Perception différée — 2

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Agon se retourna pour faire face à son ennemi. Il glissa sa main vers la lame cachée dans sa tunique. Un coup discret, bien senti, lors d’une bousculade, et l’attaquant serait défait. Emergeant d’une marée humaine, la silhouette preste d’un jeune homme au regard affolé, se précipita sur lui. Sous l'impulsion, le Ter tomba à la renverse. Mais il tenait sa lame, prêt à frapper. Leurs yeux se croisèrent, Agon lança l’attaque.

Mais quelque-chose l’arrêta. Il ne faut pas ! protesta la voix d’Alem, alors que son ami ne lui avait jamais parlé de cette façon. La surprise suspendit son geste. La lame ne se planta pas. Le garçon reprit alors sa route, sans même s’excuser. Il ne s’était probablement rendu compte de rien. Il était déjà passé à autre chose, et courait vers sa vie. Ignorant d’avoir échappé à la mort.

Un second tumulte s’ajouta au premier. Plus discret celui-là, glissant, furtif. En un souffle, l’enjamba un être leste, qu’il reconnut malgré sa vitesse. C’était l’infâme Sim Mana qui semblait pourchasser l’adolescent dans lequel Agon avait failli planter se lame. Il suivit l’ombre vive du regard, avec l’impression de voir une enfant du Venteux glisser sur l’air. La conteuse perçait la foule comme les courants ascendants traversent les cavernes du temple. D’un bond, Agon la vit atterrir sur le jeune homme avant de disparaître derrière la cohue.

Ce regroupement était une aubaine. Il s’empressa de contourner le tumulte et s’élança vers le Dôme. Il entendit la Vox et le transpassant vociférer mais ne voulut pas s’intéresser à leurs propos absurdes. Il n’était pas de ce Peuple-là ! Ces gens insultaient sans vergogne la grâce de la Mère en ce jour de transpassage. Ces impurs ne méritaient pas l’attention qu’on leur prêtait !

La brèche ouverte lui permit de rejoindre les derniers ponts avant les abords du Dôme tout en s’épargnant la file. Les pontiers, surpris de voir les ancrages ainsi allégés, sortirent de leurs cabines d’observation pour voir de quoi il retournait.

Depuis ce pont délesté, Agon s’attarda quelques instants sur les Inter à l’affut. Ils étaient parmi les rares non-Ter qu’il estimait respectables. Les pontiers consacraient leur existence au maintien de la cohésion entre les citoyens et la Terre, donc des ombilics et des ascendances ; et fiers garants des ancrages et protecteurs de la circulation, soit des trajectoires transverses. Sans le savoir – mais peut-être s’en doutaient-ils, confusément – ils matérialisaient le dogme en assurant la directionnalité humaine. Ils brillaient comme autant d'agents de la transversalité qui précéde la mort - cet ultime mouvement, éminemment ascensionnelle, dont le soin relevait des Ter, uniquement.

Ces Artes demeuraient donc bien plus respectables que les Aers qui, malgré leurs fières postures, n’avaient de fervents que l’allure. Ils singeaient en réalité les dieux. Les pontiers, en revanche, discrètement et sans gloire aucune, rendaient à la fois service aux humains et aux dieux, assurant la continuité entre les premiers et les seconds. Jamais un pontier, noble par nature, ne serait capable de fourberie. Mais les autres… Les autres. Les Aers, dominants et faux, les Inter qui les servaient et les vidés orgènes, les Artes et leurs forgerons alliés à Art, les Vox agités de corps, promulguant de fausses vérités !

Tous ceux-là…

Ils comprendront, Alem, bientôt ! Je te le promets !

Agon, rappelé à l’ordre par l’image de son ami, laissa les pontiers derrière-lui et parvint à s’infiltrer dans un groupe de Ter qui brillaient par la ferveur de leur silence et leur sérénité. Des prêtres du Vent, sans aucun doute. Nul ne pouvait s'afficher aussi calme et serein. Ils l’accueillirent sans heurt. Pénétrables comme la brise, ils l’acceptèrent, ambiants, presque flottants. Agon passa, accompagné de ces êtres d’air, sous les voûtes du Dôme.

Le sombre couloir était habité d’un courant sifflant qui les menait de force vers l’amphithéâtre. Porté par le Vent et ses fidèles prêtres venteux, il parvint enfin dans l’aire bourdonnante. Il avait depuis longtemps oublié ces lieux. Cette arène dédoublée, ces deux cirques opposés, mis en miroir. Ces mondes en regard. Cette splendeur masquait habillement ce qu’ils révélaient en creux. Allez, baillez d’émotions, inconscients ! Cette merveille est le fait de ceux qui ont usé la Terre jusqu’à la blesser ! Ah, vous rêvez de l’apogée posée là-haut, mais elle ne reflète que l’avidité, la gourmandise – l’abus sous toutes ses formes, même les plus séduisantes !

Malgré son dégout, Agon vit les Ter du Vent s’illuminer à ce spectacle. Ils n’étaient peut-être pas si avisés, finalement. Il quitta leurs airs époustouflés pour s’aventurer dans une allée périphérique. Il avait son objectif bien en vue. Alem… Bientôt tout sera fini. Je reviendrai. J’aurai ce sacrifice pour trophée.

La salle se gonflait d’une foule tonitruante et festive. Il fallait se mettre en place avant que les allées ne commencent à déborder de citoyens, rendant tout mouvement – donc toute retraite – impossible, sinon malaisé. Les hauts-Aers arrivaient d’une entrée indépendante. Ils étaient bien trop gonflés d’orgueil pour se mêler au reste du Peuple. En les surveillant, Agon alla s’assoir non loin de leurs gardes venant incarner, de leurs plumes méprisantes, la frontière entre les nobles et les inférieurs. Il vit la Reine s’installer. Des suivantes la guidaient pour palier à sa vue défaillante.

La Fille de la Terre devenait aveugle, la brume envahissait ses yeux. Les dieux se montraient clairs, et leurs signes, évidents. La souveraine n’était plus capable de voir ce qui se jouait sous ses yeux. Exactement à l’image de la Terre perdant ses forces et son discernement. Il incombait aux prêtres Terriens de raviver la perception de la Mère, et plus à cette souveraine opaque et décrépite, qui ferait mieux de laisser l’arbre-trône à sa propre descendance ! Ses Réaliens et ses servants gravitaient autour d’elle comme autant d’abeilles autour d’une fleur débordant de pollen. Il trouva cela pathétique. On révérait plus la Fille que la Mère, tout ça pour en obtenir quelques grâces, voire un peu plus de pouvoir.

Il tâta dans sa poche les petites sphères solides. Ce mouvement le calmait, l’aidait à attendre.

Une famille Artes se plaça derrière lui, puis un couple de Ter à sa gauche, qui le saluèrent selon leur caste. Un Inter taciturne se plaça à sa droite. Il ne le salua pas et rabattit même légèrement sa capuche sur son front, comme s’il voulait se cacher. Les sièges se remplissaient peu à peu. Il y avait presque toute une rangée de Vox, devant lui, et deux groupes d’Inter que d’aucun aurait trouvé bon enfant, mais qui l’énervaient pourtant prodigieusement. Frivolités. Il se sentait perdu dans cette foule qui ne faisait que parler, s’esclaffer, ces mélanges de castes et de couleurs.

Agon serra les sphères.

Tout en bas de l’amphithéâtre, Ober Hin se tenait déjà sur l’estrade. Il semblait se disputer avec Argast Fan, tandis que Réus Tes tentait de le soutenir. Argast, le fervent défenseur de l’Illum devait probablement s’opposer à une quelconque décision du Ter-élu. Les querelles habituelles…

Soudain, à l’occasion d’un signal diffus, tout le monde comprit que le prodrome allait sonner. L’immense cor mugit à en faire vibrer les chairs jusqu’à brusquer les incarnats. Les laissant meurtris et saisis par l’absolu. Agon en sortit galvanisé en même temps qu'effrayé. Le calme s'installa. Ensuite, commença l’exorde.

Leur maître, Ober Hin, fit tonner sa voix à l’amplitude divine. Ses mots résonnaient dans la voute et contre-voute, soutenus par le silence ambiant d’une population en adoration. Son discours fut magistral. Il rappelait aux humains leur condition et prescrivait en conséquence toutes les actions auxquelles ils devaient souscrire. La morale fut portée aux roches, l’exemple magnifié. Après un tel discours, inutile d’interroger encore les raisons des conduites, questionner le fond, tout était là, clair, limpide. Comment pouvait-on attaquer un aussi beau montage ? Il était clairement dicté par la Messagère, sa cohérence se faisait lumineuse. Ces jeunes transpassants voyaient ainsi leur trajectoire apparaitre sous leurs yeux, une fois le gouffre passé – les dieux inférieurs nargués – ils devraient vivre de labeur et s’adonner à la procréation pour mieux s’inscrire dans l’alignement au monde. La chose était belle et ne pouvait que forcer la consécration.

La péroraison amena une note d’espoir qui laissa exploser les cœurs et unir les voix : la réversion est pour bientôt !

Bientôt Alem ! Et je vais y contribuer !

Hélas, la clameur intense finit par s’éteindre, il fallait à présent passer à la triste suite : le théâtre de l’Illum. Laissez place au cirque, aux cabrioles et singeries de Lias Mav, le maitre de l’épate, le champion du cabotinage ! Agon eut beaucoup de peine à se retenir de cracher, vociférer, à l’évocation de ce Ter qui avait pour lui l’allure d’un Vox vagabond et délirant. Il défendait des idées contre-nature, mais sous le couvert de belles phrases et de développements alambiqués. Au lieu de se soumettre à l’évidence du discours céliterrien, suivre le sens du monde ; il préférait manier les mots, les faire jouer, et déjouer ainsi le sens ! Les gens se perdaient dans ses phrases. Et ces imbéciles, fascinés, le suivaient alors. Marchaient dans ses pas, non pas parce qu’il avait raison, mais parce qu’il les intriguait, fascinait… Comme le Vide… et comme ceux qui contemplent le Vide, justement. Ils s’en mordront bientôt les doigts.

Le vieux sournois apparut, à demi vêtu pour bien démontrer qu’il allait voyager sans artifices pour ouvertement braver le Ciel. Il ménagea ses effets, se donnant en spectacle. Il avait cette attitude qui portait à croire qu’il ne souciait guère du Peuple et de son regard. Mais Agon savait que c’était du chiqué, le vieil Illum ne voulait qu’une chose : être admiré, susciter cette adoration qui donnait aux gens l’envie de le suivre et de l’écouter.

Il finit par s’élancer. Bien sûr, il connaissait déjà le trajet par cœur, après toutes ces années. A ceci près qu’il n’avait aucune protection cette fois. Quelle arrogance ! Il voulait démontrer que rien au monde ne pouvait défaire son lien à la Terre. Le vieillard agile se mit à escalader l’amphithéâtre inversé avec la même habilité que ces singes qu’il aimait tant côtoyer. Agon l’avait déjà vu de nombreuses fois jouer avec eux dans l’arbre Réifié, au jardin d’ouie. Ils devaient être de même nature… D'où sa facilité à gravir la salle comme l’un d’eux. Le vieillard ne laissait transparaître aucun doute dans ses gestes, ces mouvements allaient de soi, il n’avait pas besoin de protections et aimait le montrer. Mais s’il tombait Alem ? S’il venait s’écraser sur les travées d’en bas ? se demanda Agon, en voyant le public à sa verticale qui s’écartait vivement. Alors, je ne pourrais rien faire… La cérémonie serait interrompue.

Il se prit à espérer que cet individu – dont il espérait d’ordinaire qu’il disparaisse, lâché par Attraction – s’en sorte, parvienne à attraper l’éminente boucle axiale ; se prenant même à vibrer de concert avec ses voisins tendus. Il dût même en fermer les yeux.

Dans l'obscurité, Agon se laissa porter par les sons, les souffles et les vibrations. Le Peuple se laissait tellement prendre par les images qu’il ne pouvait remarquer qu’il était possible de s’en passer. L'extinction de la vue, comme l'ombre du temple, calmait le cœur sans empêcher d'être au fait des évènements. Il suffisait de lire le Vent et ses trajectoires. Il tressautait ainsi de nez en gorges, animant les carnats de son souffle. Il fallait écouter ses mouvements et ses vas-et-viens. Quand il s’arrêtait, coincé dans des gorges crispées et quand il se libérait de celle-ci, apaisées ; quand des voix, dont il était le support se laissaient entendre ou quand le silence s’abattait retenus par toutes les bouches. Il se glissait, tempétueux tourment, entre les carnats, laissant dans son ressac, les traces vives de son passage. Les yeux étaient inutiles quand on sentait le Vent. Agon comprenait ce qu’il se passait, il pouvait presque deviner les mouvements. A chaque danger les cages thoraciques se fermaient, l’emprisonnant, les carnats se resserraient, plus aucune étoffe ne tressaillait ; dès que l’obstacle ou l’épreuve était surpassée, le flux se dégageait, libéré, il serpentait à nouveau entre les travées, laissant flotter les tissus, à nouveau. A un moment, très clairement, la circulation de l’air redevint fluide. Agon rouvrit les yeux. Le vieil homme se balançait en bout de corde-axe au-dessus du Ciel. Le spectacle s’achevait, bientôt il allait faire une dernière figure qui viendrait couronner sa performance.

Après un tel exploit, le Peuple, Ter et Aers compris, allait encore plus le révérer. Sans conteste, l'homme allait gagner en autorité. Agon reconnut qu’il était doué et c’était bien ce qui l’énervait. Ensuite, le vieil homme disparut, comme si, après avoir fait vibrer toute une population, il ne s'avérait être qu'un mirage.

La trompe ne tarda pas à retentir de nouveau. Les dieux allaient à présent gonfler l’espace de leurs auras et trier la nouvelle génération. Ceux pour la Terre, les enfants d’Attraction et ceux pour la Ciel, les appelés du Vide.

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