernière avait l’âge actuel de Ji Soo quand j’ai rencontré la mère de celle-ci.

 Trop de pensées fusent dans mon crâne imbibé d’alcool. Je le prends entre mes mains et me roule en boule sous mon vieux duvet raplapla. Je tente d’émerger mais mon corps pèse une tonne.

— Mais nooon. Ça va, ça va…Je gère ! affirmé-je avec le plus grand des aplombs tout en me levant, chancelant.

 En dépit du fait que mes yeux soient ouverts, mes lèvres manquent de tonicité. J’éprouve des difficultés à articuler, mais j’essaye de me convaincre du contraire. Si je me crois sobre, il y a de très fortes chances que M. Martins finisse par y croire lui aussi. Je dois donc jouer le jeu.

— Jiji…Allons bon, je vois bien que ça ne va pas. Je ne suis pas aveugle tout de même !

— Euuuuh…Vous êtes vraiment sûr de vouloir vous engager sur ce terrain glissant ?

 D’habitude, il aurait souri. Mais, à présent, aucune expression joviale ne lui éclaire le visage. Il affiche une moue sérieuse qui a pour effet de me faire instantanément désaouler. L’adrénaline, ou toute autre hormone du même genre, semble avoir remplacé l’alcool dans mon sang. Je le sens pulser douloureusement dans les veines de mes avant-bras.

— Jiji, tes parents sont peut-être morts, et je ne suis peut-être qu’un vieux croulant à tes yeux, mais je suis encore bel et bien vivant. Je ne te lâcherai pas, pas tant que je peux encore te botter le derrière, tu m’as bien compris ?

— Ou…Oui. Je suis sûr que, même si vous n’aviez plus de jambes, vous seriez toujours capable de me donner une bonne correction.

— Oui, et figure-toi que je me suis déjà renseigné sur la chose. On fabrique de superbes jambes bioniques ces dernières années. Le modèle le plus ancien serait dans mes moyens. Mais bref, ne tente pas de changer de sujet ! Regarde plutôt autour de toi. Tu as vu l’état de ton studio ?

— Oh ça…C’est ce que j’appelle très affectueusement « mon petit bordel organisé » ! tenté-je de dédramatiser.

— Mmmh…C’est valable pour certaines personnes, mais pas pour toi. Encore moins dans ce cas-ci, Jiji. Un coup d’œil suffit à se rendre compte que ton bordel n’a rien ni de petit ni d’organisé.

 Il considère avec dépit les journaux étalés par terre. Certaines lignes sont fluorées, d’autres encadrées ou encore entourées par du stylo rouge. Des flèches se mélangent maladroitement entre elles.

— Tu cherches à la retrouver, hein ? Tu nous avais promis, à Sisi et à moi, ainsi qu’aux autres qui nous ont suivis, que si nous partions pour Shin-Nihon, c’était pour faire entendre nos voix et défendre nos intérêts. Mais tu penses qu’elle est ici, hein ?

— Oui, je le crois. Elle est sûrement encore en vie, quelque part. Et il se peut qu’elle ait été enlevée. J’ai réussi à réparer et à mettre à jour son émetteur, celui que j’avais trouvé à Rio. J’ai découvert un signal plus récent encore que le dernier que j’avais réussi à faire apparaître sur mon ordinateur. Il provenait de Shin-Nihon, je dois bien le reconnaître.

— Donc, tu es venu ici non pas pour nous mais pour ta mère ?

— Les choses ne sont pas toujours aussi binaires, M. Martins. Notre cause m’importait autant que le fait de la retrouver. Je n’ai jamais cessé de la chercher. Le dernier signal n’était pas très précis et datait de plusieurs mois déjà. Il provenait sûrement d’ici mais je l’ignorais à l’époque. En parlant avec certains Réfugiés qui habitaient déjà à Arakawa avant notre arrivée, j’ai appris qu’elle s’y trouvait aussi jusqu’à sa disparition. Plus personne ne l’a vue ensuite, comme si elle s’était évanouie dans la nature. Depuis, je suis à la recherche de n’importe quel indice, même le plus maigre, afin de faire éclater la vérité au grand jour.

— Dans de vieilles coupures dont certaines te servent de couverture ? Tu es certes un Réfugié, mais tu n’es pas un sans-abri. Plus maintenant. Pourtant, tu bois et tu dors comme si c’était le cas.

— Et alors, qu’est-ce que ça peut vous faire ?

 Le regard du vieil homme s’allume. Ses pupilles se dilatent et ses iris, d’habitude si sombres, prennent une teinte orangée absolument flippante.

— Comment ça, qu’est-ce que ça peut me faire ? J’ai quitté Rio pour toi, pauvre imbécile !

— Ah bon ? Vous ne l’avez pas quittée parce que vous sentiez que le Brésil allait être le prochain pays à disparaître de la surface de la Terre ?

— Bon, il y avait peut-être un peu de ça. Je le reconnais. Mais j’aurais pu aller n’importe où. Mon frère habite au Canada. J’aurais pu partir n’importe quand, et pour y mener une fin de vie de meilleure qualité.

— Alors, pourquoi vous ne l’avez pas fait ?

— Tu es vraiment idiot ma parole. Tu ne le devines pas ? Je suis parti avec vous pour rester auprès de toi !

— Ah bon…Vous pensiez que j’avais encore besoin d’être chaperonné, hein ?

— Non, absolument pas. Tu te cachais derrière un faux manque de maturité. Cela a toujours été le cas. Mais tu n’as jamais été un enfant à mes yeux. Enfin…Tu étais comme mon fils, je voulais te protéger mais, avant tout, je voulais me protéger moi-même. J’ai été égoïste. J’avais besoin, à mon âge avancé, qu’on s’occupe de moi. Et…

 Essoufflé par sa tirade, il se tient au frigo. Il suffoque. Je le laisse reprendre son souffle tout en restant alerte au moindre signe d’affaiblissement de son corps usé par le temps.

— Tu ne peux pas continuer comme ça, Jiji. Tu as toujours pris soin de moi, alors je dois te rendre la pareille, tu comprends ? Je vois que tu ne vas pas bien…Ne me repousse pas, s’il te plaît, poursuit-il.

— Et pourquoi vous écouterais-je ?

— J’espère compter à tes yeux. Et, si c’est le cas, tu prêteras attention à ce que je dis.

— Ah ouais ? On appelle ça du chantage affectif.

— Peut-être… Tout ce que je sais, c’est que tu vas finir par perdre ta famille si tu t’obstines à rester sur cette voie comme un idiot !

— Comment vous pouvez le savoir ? Sisi vous en a parlé, c’est ça hein ?

— Parlé de quoi ? Elle ne m’a rien dit. Nous n’avons pas beaucoup discuté récemment.

— Je l’ai appelée un matin où je gardais Ji Soo. J’étais un peu bourré et elle m’a dit que, si je continuais de boire, elle rentrerait en France avec Ji Soo.

— Et ça ne t’inquiète pas ?

— Mais non, voyons. C’étaient de simples menaces en l’air. Sisi était un peu tendue ce matin-là, mais elle n’oserait jamais me faire ça. Elle devait faire du shopping avec l’agent Mori et elle culpabilisait…Vous savez, pour qu’elles copinent afin de voir si l’agent Mori pouvait convenir pour…enfin vous savez.

— D’accord. Je t’assure que j’ignorais tout de votre discussion, Jiji. Je suis peut-être un vieillard mais j’ai encore toute ma tête, et ce malgré les apparences. Son mécontentement n’était pas très difficile à deviner. Tu es devenu un alcoolique. Aucune personne ne peut supporter ça bien longtemps de la part de son partenaire, et encore moins venant d’un ex. D’autant plus si on a quelqu’un à protéger. Sylvie a certes été ta femme, mais elle ne l’est plus désormais. Depuis un petit temps d’ailleurs… Si j’étais elle, il y a longtemps que je serais parti avec ma fille sous le bras. Ton alcoolisme dure depuis des mois…Tu ne crois pas qu’il est temps que tout cela s’arrête ?

— Je ne suis pas alcoolique ! Je bois un peu plus que d’habitude, c’est juste une période. C’est tout.

— Quel beau mensonge tu te racontes là, fiston ! Alors je te propose un pari : passe-toi de boire pendant vingt-quatre heures. De l’alcool, je veux dire. Si tu réussis ce défi, cela voudra dire que j’avais tort. Dans le cas contraire, cela prouvera que j’avais raison.

— Je relève ce défi !

— Bien. Avec cela de dit, j’aimerais que tu me parles de tes problèmes.

— Quoi ?

— Tu m’as dit que ce n’était qu’une période. Soit. Mais en quoi est-elle si difficile ?

— Je suis capable de tout gérer, tout va bien. C’est moi qui vous ai tous mis dans cette merde en déménageant clandestinement ici. Je ferai en sorte que ce soit pas pour rien.

— Allons bon, nous étions déjà des clandestins bien avant ça, ce n’est pas ta faute voyons ! Ji Sub…Tu trembles. Tu sembles porter toute la misère du monde sur tes épaules.

— Je vais bien, je vous dis.

— Ji Sub…S’il te plaît, parle-moi. Je suis ton ami.

— Fermez-la ! hurlé-je en serrant les poings.

 Le corps déjà rabougri de M. Martins se ratatine davantage. Il croit que je vais le frapper ? Je regrette instantanément d’avoir perdu mon sang froid. Je place mes mains devant moi, les paumes tournées vers lui, pour lui signifier que tout va bien. Il recule. Ce simple mouvement me fait l’effet d’un électrochoc. J’ai sûrement un problème, en fait. Auparavant, jamais je n’aurais crié ainsi sur quiconque, encore moins sur une personne qui compte tant pour moi. Qui sera le prochain sur la liste des victimes de ma colère ? Ji Soo ? Je ne peux le tolérer. Je me laisse tomber sur mon vieux canapé qui grince lorsque mes fesses se posent dessus. Il tire sévèrement la tronche. Enfin, s’il en avait une, je suis persuadé qu’il ferait la gueule.

— Vous avez raison…

 Je me prends la tête dans les mains. Encore. Des larmes humidifient le coin externe de mes yeux. Je n'ai pas le courage de croiser le regard de mon ami.

— J’ai si honte…Je suis désolé. Pour tout. Je n’aurais jamais dû vous crier dessus.

 Je n’ose pas regarder sa réaction. Va-t-il s’en aller ? J’entends malgré tout le plancher qui nous sépare craquer dans ma direction. Je sens ensuite une peau chaude et molle se poser sur mes doigts.

— Ji Sub…Voyons…J’ai juste été un peu surpris, c’est tout. J’accepte tes excuses, tant que ça ne se reproduit pas. Il n’est pas trop tard pour changer tu sais, ou plutôt pour redevenir l’homme que tu fus jadis. Peut-être même en mieux.

— Cet homme n’était pas assez fort. Il ne pouvait pas protéger sa famille. Je le méprise.

— Ah bon ? C’est peut-être là tout le problème. Tu essayes de refouler ta nature profonde alors que tu es quelqu’un de génial. Moi, je me souviens d’un garçon qui a réussi à mettre un paquet de gens à l’abri lors du dernier tsunami de Rio…Dont sa femme et sa fille. En risquant sa propre vie. Tu ne le vois pas comme quelqu’un de solide ? Moi, j’en suis très fier !

— Non, il ne l’était pas…Il n’avait rien de fort, ce mec ! D’ailleurs, quand il tente de refaire surface, il me crie qu’il…

— Oui ?

— Il me crie qu’il…

 Ma voix s’étrangle, prisonnière d’un torrent de sanglots que je retenais sans doute depuis trop longtemps. M. Martins attend patiemment que je me calme. J’éprouve une sensation désagréable. Je suis un homme de trente ans bordel, pourquoi je pleure ?

— Il me crie de se rapprocher de Mina. Mais je dois me remettre avec Sisi. Il le faut, même si je ne l’aime plus et que j’essaye de me convaincre du contraire. J’éprouve toujours de l’affection pour elle, bien sûr. Mais c’est tout.

— Et ce n’est pas une bonne chose ? Votre rupture date, si je puis me permettre. C'est bien, de passer à autre chose. Et puis, soyons honnêtes deux minutes, tu lui cours après depuis votre séparation, sans succès, et c'était un peu gênant...

— Merci pour votre réconfort…Je voulais me remettre avec elle pour Ji Soo. Elle mène une vie de merde à cause de moi. Elle méritait au moins d’être élevée par deux parents réunis et amoureux l’un de l’autre.

— Non, elle mérite de pouvoir voir ses deux parents aussi souvent qu’elle le souhaite, et de pouvoir compter sur eux. Comment feras-tu pour la protéger si tu es toujours complètement beurré ? Ou si Sisi rentre à Paris avec elle et qu’elle grandit sans son père ?

 Sa réflexion, aussi logique soit-elle, m’en bouche un coin. Comment ai-je pu passer à côté de ce point si important ? Pour une fois, je n’ai plus les mots. M. Martins en profite pour continuer sur sa lancée.

— Comment as-tu compris que tu n’aimais plus Sisi ? Serait-ce à cause d’une jeune et jolie flic brune ?

— Vous parlez de Mina…enfin, de l’agent Mori ? C’est en partie vrai. Je l’ai trouvée belle, et même très attirante. A l’époque où je sortais avec Sisi, je m’attardais pas autant sur les autres femmes. Même après notre séparation. On se disputait beaucoup trop et c’est bien pour ça qu’on s’est séparés, mais elle était fantastique. Elle l’est toujours. Je pensais ne jamais pouvoir retrouver quelqu’un qui me fasse ressentir la même chose.

— Sur les autres femmes ? Il n’y a pas que l’agent Mori ?

— Mmmh…En fait si. Mais c’est la première fois que j’en regarde une autre comme ça depuis notre divorce. Mais je dois réfréner mes pulsions. Il y a beaucoup trop en jeu.

— Trop en jeu ? Concernant quel sujet ? Le plan dont tu nous as parlé en venant ici ? Ecoute, l’idée était bonne en théorie, mais je ne suis pas sûr que ce soit déjà le bon moment pour nous. Et, si c’est la bonne, si cette policière est vraiment une fille pour toi, alors elle comprendra.

— Elle comprendra quoi ? Que je l’ai manipulée ? Que j’ai senti son besoin d’avoir des amis, et que j’en ai profité pour lui faire croire qu’elle en avait ? Super, bonjour les bases foireuses…

— Bon, écoute, tu veux un bon conseil ? Règle ton addiction à l’alcool d’abord. Ce ne sera pas facile mais je serai là pour toi. Sisi aussi. Ensuite, quand tu auras désaoulé, viens au garage. J’ai jeté toutes les bières du mini frigo. Je les ai remplacées par du Ginger Ale, tu sais ces bières sans alcool au gingembre que tu aimes tant. Et répare ce vieux dirigeable bon sang ! Sans lui, avec l’aide de l’agent Mori ou non, ton plan ne pourra pas voir le jour. Et nous réfléchirons au reste ensuite, d’accord ?

— Vous êtes sûr que c’est la solution ?

— Honnêtement ? Non. Il n’y a que toi qui peux le savoir. Mais, si tu n’essayes pas, tu resteras pour toujours dans l’ignorance. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que tu risques de perdre bientôt ton ex-femme, qui est restée ta plus précieuse amie, ta fille, et la personne qui pourrait être l’amour de ta vie. Tout ça par fierté, car tu penses qu’être l’homme de la famille signifie devoir se ronger les sangs seul. Tu te trompes.

 M. Martins se lève et titube. Je m’apprête à le réceptionner mais il m’arrête d’un simple geste de la main.

— Je sais encore me débrouiller seul, gamin.

— Et après, c’est moi qui fanfaronne, lui fais-je remarquer sur un ton plaisantin.

 La bouche de M. Martins s’étire et se déforme. C’est ainsi qu’il sourit, laissant apparaître sa cavité buccale édentée. J’ai toujours trouvé ses petites manies attendrissantes. Je suis aussi soulagé et heureux de constater que notre complicité reste intacte malgré le fait qu’il m’ait vu au plus bas, avec de la morve entre le nez et la bouche. A cette pensée, j’attrape rapidement un mouchoir en tissu qui traîne sur la table et me mouche. J’espère qu’il n’était pas déjà utilisé. Je dois fournir un effort, en termes d’hygiène certes, mais pas seulement, si je veux montrer l’exemple à ma fille.

— On va commencer par la première étape. En tous cas, ça m’a aidé.

 Il ouvre mon frigidaire pour en extraire des cannettes de Strong Zero, un alcool étonnamment grisant compte tenu de son pourcentage d’alcool relativement moyen, et autres cochonneries. Je remarque que son dos voûté est envahi par de légères secousses constantes. Je ne peux décemment pas le laisser se baisser seul pour ramasser les preuves tangibles de ma propre connerie. Alors je me lève et m’attèle à la tâche à ses côtés. Lorsque tous les contenants sont alignés sur l’égouttoir du lavabo, mon estomac se retourne. Leur nombre m’impressionne.

— Je sais ce que ça fait…Maintenant, ouvre tout !

— Hein ? Comment ça vous savez ce que ça fait ?

— Maintenant, ouvre tout ! répète-t-il sur un ton autoritaire en ignorant ma question.

— Vous êtes sûr que vous voulez vraiment vous biturer maintenant ?

— Mais non voyons. Fais ce que je te dis.

 J’obtempère : je débouchonne et décapsule avant de recommencer, le tout à la vitesse de la lumière. Ensuite, je le regarde avec un air de chien battu.

— Vous n’allez tout de même pas me forcer à…

— Oh que si mon grand ! Allez, courage ! Je vais le faire avec toi, promis !

Il attrape une bouteille et en vide tout le contenu dans le lavabo.

— C’est un véritable crime que vous commettez là ! En plus, elle m’a coûté cher !

— Justement, tu ne préfèrerais pas offrir un beau cartable à Ji Soo à la place d’échanger tes seuls bien de valeur contre de l’alcool ?

 Je reste muet. Il a raison. Et, de ce fait, je culpabilise. Ma culpabilité renforce mon envie irrésistible de boire. Je me saisis d’un de mes précieux et approche le goulot de mes lèvres. Après tout, M. Martins est concentré sur le vin rouge qui déferle dans mon évier. Le liquide fait virer au cramoisi le métal de mauvaise qualité du bac. Il ne remarquera rien.

— Tu croyais vraiment que je n’allais pas te voir me désobéir fiston ?

Et merde !

— Qui ne tente rien n’a rien ! Et puis, c’était votre décision de vous débarrasser de mon stock. En soi, vous n’en aviez pas le droit.

— Tu as raison. Je suis désolé. Il vaut mieux que cette démarche vienne de toi. Mais je crois qu’il est temps de te raconter un peu mon histoire.

 Il se masse les lombaires et fait de petits pas jusqu’au mur auquel il se tient. Ensuite, il parvient à regagner mon petit canapé décrépi. Il s’assoit en perdant un peu l’équilibre. Je constate qu’il n’a pas ôté ses chaussures avant d’entrer, chose qui me dégoûte mais je ne lui en veux pas au vu de nos différences culturelles. Les Shin-Nihonniens et les Coréens se ressemblent au moins sur leur amour des pantoufles.

 M. Martins, constatant probablement mon immobilité, et mon immobilisme, me fait signe de le rejoindre. J’obéis. Ensuite, il joint ses mains ridées et pleines de veines apparentes entre ses jambes maigres. Celles-ci flottent dans un pantalon marron. Ses yeux remplis de cataracte se perdent petit à petit dans les méandres de son esprit.

— Je suis né dans les années 40. En ce temps-là, déjà, le Brésil était pauvre et entre les mains des politiques les plus véreux et extrémistes que tu puisses imaginer. Les gens un peu différents risquaient l’emprisonnement ou la peine de mort. Un climat de terreur régnait dans les rues. Mais, à part ça, j’ai un peu honte de t’avouer que j’ai vécu dans une famille aimante. Très aimante. J’étais heureux. Nous possédions peu, mais suffisamment pour nous abriter, nous sustenter et être scolarisés. Mon petit frère était gay. Mes parents l’ont soutenu. Le deal était qu’il finisse ses études sans attirer les regards sur lui et parte ensuite au Canada. Nous menions une petite vie plutôt tranquille bien que difficile, surtout pour mon frère. Mais nous étions soudés.

 Il marque une pause pour chercher ses mots. Sa mémoire paraît confuse. Je continue à me taire afin qu’il puisse reprendre lorsqu’il se sentira prêt. Au bout d’un moment, il poursuit.

— Un jour, quand j’avais à peu près vingt ans, je suis tombé fou amoureux d’une fille qui baignait dans une grande misère. Elle s’appelait Luana. Elle vivait dans une favela. Elle était belle…Si belle. Elle est entrée dans une école de samba et participait régulièrement à des spectacles de rue, surtout pendant le Carnaval. Un jour, je lui ai fait la surprise de venir la voir chez elle. Trop tard. J’aurais pu arriver plus tôt…

— Prenez votre temps, M. Martins…dis-je en pressant légèrement sa main dans ma paume tandis que ses yeux s’embrument.

— Sa maison était très petite, les murs étaient cassés par endroits…Je la détestais pour ça. La maison hein, pas ma Lua. Mais ça m’a permis de très rapidement entendre des bruits louches, comme des cris étouffés. J’ai couru jusqu’à sa chambre…J’ai d’abord vu un homme à genoux sur son lit. Ses draps…Ils étaient roses avec de petits cœurs violets, tu sais…Ce n’était qu’une jeune fille à peine sortie de l’enfance…

 Je n’ose comprendre ce qui est arrivé à cette Luana pour laquelle je me sens désolé sans la connaître.

— Lorsqu’il s’est retourné, il m’a souri. Il n’était même pas gêné ni embêté d’avoir été pris sur le fait. Non. Il continuait à lui faire du mal en même temps. Il paraissait même content que je sois là, d’avoir un public. Il souriait. J’ai immédiatement reconnu son visage.

 Je tends l’oreille dans l'attente de la suite, comme pris par un film. Je culpabilise car ce n’en est pas un. C’était la réalité, leur réalité. Celle de deux jeunes gens innocents. Je serre le poing de mon bras ballant en espérant que M. Martins ne s'en aperçoive pas. De toute façon, il a l’air bien trop absorbé par ses souvenirs que pour remarquer quoi que ce soit autour de lui.

— Il s’agissait de Jao De medeiros, l’un des députés de la chambre basse…Un bonhomme très influent. Je savais qu’il ne nous laisserait jamais en vie, ou qu’il épargnerait Luana uniquement pour pouvoir continuer à abuser d’elle. J’ai remarqué son flingue posé sur la table de chevet.

 Je me fige un instant. M. Martins, un tueur ? Je peine à avaler ça.

— J’ai ôté la vie d’un homme. Au début, je croyais pouvoir vivre en paix avec mon geste. Mais ce n’était pas vrai. Je n’avais pas le droit de décider. Paradoxalement, je prendrais sans doute la même décision si c’était à refaire. Je nous ai protégés. J’ai fait ce que j’avais à faire. Mais ça ne changeait en rien ma culpabilité. Le grand patron avait dû me voir…Je me détestais. Mais je n’ai pas eu le temps ni le loisir de le réaliser sur le moment. Tout s’est passé très vite. Nous devions partir de là. Nous avons fui. Elle marchait difficilement. Elle avait mal, physiquement et mentalement. Elle m’a rapidement expliqué que sa mère avait vendu sa virginité. Lua se tenait le ventre en titubant. Elle n’était pas en état de courir, alors je l'ai soutenue et nous avons longé les murs. Je ne pourrai jamais, ô grand jamais, oublier ces images atroces. Même si je devais devenir sénile. Nous nous sommes cachés pendant longtemps. On ne pouvait même pas aller chez mes parents. Je ne voulais pas qu’ils aient des problèmes à cause de mon acte. Je n’ai pas osé leur dire au revoir non plus. Je craignais trop qu’il ne leur arrive malheur. Alors nous avons simplement disparu. Nous avons été recueillis par un premier groupe de dissidents. Ils voulaient la chute de la politique brésilienne autant que nous. Mais ils ont échoué. Ensuite, j’ai rejoint une bande, puis une autre, avant de faire partie des Rebelles dans la forêt Amazonienne, quand tu m’as connu.

— Vous y êtes restés un bon nombre d’années alors !

— Oui, une bonne vingtaine d’années…Depuis le début de la Troisième Guerre Mondiale, en somme !

— Et pourtant, vous les avez quittés pour nous rejoindre ?

— Etonnamment, j’avais besoin de changement et je voyais bien que nous ne parvenions pas à sauver notre pays de la corruption. C’était même le contraire. Et toi, tu avais une idéologie et un plan beaucoup plus offensifs. Et puis, je t’ai rapidement considéré comme mon fils.

— Mais vous n’aimiez personne là-bas ?

— Si bien sûr, j’ai tissé des liens avec un bon nombre d’entre eux. Mais pas comme avec toi. Et puis, il fallait bien que je me rende à l’évidence. Notre pays était perdu depuis longtemps. Mais pas notre cause, celle qui défendait les opprimés d’où qu’ils viennent dans le monde. Tu l’incarnais parfaitement. D’ailleurs, même si tu es en piteux état, tu l’incarnes encore. Je vois cette flamme danser dans tes yeux, et ce même sous l’emprise de l’alcool. Mais, si tu continues ainsi…

— Je comprends…Et Luana, qu’est-elle devenue ? J'ai pas le souvenir de l'avoir rencontrée quand j’étais là-bas. Elle est restée dans le premier groupe qui vous a protégés ?

— Non… À vrai dire, elle n’y a pas séjourné très longtemps. Elle est morte deux mois après.

— Oh non…La police vous avait retrouvés ?

— Non…Ce n’est pas ça, souffle M. Martins tout en marquant une pause.

— Elle criait dans son sommeil, poursuit-il. Elle se réveillait souvent en sueur. J’avais beau la cajoler, lui répéter que tout allait bien…Bon, je ne peux pas dire que c’était complètement inutile, c’était mieux que rien je suppose, mais sa souffrance psychologique et physique était trop grande. Alors, un jour, je l’ai cherchée et cherchée dans la forêt, jusqu’à ce que je la retrouve…

 Il est incapable de donner plus de détails mais je devine ce qu’il ne parvient pas à formuler à voix haute lorsqu’il lève les yeux au ciel. Ceux-ci imitent malgré eux un mouvement de balancier, comme si M. Martins redécouvrait une nouvelle fois sa bien-aimée pendue à un arbre.

— M. Martins…Je suis désolé. C’est horrible !

— Tu l’as dit…Toutes ces images, celles de cet homme sur elle, me souriant, satisfait de son crime, celles du mien et celles du suicide de ma petite-amie, l’éloignement soudain avec mes parents et ma fratrie…Tout ça, c’était trop pour mon cerveau. Il avait besoin d’une échappatoire, de quelque chose d’addictif afin de m’anesthésier. Sinon, je risquais fort de choisir la même solution que Luana. Je suis donc passé en mode survie. J’allais voler de l’alcool chez les gens les rares fois où je quittais mon abri dans la forêt. Je me constituais ainsi un stock qui ne baissait jamais vraiment. Et puis, un jour, Miguel m’a pris la main dans le sac, ou plutôt la bouche sur le goulot. C’était notre chef. Je le considérais comme mon grand-père. Il a confisqué toutes mes bouteilles et m’a conduit jusqu’à la rivière. Il a vidé le contenu de chacune d’entre elles. Ensuite, il m’a fait entrer dans l’eau froide, demandant à une divinité locale de me guérir de mon addiction. Mais il ne s’est pas contenté de ça. Il n’était pas dupe et savait pertinemment qu’aucun dieu ne pouvait me guérir si je n’en avais pas envie. Alors il m’a dit que le choix me revenait, que je pouvais soit guérir pour protéger les miens, les opprimés, et ainsi honorer la mémoire de ma chère Luana, soit descendre plus bas que terre sans avoir aucune chance qu’elle ne m’accepte au Paradis. Alors j’ai décidé de changer. Cela m’a pris du temps, mais j’y suis parvenu, comme tu le vois.

 Sa voix siffle et chevrote davantage que d’habitude. Il manque probablement de souffle. Je lui apporte un verre d’eau, qu’il accepte volontiers mais ses mains tremblent tant qu’il en renverse la moitié.

— Si j’y suis arrivé, tu le peux aussi. Un groupe de soutien a ouvert à quelques pâtés de maisons d’ici. Certaines personnes sont accros au tabac, à l’alcool ou à certaines drogues, voire à tout à la fois, pour s’échapper de la réalité. Dieu sait à quel point on peut en avoir besoin lorsque l’on passe sa vie à fuir, ou à se battre. Toi, tu fais les deux au moins depuis ton adolescence. Parler avec des gens qui ont ton vécu pourra peut-être te faire du bien.

— On n’a pas de rivière dans le coin…Rassurez-moi, vous n’allez pas me mettre la tête dans l’évier, sous l’eau froide, tout de même ?

Son rire, adorable et sincère, remplit mon appartement et me réchauffe le cœur.

— Non, mais ne me tente pas…

 Je me lève et me dirige tout de même vers le lavabo, peu confiant. M. Martins est capable de m’asperger juste pour la blague. Mais il reste sur le canapé, me regardant m’éloigner. Je me méfie mais prends le risque et vide tout le contenu des restes de ma réserve personnelle qui s'écoule dans un bruit de siphon.

— Bravo, fiston ! Je suis très fier de toi.

— Et moi de vous. Je me doute que vous n’avez pas dû raconter beaucoup votre histoire. Je vous remercie pour votre confiance ainsi que votre courage. Vous savez, vous m’avez toujours beaucoup inspiré. Mais là…

— Oui ? Là quoi ?

— C’est encore plus le cas.

 Je sais bien que ce geste ne symbolise pas la fin, mais plutôt le début de ma lutte. Néanmoins, malgré les difficultés qui m’attendent, je ne renoncerai pas. Je suis persuadé que, au bout de ce chemin compliqué, m’attend la guérison.

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