Regards voguant — 1

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Il l’avait regardée.

Felna en était certaine. Le coup d’œil avait été fugace, presque timide, mais immanquable. Il venait de percer la trame de la conversation et survolé la table. Habile pêcheuse d’œillades, Felna savait les attraper. Parmi ces oiseaux, il y avait de tout. Le clignement, moineau vif, confondu au décor ; l’éclat fugace du rouge-gorge, discret mais rouge d’amour ; la toise de l’aigle sûr de sa force, certain de pouvoir agir ; le long regard placide de la stationnaire buse, indifférente, à moins que ne passe une proie ; et puis tant d’autres, dont le plus indélicat, celui de la lente et inquiétante contemplation du vautour, qui attendait d’assister à notre perte pour se délecter de nos restes. Felna se targuait volontiers d’avoir développé sa propre taxonomie des regards. Cette science, toujours en développement, l’aidait à se repérer et prévoir les attaques. Mais quel était donc le genre de cet oiseau-là ? Qu’incarnait-il ? Était-ce la culpabilité d’incessantes absences ? Était-ce une curiosité, se muant en une rapide étude du devenir de sa fille, voire une observation précédant l’approche ?

Felna ne comprenait pas pourquoi il ne lui avait pas encore parlé. Elle ne savait pas son père timide, ni timoré. Bien au contraire, il tendait toujours à l’excès, tout comme sa mère. Felna se rappelait que ses deux parents se résumaient finalement à de piètres acteurs, de mauvais Vox surjouant leurs rôles. Milia Van avait l’éclat de la femme délaissée – alors qu’elle s’en accommodait parfaitement – et lui l’assombrissement de l’homme incompris et mal-aimé – ce qui lui permettait de tracer son existence sans aucune attache.

A cette grande table, bien au chaud au cœur de la voile portée vers l’horizon. Entourés d’un décorum exquis et servis des meilleurs plats et vins, les Aers et leurs papotages posaient une couverture idyllique sur le triangle impossible que composait Felna et ses deux parents. Sa mère lui en voulait clairement, même si elle n’en disait rien. Elle lui souriant même odieusement, comme un rictus narquois qui annonçait déjà les horreurs qu’elle voulait lui lancer. Son père balançait son regard indéchiffrable, accompagné de faux éclats de rire avinés, entre sa femme et sa fille. Felna, de son côté n’osait parler ni à l’un ni à l’autre, préférant fuir la gêne d’avoir à les affronter sous les yeux conspirateurs des Aers.

La voix stridente de Galena Aber la sortit de ses sombres rêveries.

— Je vous le dis, moi, je serais une Réalienne que tout cela serait déjà réglé !

— Et que proposerais-tu, ô Réalienne ? ironisa, passablement avinée, Romie Falen en tirant la manche de son mari.

— Et bien, tout simplement, on leur coupe l’eau ! Jusqu’à ce qu’ils se soumettent, et dès qu’ils rentrent dans les rangs, on les autorise à boire à nouveau. Croyez bien qu’ils ne tenteraient plus de nous infiltrer après ça !

Felna fut surprise d’entendre son père intervenir.

— Très chère Aers ! Galena Aber, c’est bien cela ? dit-il d’une voix qui se voulait sympathique.

L’intéressée acquiesça, l’air vexée.

« Cette excellente solution ne peut, hélas, pas être appliquée, car les sans-castes ont leur propre source d’eau (Il prit un air conspirateur). Elle émanerait des tunnels !

La tablée étouffa de concert une exclamation outrée. Felna se demandait à quel jeu son père jouait. Lui qui ne supportait pas de frayer avec ses congénères, riait pourtant en amusant la galerie.

— Oh, Raul Idan Aers, s'il vous plaît ! Pourriez-vous nous entretenir des horreurs vivant de l’autre côté du mur ? Nous devons connaitre ces engeances si nous devons les combattre, se rejouissait Liliva Ren avec une complaisance absolue, se délectant d’avance de toutes les horreurs qu’il pourrait raconter.

— Je sais, de source sûre, m’Aers, que l'eau qu'ils boivent émane du coeur de la Terre, fit son père, sur un ton de confidence, avant de prendre un air sombre. Depuis l’antre du sombre Vermide, cet être impossible, maudit des dieux et tapi en haut des sols…

Les regards s’avancèrent sensiblement, les corps se penchaient à mesure que Raul baissait le ton.

« … Il paraîtrait même, continua-t-il, – mais j’hésite à vous le révéler, tant cette réalité paraît horrible – qu’il s’agirait en vérité de l’urine de la créature… »

A ces mots tous se redressèrent, répugnés. Felna cru un instant que les convives s’offusquaient de la vulgarité de son père, mais elle comprit qu’ils n’avaient absolument pas perçu la farce sournoise qu’il leur servait et qu’à défaut d’être vexés par son effronterie, s’affolaient de l’horreur qu’il décrivait. Son père venait de démontrer que les Aers étaient capables de gober n’importe quoi à partir du moment où ça leur paraissait croustillant. Seule Milia Van, sa mère, riait jaune. Elle avait aussi – et heureusement – comprit la supercherie. Mais elle n’allait rien en dire.

Pendant ce temps, Raul se délectait de son effet, tout en laissant passer quelques vives nuances de mépris dans le bleu de ses yeux. Ces yeux de mort, songea Felna. Ils participaient de l’aura du personnage qui savait autant séduire que provoquer ou faire fuir. Un mot perça sa pensée et s’abattit de son sens tragique, impossible à éviter : manipulateur. Voilà ce qu’était son père. Il faisait toujours ce qui l’arrangeait, jouait le jeu qu’il fallait jouer, séduisait quand nécessaire, terrorisait de ses yeux océan à l’envi et fuyait quand on commençait à le cerner. Il était l’insaisissable Vent, multiforme et fuyant.

Les discussions dérivèrent, le sujet n'était déjà plus. On parlait de tout, mais au fond de rien. Les avis défilaient, vides, sans ancrages. Ces Aers qui se prétendaient d’actifs décideurs fuyaient en réalité vers les confins. Leur prétendue villégiature était la conséquence de leur crainte absolue d’être foudroyés par le Vide incarné. Depuis peu, les familles Aers partaient coloniser les palais astraux, tirant précepteurs et enseignants des écoles communes pour investir rien de moins que ce qu’il fallait appeler une Cité bis ; lieu où la souveraineté revenait à son respecté anç’père, Eléas Finn.

Felna doutait fortement que cet ancien Réalien reviendrait pour se soumettre à l’autorité du voile royal, sachant la place d’exception qu’il s’était taillé en ces lieux reculés. L’homme avait le nez fin et avait toujours su tirer parti des opportunités de l’existence, il lisait admirablement les fils invisibles de la Messagère et savait toujours se placer au bon endroit au bon moment, l’instinct infaillible.

Voyant son père pérorer sur des bêtises, qui n’était que bien d’autres affronts masqués à ses convives, Felna se demanda ce qui, de cette glorieuse lignée lui avait été transmis. Si son grand-père avait d’indubitables talents de stratège, fin connaisseur des subtilités de ce monde, qu’en avait hérité son propre géniteur ? L’homme ne semblait pas manquer d’intelligence ni d’habilité à discourir, mais savait-il exploiter ce qu’il apprenait ? Sinon en les mésusant avec talent.

Elle s’attarda ensuite sur sa mère, qui se vautrait dans l’éclat avec ses « amis », se demandant ce qu’elle-même avait pu hériter de sa splendide fausseté avant de laisser cette question, trop désagréable, au profit d’une autre, bien plus énigmatique : comment ces parents s’étaient-ils retrouvés mariés ?

Elle n’avait jamais entendu le récit des origines de ce couple étrange. Hormis l’arrangement linéaire et l’exigence orgène de scinder les sangs, Felna supposait qu’il y avait eu d’autres types d’accords, qu’il avait été de bon ton de masquer sous l’officialité d’un mariage. Ce n’était bien sûr qu’une supposition, mais elle en était convaincue depuis longtemps, cela transpirait d’eux : la naissance d’elle et de son frère n’était ni le fruit de l’amour – cette seule pensée était déjà risible, car l’amour n’était le fait que des petites gens – ni le fruit d’un arrangement de caste.

— Raul ! N’épuisez donc pas ces belles personnes avec vos récits d’épouvante, intervint Milia, revenant volontairement sur le sujet dépassé. Ces histoires pourraient avoir l’effet inverse de celui escompté : à savoir attirer l’attention, attiser le désir d’intrigues et l’attrait pour les incongruités ; autant de choses qui animent l’incarnat et appellent aussi bien l’intérêt que la pitié. Or, mon cher mari, nous devons éviter de nous émouvoir pour ces êtres et frapper, sans honte ! Les détruire, sans hésitation !

— Milia, ta grâce comme ton franc parlé n’ont d’égale que ta splendide détermination, répondit l'Enquêteur dont l’hypocrisie était palpable. Mais je me dois de t’avertir, ces gens – qui ne méritent pas notre pitié, selon toi – sont très nombreux. Bien plus que tu ne l’imagines. Et je crains que les attaquer ne nous plonge dans des luttes impossibles qui risqueraient de mettre en danger nos fiers soldats et même la Cité.

— Que feraient des rats contre une armée de chat ? Couiner ? partit la mère de Felna, d’un rire cynique.

— Tu es si subtile, ma douce, gronda Raul de sa voix de théâtre. J’oserais une autre comparaison. Ces sans-castes seraient plutôt comme les singes des quartiers royaux…

— Oh, pitié, ne parlez pas de ces maudites engeances. Parlons d’autre chose, voulez-vous, coupa-t-elle, en se détournant vers un autre membre de tablée. Caporal Gilto Miir Aers, quel est donc votre avis, comme ancien militaire, sur cette crise. Je crois savoir que vous avez affronté l’ancienne révolte avec mon beau-père…

— Mais nous n’en avons pas fini, ma chère et tendre, tu ne t’en sortiras pas à si bon compte, clama son père devant l’assemblée qui n’en ratait pas une miette. Tu voudrais envoyer l’ensemble de l’armée derrière la frontière et quoi ? Tuer tout le monde ?

— Cessons voulez-vous, ce débat me fatigue. Répondit-elle, rougissante. Il me semble que vous voulez donner du crédit à des êtres méprisables, alors pourquoi irais-je discuter de ce genre de chose ?

— Par tendresse envers votre pauvre mari, dit Raul, du tac-au-tac. Qui est si éloigné des choses du pouvoir, un maigre faiseur, un simple enquêteur, forcé à l’empathie envers les déchets de ce monde.

— Oh, et bien ! Je m’en vais vous éduquer, alors ! partit, en s’emportant sa mère, que Felna avait rarement vu aussi remontée. On voit bien que vous n’étiez pas présent lors de la catastrophe, que vous n’avez pas subit l’impact de cette horreur qui nous a tous pris au dépourvu ! Ces choses, ces demi-humains – non ! Ces moins que rien ! – ont eu l’impudence d’infiltrer nos rangs et déchaîné la colère des dieux et convoqué le Vide, lui offrant un terrain pour s’incarner et nous punir en tuant un Réalien en guise d’avertissement ! Le père du pauvre Fard Egan ! L’un des nôtre, Raul !

— Mais Milia, tu chantes là les mêmes odes que les Ter, fit-il, narquois. Cette vérité n’est qu’une hypothèse, assurément ! A moins que tu ne puisses développer de liens plus solides, je t’écoute – non, pardon –, nous t’écoutons !

Felna crut que sa mère allait devenir venteuse. Elle ne l’avait jamais vu aussi furieuse. Perdant même sa retenue et ce teint de pèche qui lui donnait l’air toujours fraiche et d’humeur égale. Elle donnait l’impression qu’elle allait lui sauter dessus et le frapper.

Dans la salle, l’excitation du débat avait laissé place à de la gêne.

Avant que sa fulminante mère n’ouvre la bouche, Liliva, nerveuse, intervint.

— Allons, n’allez pas épuiser votre couple en vaines disputes, mes amis. Laissons ces questions à la Reine et au Général.

— Ou aux nouveaux Réaliens… fit Romie, énigmatique.

L’interventions eut son petit effet, l’attention se détourna des deux disputants. Son père but une gorgée de vin, un demi-sourire aux lèvres, tandis que sa mère s’enfonça dans son siège, bouillonnante.

— Oh, vous ne pouvez pas annoncer cela sans en dire plus ! dit Fulin Voor, vivement intéressé. Avez-vous entendu quelque-chose ? La Reine aurait-elle…

La suite de sa question disparut derrière la brusque incursion du visage de Galena Aber dans le champ de vision de Felna.

— Et vous, ma chère ? trancha l’Aers, surexcitée. Quelle solution imaginez-vous à cette crise qui secoue nos rangs citoyens ? Votre père nous décrit les horreurs cachées derrière le mur, nous convainquant de notre impuissance et votre mère clame sans vergogne que la solution doit être militaire, quitte à monter une équipée vengeresse pour trancher ces révoltes silencieuses. Mais vous, fille de ces deux nobles incarnats, quelle est votre position ? Allez-vous réconcilier leurs points de vue ?

L’exercice était périlleux et probablement piégé songea Felna. Prise au dépourvu, elle lança une réponse à longue amorce pour avoir le temps de développer ses arguments à l’arrière-plan.

— J’y ai beaucoup réfléchis, en effet. Et je pense que les solutions toutes faites de mes parents (elle éleva la voix pour être entendue) ne tiennent pas assez compte des éléments présents. Les réalités sont plus complexes qu’il n’est prétendu autour de cette table. Si le danger était si dense de l’autre côté du mur, comme le prétend mon père, les révoltes auraient déjà eu lieu depuis longtemps. Mais mon anç’père a bien agi, étouffant les graines de mouvements, il doit ne s’agir que de poches de résistance, comme nous avons pu en voir, même dans la Suspendue, récemment, avec l’odieuse révolte des pontiers.

— Remarquable ! dit Galena Aber, en rameutant d’autres oreilles, dont celles de Milia Van qui affichait un air sombre. Ecoutez votre fille, ma chère, elle parle bien ! Continuez !

Felna, portée par ces mots, qui pourtant sonnaient creux, poursuivit son développement, regardant son père en coin.

— Une attaque frontale risquerait de désorganiser les rangs templiers, déjà brisés, et risquerait de faire des victimes innocentes parmi les sans-castes.

— Que nous importe ces sans-incarnats, ma fille ! clama haut et fort Milia Van, parcourant la table d’un œil méprisant, comme si elle énonçait une parfaite évidence. Qu’ils meurent, ils n’ont déjà que trop vécu ! Nous avons déjà à souffrir du voisinage avec les abjects, n’est-ce pas suffisant ?

— C’est une question de point de vue, mère. Mais vous n’êtes pas sans ignorer que la question de l’absence d’incarnat, bien qu’ouvertement ignorée, est une supercherie, une manipulation (Felna ne put s’empêcher de regarder son père), servant à les museler et éteindre toutes velléités de luttes. Mais ne soyons pas dupe, ils sont pourvus d’incarnats, à défaut d’être pourvus de caste !

Felna vit que Raul lui rendait son regard avec une grande attention. Sa mère rugit en chantant, colombe enflammée.

— Felna ! fit-elle en s’emportant à nouveau. Vous remettez là en cause l’œuvre de votre anç’père qui est parvenu à calmer ces révoltes et ainsi économiser les vies de vrais citoyens ! C’est inacceptable ! Et à la limite de l’outrage !

Elle prit un air mauvais.

« Et ça se prétend future Réalienne… »

Felna écarquilla les yeux, n’y croyant pas. Sa mère avait-elle vraiment osé ? Ces mots étaient-ils vraiment sortis de sa bouche, là, devant tous les convives ? Elle qui avait toujours masqué ses attaques avec la rigueur d’une dissimulatrice hors-pair, venait-elle de lui asséner, publiquement, rien de moins qu’une insulte doublée d’une humiliation ?

De sombres mots se formèrent à l’orée des lèvres de Felna. Le vin aidant, ses doutes prenaient la forme de vérités que la colère rendait impossible à réfréner : « Et vous ? Mon inconstante et avide mère, qui, non contente de coucher avec mon anç’père, partage aussi la couche de mon mari ; qu’avez-vous à me dire ? »

Les visages autour de la table se suspendirent, ne sachant plus à quoi s’accrocher. La gêne déjà palpable redoubla, interrompant les conversations mondaines. Felna eut un instant de doute en voyant naître ces mines déconfites. La doute l'assaillit, avait-elle parlé à voix haute ? l'avait-elle insultée ? Abasourdie par ce qu’elle venait de penser – à défaut, l’espérait-elle, de l’avoir dit – Felna se demanda d’où lui venaient ces idées affreuses ?

Elle se mit à trembler de tous ses membres. Elle venait de libérer de bien sombres pensées, avec toute la cruauté que les vieilles horreurs tapies depuis trop longtemps insufflait aux explosions de ce genre. Elle tendit alors sa posture la plus digne aux Aers interloqués et clama, d’un sourire peinant à retenir ses larmes :

— Je dois m’aérer, on étouffe ici ! Veuillez m’excuser !

Elle parvint à retenir sa précipitation jusqu’à avoir franchis la porte, puis céda à l’échappée en traversant à toute vitesse la coursive qui la conduirait vers l'air du pont.


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