Dans l'Espace, personne ne vous entend crier.

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Tout débute un jour de juillet, sous une chaleur accablante, après une matinée à fignoler les bagages, à charger le coffre et à préparer l'itinéraire sur une application portable. Un grand soleil inonde le ciel et ravit l'esprit en donnant du cœur à l'ouvrage, surtout à cause de la perspective de quinze jours de vacances bien méritées au bord de l'océan, dans le bungalow familial.


Seulement tout ça, c'est sans compter les huit heures qui séparent le départ de l'arrivée. Huit longues heures, enfermés à cinq dans une bagnole sur l'asphalte des sociétés d'autoroutes françaises. Et comme une merde n'arrive jamais seule, c'est un jour de grand départ, classé noir par cette enflure de bison futé. On se demande bien ce qu'il a de futé d'ailleurs, celui-là, parce qu'à part préparer tout le monde à la pire journée de l'année, il ne sert pas à grand chose.


Maurice, le petit dernier, âgé de deux ans et demi, est harnaché dans son siège isofix à côté de Britany, sept ans et encore toutes ses dents de lait. Je précise, parce que c'est un détail qui aura son importance. À leur côté, Gonzague, 13 ans, ado à mèche et tenues improbables, croisement roots du style Tecktonik avec le hip-hop. Fan de Wejdene et de Jul, c'est le fils qu'on voudrait souhaiter à nos pires ennemis. Gloria, leur mère, et accessoirement mon épouse, trône fièrement à mes côtés, les pieds nus, nonchalamment posés sur le tableau de bord, le décolleté plongeant pour affoler les camionneurs et un short moulant pour me tenir éveillé.


Départ à 9h39, direction Lyon et son fameux tunnel sous Fourvières. Autant dire que déjà, juste pour sortir de la banlieue, ça va être long. Le début de cette quête est bien organisé, chaque chiard a une occupation. Tout va bien. Madame a interdiction de toucher l'autoradio si elle souhaite éviter un dépôt sauvage sur le bord de la voie. Une longue file de véhicules s'engouffre dans la gueule béante et sombre de la percée sous la célèbre colline de la capitale des Gaules, à 15 km/h, cul à cul. C'est beau autant de familles qui partent avec des merdes qui obstruent les hayons jusqu'aux trois-quart. Je peux voir le Uno calé dans un coin de la plage arrière de mon prédécesseur, posé à côté d'un pot de vaseline. Je m'interroge sur cet agencement farfelu. Est-ce là une nouvelle manière de pratiquer ce jeu familial ? Le perdant, obtient-il un gage invasif ? Une soudaine accélération me sort de la torpeur et j'appuie sur le champignon pour atteindre les 70km/h règlementaires.


10h43. Nous voilà déjà loin de la cité de la gastronomie, chevauchant, cheveux au vent, le monstre mécanique qui me sert de monture. Oui, la climatisation n'ayant pas été rechargée, je suis contraint de laisser les vitres baissées. Autant le dire tout de suite, j'entends à peine Christophe Maé chanter dans le poste. Je sue. Gloria aussi, son top se colle à sa peau, ses cuisses ruissellent et mon jean se gonfle. Une claque me suffit à reprendre notre destin en main et éviter une funeste fin tragique. Maurice dort, la tête penchée, la bave aux commissures des lèvres. Britany regarde les As de la jungle sur la tablette et Gonzague essaye de comprendre pourquoi il ne trouve pas "horer" dans son Bescherelle. Sa mère lui explique que "hors" est une préposition et qu'on ne peut la conjuguer.


11h27. Bouchon. Nous sommes à l'arrêt total. Maurice s'est réveillé, il a faim et hurle à qui veut l'entendre que des inconnus l'ont kidnappé et refusent de le nourrir. Large sourire au gros con stoppé à ma gauche, bien à l'abri avec sa climatisation, dans sa voiture flambant neuve. Britany n'a plus de batterie et commence, elle aussi, à surchauffer comme une vieille Xbox 360. Je sens déjà mes nerfs se tendre, ma tension monter. C'est précisément à cet instant que Gonzague décide de quitter l'habitacle pour se filmer à côté de la vitre de la voiture de droite. Il a trouvé une jeune fille qui semble aussi perdue que lui au niveau vestimentaire. Je me demande comment c'est possible. A-t-il trouvé son pendant féminin ? Je l'encourage à prendre son numéro en lui disant qu'en trouver une qui à l'air aussi con que lui, c'est pas prêt de se reproduire. Son doigt m'indique qu'il n'a pas apprécié mon conseil. J'encourage maman à calmer la fine équipe et engage Gonzague à venir rapidement reposer son derche sur la banquette s'il ne veut pas terminer ses vacances avec la trace de ma main sur sa joue.


12h51. Pique-nique sur une aire de beaufs. Nous sommes parfaitement dans le ton. J'ai sorti la table pliante en aluminium avec les sièges en plastiques, la bouteille de rosé, le saucisson et les chips. Britany et Maurice s'amusent dans un bac à sable, enfin, c'est ce que je croyais jusqu'à ce que leur frère nous renseigne sur la nature du panneau avoisinant l'endroit. Un parc pour chiens. Direction les éviers des toilettes publiques pour nettoyer l'odeur d'excrément des cheveux de Maurice. Je profite d'un petit tour en fumant ma clope pour tomber sur une offre qui ne se refuse pas. Recharge de climatisation en trente minutes pour un bras. Il fait tellement chaud que je pourrais leur refiler une dent en or.

13h28. Les lignes blanches défilent à vive allure tandis que le moteur de l'engin ronronne et qu'enfin, je peux entendre mon Christophe s'égosiller pour savoir où se trouve le bonheur. Une pensée m'envahit. Et s'il était tout simplement là, derrière le volant de mon Renault Espace ? Fugace fantasme qui s'évanouit lorsque Britany affirme que Gonzague a pissé dans la bouteille de sprite. Gloria se met à beugler et à lui tartiner la tronche de ses fines paluches pendant que Maurice, tout rouge, pousse et devient le centre intérêt olfactif de la famille. Arrêt d'urgence pour nettoyer le fauteuil et le derrière du freluquet. Les fringues sont abandonnées, tant pis pour l'écologie, mais pas question de réintroduire une telle bombe dans le monospace.


14h33. Nouveau Bouchon aux abords de la capitale girondine, la Belle endormie, j'ai nommé, Bordeaux. Cette fois, la température extérieure avoisine les quarante-cinq degrés. Bien au frais, nos chérubins s'en donnent à cœur joie. Plus de tablette, plus de portable, par manque d'énergie et d'allume-cigares. Britany n'a rien trouvé de mieux que de mettre des coups d'espadrilles sur le front de Maurice pendant que Gonzague roule des pelles à la vitre, à l'attention d'une jeune fille d'un fourgon collé à côté de nous. Gloria s'est endormie, j'ignore par quel prodige au vu du volume sonore. C'est à cet instant précis, comme suspendu dans le continuum Espace/Autoroute, que Gonzague lance son coude dans la mâchoire de Britany. Hurlement, à nouveau. Pleurs. Sursaut de la madré. Par le rétroviseur, je fais une estimation des dégâts et vois la môme qui pisse le sang, deux dents dans la main. Cette fois, je ne parviens plus à me contrôler.


— Mais putain, vous allez pas arrêter de me faire chier ? C'est pas possible, qu'est-ce qui m'a foutu des gosses aussi cons ?


Outrée, Gloria me fixe nerveusement.


— Qu'est-ce qui te prend de gueuler comme ça ? Ça va pas bien ?


D'un regard noir et d'un couinement de veau qu'on castre, je rétorque :
— Tu veux rester à quai aussi ? Y a du sang plein la banquette, ça pue la merde depuis trente bornes et l'autre abruti a salopé les vitres ! J'en peux plus.


À son tour, Maurice s'y met, apeuré par mes cris, il fond en larmes et hausse le ton pour faire comprendre sa détresse. Gonzague se sent victimisé par ma remarque et y va de sa voix de castrat en pleine mue. Je tourne la tête, et le temps d'un fugace moment, mes yeux croisent une gentille petite vieille confortablement installée dans le Scénic voisin. Elle me sourit, pensant sûrement, à tort, que nous entonnons en chœur, une chanson. C'est la particularité des Renault Espace, c'est tellement bien insonorisé que personne ne vous entend crier.

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