Trajectoire scellée — 3

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La nuit qui s’en suivi avait plongé Aris dans un amalgame entre réalité en cauchemar. Aux réminiscences de son atroce journée venaient se mêler la sensation de chute vertigineuse. Les évènements se rejouaient en une boucle inlassable. Perçant les nuages, le regard indéchiffrable d’Eriber le tenait entre la vie et la mort. Il crut qu’il allait s’y fondre, mais le père vengeur lui attrapa le crâne et l’envoya à travers les murs de la prison, et revivre son mariage avec Douleur. Celle-ci, plus noire que les profondeurs de la Terre, prit sa mâchoire entre ses doigts oblongs et tira violement sa mandibule et ses ligaments, en étendant sa bouche d’une impossible manière. Elle ricana de voir sa peine, en prenant tour à tour le visage de la soigneuse Inter qui lui avait volé un baisé et de Pali, masquée par le voile sombre de ses cheveux. Le Gong de la sentence résonna hors de sa bouche écartelée et le capitaine en retira le sceau qui devait à nouveau lui brûler le front. Encore et encore. Il le lui brula tout au long de la nuit.

À un moment, ses gémissements réveillèrent ses voisins, qui tirèrent sur son hamac. Aris les confondit avec Douleur. Il se débattit tellement qu’il tomba finalement sur le sol corné. S’éveillant sous le choc, il chercha en tous sens et vit ces êtres hideux se mouvoir dans les recoins et les sombres condamnations tournoyer dans les yeux furieux de ses voisins de tente.

La brûlure le faisait vibrer. L’onguent qu’on lui avait appliqué lui déchirait le front. Il plaça ses mains par au-dessus. La douleur explosa. Les autres aux yeux vibrants sifflèrent « Ferme ta gueule » d’un air mauvais. Aris se mordit les lèvres, pour ne rien répondre, pour ne pas crier. Le mal lui rongeait presque tout le visage. Il déplaça ses paumes vers sa bouche, pour la protéger de tout ce qui pourrait en sortir ou y rentrer. L’air passa par ses narines. Il inspira profondément. Revenu au cœur de la prison, il se rappela ce qui l’avait sauvé. Inspirer, expirer. Le plus lentement possible ; calmement, sans haleter. S’emplir, garder et puis progressivement tout relâcher. Ne plus s’occuper que de cela. Attendre. Longuement…

On le sortit de l’obscurité d’un grand coup de pied. Émergeant à nouveau du sommeil, il se tordit en deux. Touché au ventre.

— Debout ! firent les voix.

Aris se redressa péniblement, la tête tournant. Il sentit qu’une fois levé il allait s’effondrer immédiatement. Des bras forts le soulevèrent et deux hommes se postèrent devant lui.

— C’est le matin ! Bel endormi ! fit l’un des deux, mielleux.

Aris eut du mal à distinguer les visage tant il voyait flou.

— Tu nous a emmerdé toute la nuit, tu le sais ? fit l’autre, tout aussi opaque.

— Je… suis désolé… tenta de répondre Aris.

— On t’as à l’œil, pigé ? La nuit prochaine on veut plus t’entendre, compris ? Si la Messagère te harcèle, c’est que tu veux pas réparer, fit le premier.

— Tu vas aller à l’entrainement et te repentir, continua l’autre. Gratter la Terre, demander pardon ! Et si, ce soir, la déesse revient. Gare à toi ! Ici, on tolère que les gens de bonne volonté.

— Oui… d’accord… répondit Aris, meurtri et désorienté. Il ne savait même pas à qui il répondait et encore moins si ces personnages étaient réels ou oniriques.

— Tes nuits vont nous montrer tes efforts. Mais encore une comme ça…

— … Et on te fout au Ciel ! acheva l’autre, d’un air mauvais qu’Aris n’eut aucun mal à déceler malgré la brume.

— Allez, va laver ta gueule bornée et file au forum.

Les bras le relâchèrent soudain et il tomba au sol. Il parvint à éviter à son visage de percuter le sol en se réceptionnant sur ses mains.

— On t’a averti ! achevèrent ses juges en s’éloignant. À ce soir, gamin.

Épuisé, Aris s’effondra. Il tremblait de froid et des larmes aigres commencèrent à tapisser ses joues. Dur et sans émotions, se rappela-t-il. Mais il avait tout perdu, et il avait mal : à la tête, à la mâchoire, au front. Sa vie, la Cité, Pali, sa famille – même son maudit père ! Leurs images semblaient s’éloigner à l’horizon de son être, s’estompant derrière la douleur et la détresse.

Il tenta de se relever mais il était à bout de force et se mit à ramper sur le sol corné. Le nez dessus, il constata que sa blancheur avait pris une teinte jaune et sale à force d’être foulée et arrosée de poussière. Cette zone extrême du plafond n’avait de cesse de perdre sa matière, comme une bruine antique composée d’ocre, symbole de la décrépitude des confins. Elle tapissait tout, même jusqu’à l’intérieur de tentes. Nez au sol, il en respirait les particules, qui lui desséchaient le nez et la gorge. Même être couché n’offrait aucun réconfort ou repos ! songea-t-il avec hargne.

— Dur et sans émotions ! adressa-t-il au sol poudreux.

Mais en réalité il n’en pouvait plus. A quoi bon s’accrocher ? Il n’y avait rien pour lui, ici. Les quatorze alignements qu’il lui restait à tirer s’annonçaient comme une éternité de calvaire. Allait-on chaque jour le réveiller à coup de pied, le piétiner d’insultes ? Devrait-il subir des chefs qui l’étoufferaient d’ordres et le soumettraient sans cesse à des arpentes impossibles, soumises aux aléas du Vent ? Ce programme impensable valait-il la peine de vivre ?

Il se surprit à regretter de n’avoir pas été jeté au Vide au bout de son jugement. Quatorze alignements ! Pourquoi cette sentence ? Il n’avait tué personne !

Il se hissa jusqu’à pouvoir se tenir à genoux, les mains posées au sol.

« Arrête de penser, lève-toi ! » dit-il tout haut, visant des yeux le bord de la plateforme.

— Et bien ? Tu parles déjà tout seul ? fit quelqu’un, d’un ton narquois. Mais tu viens seulement d’arriver ! Aurais-je hérité d’un champion ?

Aris leva la tête en direction de la voix. Il s'agissait d'une grande femme, aux cheveux courts et à la bouche moqueuse.

« Houlà, c’est moche ton front ! » continua la femme floue en s’approchant de lui.

— T’es qui toi ? fit Aris, d’une hargne molle.

— Quel accueil… soupira-t-elle, en plaçant ses mains sous ses aisselles pour tenter de le hisser. Moi, je suis ta… – Ils ont un drôle de mot pour ça – ton Init ! Bref, ça veut dire que j’vais m’occuper de toi le temps que tu piges où t’es tombé. Comme une Vox enseignante, mais version arpenteuse.

— Vide, je crève de mal ! Et ces salauds m’ont frappé !

— Oui, oui, c’est pas la Cité ici. T’es entouré de criminels, pas de Ter dansants !

— Mais…

— Tu apprendras à te défendre, comme tout le monde. T’es fin mais robuste, on dirait même que t’es musclé, sous tes merdes.

Aris préféra ne pas répondre, cette femme lui paraissait imbuvable. Le genre qui prenait tout à la légère, comme si tout était normal.

« Viens, allez ! fit-elle, en le soutenant de sa force surprenante. J’t’aide cette fois, mais ce sera la dernière fois, mon dos n’a pas que ça à faire ! On va te faire une beauté et surtout enlever cet onguent qui ne sert à rien. »

Aris se laissa conduire. Cette « Init » était cavalière, sans gêne, mais semblait vraiment vouloir l'aider. Elle le soutint seule jusqu’au tonneau.

— Merci, traina Aris, la tête battant d'avoir à se déplacer.

— Me remercie pas tout de suite. Cette pâte, c’est une merde. Je ne sais même pas pourquoi ils l’utilisent encore. Les Ter disent que, soi-disant, elle calmerait la colère de l’oiseau-flamme et atténuerait ses brulures. Mais ici, ils en mettent de telles quantités que ça aggrave tout !

— Ils m’en avaient déjà mis, juste après mon transpassage et…

Elle saisit un bol en bambou et d’un geste vif, lui aspergea le visage. Aris cria autant de douleur que de reproche.

— Faut t’enlever cette saleté !

Elle recommença.

— Mais arrête, ça fait un mal d’abject ! cria-t-il, en la repoussant.

Loin de chuter, son aidante se maintint devant lui.

— Tu veux arrêter de souffrir ? Il faut te l’enlever, même si ça fait mal !

— Laisse-moi faire alors ! cracha-t-il, furieux et tremblant.

Elle resta à proximité, le regardant faire, avec un léger sourire.

— Tu vois ? dit-elle, en restant à distance.

— Je vois quoi ? fit-il, tenant de manière hésitante son bol d’eau, comme s’il s’agissait d’une torche incandescente. Quoi ?

— Tu vas déjà mieux !

Aris ne comprit d’abord pas son commentaire. Puis, après quelques instants, il se rendit compte qu’il se tenait debout par lui-même et que sa douleur avait laissé place à l’énervement. Elle avait raison. Hargneux, il la brava du regard. L’onguent devait lui avoir obscurci la vue jusque-là, car il parvenait à la mieux discerner. Ses cheveux coupés courts partaient en tous sens, comme un garçonnet hirsute. Elle avait le physique et l’allure d’une femme d’une bonne vingtaine d’alignements, sûrement plus. Ses yeux, perçant, le narguait, sa bouche fine affichait un sourire léger, tout aussi narquois.

Elle se moquait de lui. Son expression disait : vas-y petit, fait donc celui qui s’occupe des choses tout seul, on verra bien comment tu te débrouilles.

— J’m’en occupe ! Pigé ? lança-t-il, en réponse à sa supposée bravade.

Il se plaça devant le tonneau où miroitait une eau teintée d’ocre. Il inspira un grand coup et plongea la tête, droit dans la flaque trouble.

D’abord apaisante, la masse liquide devint rapidement furieuse et commença à ronger son front de plus belle. Il s’en extirpa à toute vitesse et chuta en arrière.

— La manière forte, hein ? T’es du genre « fous moi la paix, j’fais comme je veux », on dirait…

Aris se pressa d’appliquer le tissu de sa manche sur son front écarlate. Mais ce fut comme une nouvelle giclée d’eau rongeuse.

— Reste tranquille. Ça vaut mieux, lança l’Init. Et écoute-moi plutôt.

Aris, n’était plus qu’un front brûlant, son univers ne se réduisait plus qu’à cette intense inflammation, mais il essayait de ne plus bouger, respirer et écouter.

« Bon, tu sais te calmer, à ce que je vois, commença-t-elle, d’un ton professoral. Je sais pas quel genre de nerveux tu es mais il est clair que tu vas devoir te calmer et te soumettre. Ce matin, on va aller au forum écouter le capitaine donner les consignes du jour, ensuite on commencera ton entrainement. Faudra t’accrocher au début, Tronche-cramée. Tu en baveras, tu aurais même certains jour l’impression de crever et parfois tu voudrais même te jeter au Ciel. Mais t’en fera rien ! Parce que tu es un arpenteur et que la cartographie dépend de toi – de nous tous ! »

— C’est quoi « la cartographie » ? fit Aris dans un gémissement.

La douleur diminuait lentement, laver son front était la bonne chose à faire.

— Le capitaine dessine un plan du plafond du monde, poursuivit-elle. C’est notre quête, en plus de chercher le bout du monde. Tu croyais que l’aplomb était désert ? Hé ben non : il est truffé de trucs. Des mécanismes déglingués, des plaques, des gouffres, des montagnes, des vestiges et parfois de sombres tunnels qui foutent les jetons ! continua-t-elle, les yeux pétillants, puis, en le regardant avec mépris : « Vous… les citoyens… vous savez rien ! T’es au courant que c’est grâce à nous que les palais astraux ont été découverts ? »

— Si, si… je le savais ! C’est juste que…

— Juste que rien du tout. Debout, Mec-torche ! Suis-moi, on va être en retard au forum !

Sans ménagement, elle lui tendit la main, pour l’aider à se remettre debout. Aris la considéra un instant, incrédule, puis la saisit. En une rapide impulsion, elle parvint à le remettre d’aplomb.

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