Rêves tronqués — 1

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Bane lui faisait face. Penché sur la table, ses cheveux de plus en plus longs commençaient à envahir ses yeux, mais ils ne perdaient rien des expressions d’Ulri tandis qu’il écoutait son récit.

« J’avais trois ou quatre bouches, je ne sais plus. Peut-être même cinq ou six… Il y avait l’habituelle, celle du visage, mais aussi les autres qui trouaient mes bras et à mes jambes. Elles parlaient, sans cesse, et tous les écoutaient.

Nous étions dans la Cité, devant le palais, sauf qu’il se trouvait dans le quartier Nord. La Reine applaudissait. Sous son voile, son sourire était terne. Elle faisait semblant, car elle me détestait. Je préférais m’en aller.

Ma respiration était si puissante, surtout à l’expire, que je pouvais me tenir en suspension en soufflant vers le bas. La sensation était étrange, je ne planais pas, ni ne flottait, plutôt je luttais contre la chute, d’un souffle inverse.

Je volais, refusant le Ciel et le Vide, en leur crachant le Vent au visage…

La Reine, sur sa plateforme fleurie, me regardait la survoler. Soudain, elle hurla. Mais ses paroles n’avaient que peu d’importance.

Sa tête explosa… »

Derrière Bane, la cellule n’était désormais plus qu’une ouverture obscure. Les ombres qui y résidaient semblaient loin.

Trois fois par jour il pouvait en sortir, respirer, voir la lumière.

Pour ce faire, il fallait, chaque matin, relater ses rêves.

— C’est tout ? interrogea Ulri.

Bane acquiesça.

Cela devenait une habitude. Son geôlier allait à présent l’emmener dehors, il recevrait la bouillie habituelle, dégueulasse, sauf qu’il la digérait bien mieux à l’air libre que dans sa sombre cellule. Puis, on le renverrait au trou pour qu’il y retrouve ses ombres. Jusqu’au lendemain.

Son ancien camarade d’exil, qui devait être une sorte de caporal, voire le général de ce groupe de résistants impurs, l’accompagnait toujours à l’extérieur. Bane savait qu’il était malin, qu’il n’allait pas se laisser facilement convaincre. Il savait aussi que le sans-caste mourrait d’envie de le cotoyer, l'écouter, sans pour autant qu'il ne comprenne les raisons de son intérêt.

Ils installaient une table sur la plateforme de fortune qui bordait sa prison, ce bâtiment de corne raffistolé de bambou. La vue offrait un Ciel spectral de début de journée, surplombé par l’enclave à demi brumeuse et peuplée d’ombres blanches. Bane détestait la brume.

Ils se retrouvaient à table, encadrés par des « soldats » sans allure, juste pourvus de lances bricolées, qui ne semblaient attendre q'une seule chose : le précipiter dans les nues.

— Pourquoi as-tu accepté ? demanda Ulri, avec au fond de l’œil une curiosité qu’il essayait vainement de dissimuler.

Bane hésitait encore à lui répondre. Il avait tellement gardé le silence durant les dernières semaines, que les mots semblaient résister à sortir. Il les força.

— Tu m’as convaincu, l’ami, lui retourna-t-il, reprenant les habituelles inflexions du sans-caste. À quoi bon lutter ? J’ai compris que le monde n’avait pas la forme prétendue, que la vérité nous était cachée et que mes rêves en dévoilaient la vraie forme, comme tu l’as dit…

Dans la salle qu’ils venaient de quitter, quelques silhouettes ressortaient au gré du peu de lumière qui émanait des trous pratiqués au sol.

— Je te crois, clama Ulri, le regard tendu. Mais en même temps, je doute. Où est passé cette fureur qui t’habitais ? Où est celui qui… se blessait ?

— Il a compris, fit Bane, sombre. Donner son sang ne sert à rien. Sa fureur… s’est éteinte…

— Je ne suis pas sûr de pouvoir te faire confiance, reprit Ulri en se relevant.

Derrière lui, le pont conduisant vers l’enclave se découpait, potentiel.

« Mère voudrait te rencontrer. Elle voudrait… te tester. Mais je me méfie. »

— Que crains-tu ? fis Bane, las. Que je l’attaque ? Ne sera-tu pas là pour la défendre ? N’y aura-t-il aucun garde ?

Les plantons encadraient l’entrée de la prison qui semblait n'attendre que son retour. Bane s’en détourna.

— Des gardes… Comme dans la Cité ? ironisa Ulri. Tu n’es plus là-bas, l’ami ! C’est fini, ce monde-là, tu dois t’en détacher.

— Alors, laisse-moi sortir ; découvrir celui-ci ! Si tu veux éviter cette rencontre, que tu la crois dangereuse, alors pourquoi m’en parler, pourquoi même y penser ? Tu veux mes rêves ? Je suis prêt à te les livrer !

— J’ai envie de te croire, dit Ulri, de toute sa hauteur. Mais je n’ose pas le faire. Je ne peux pas prendre le risque de te laisser libre et mettre l’enclave en danger.

Son visage baignait dans la lueur de l’aube blafarde. Sa stature disait qu’il commandait mais ses yeux tremblaient de doute. Bane insista.

— Mais quel danger ? Qui suis-je ? Que pourrais-je faire ? Je n’ai plus rien ! lança-t-il, en s’effondrant sur la table. Je devais être Artes, tu sais ce que c’est ? J’allais construire des maisons, manier la corne ! Descendre des monuments, reproduire les terrassements agricoles ! Au lieu d’être mis à l’écart, je pourrais me rendre utile ici ! Consolider des plateformes, suspendre des bâtiments !

— Ou les saboter… trancha Ulri, froidement. Ecoute, l’ami, je ne demande que ça : te voir participer à notre mouvement, apprendre nos arts, nos connaissances et que tu nous enseignes les tiennes. Mais pas encore… Continue de me décrire tes rêves, fait montre de coopération. Si tu le fais, ce sera la preuve que tu veux effectivement nous aider.

— Compte sur moi, assura Bane alors qu’une assiette brunâtre atterrissait devant lui. Le visage indéchiffrable, Ulri disparut dans la blancheur ambiante et l’Artes enfonça sa cuillère dans l’infame bouillasse.

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