Alors qu'il se promenait dans la rue l'air préoccupé, Paul – un ami de longue date : une centaine de beuveries et quelques cuites – l'interpella. Le petit homme était assis au coin d'une porte, fumant une cigarette un gobelet de bière à la main. Il en était encore au stade de la soirée où le barman l'autorisait à sortir avec un verre à moitié vide d'alcool. D'ici quelques heures, si Paul voulait mettre un pied dehors, il devrait faire face à un dilemme : boire d'une traite ou abandonner sa boisson sur le bar.

« Pauuul ! C'était quand la dernière fois ? Et puis on s'en fout : finis ton verre et entre, j't'en paie un autre.

- Un peu mon n'veu. Bah alors mon vieux ! Qu'est-ce t'as ? T'as failli passer devant sans me voir. J'en revenais pas, t'sais ? Genre : comment ça Jean passe devant La belle Irlandaise sans j'ter un œil ? Y t'es arrivé que'qu'chose ?

- M'en parle pas ! T'sais hier, j'suis allé vivre chez ma femme.

- L'artiste ?

- Oui. Comme c'était la première fois, j'ai pas voulu y aller trop fort cette nuit-là, tu vois. J'ai pris un verre ou deux et j'suis rentré. Trois ou quatre heures du mat', quoi. J'ai dû trop dormir ou je sais pas, j'avais une migraine atroce au réveil.

- Tu m'étonnes ! T'es rentré trop tôt, c'est pour ça. Et la p'tite, elle a réagi comment ?

- Au début, elle savait même pas ! Elle était pas à la maison cette nuit-là, elle ne devait rentrer qu'après midi. Donc j'ai fait comme chez moi en attendant.

- Normal, tu d'vais t'faire chier et puis t'es chez toi aussi maintenant.

- C'est ce que je me suis dit. Mais y'avait ce putain de chat qui gueulait dans la cuisine, alors j'lui ai donné le premier truc qui m'passait sous la main. Hé ! Comment j'pouvais savoir que c'était pas bon pour lui ? J'y connais rien moi.

- Puis les chats, ça s'débrouille seuls. S'il avait faim, il avait qu'à aller chasser.

- Exact ! Au final, elle est rentrée vers midi. Moi, j'étais pris au dépourvu, j'étais pas lavé, rien. Du coup j'ai filé dans la douche en vitesse. J'voulais pas qu'elle croit que j'me foutais de comment j'étais devant elle dès le premier jour. En caleçon dans sa cuisine ? C'était pas classe.

- J'suis sûr qu'elle a pas compris.

- Elle a cru que j'fuyais ou j'sais pas quoi, du coup elle a vérifié son appart' en entier. J'ai entendu pleins de bruits, du coup je me suis dépêché et je suis sorti vite, tu vois. J'étais inquiet quoi. Je m'habille en deux temps et j'la retrouve dans la cuisine. Elle semblait furax ! Du coup, j'lui ai demandé :

« - Est-ce que tout va bien ?

- Tu as déchiré mon travail, jeté à la poubelle mes esquisses, piétiné mes fleurs, renversé du café sur mon t-shirt, cassé trois bols, deux verres, une cuillère - une cuillère ! -, as pété l'ampoule de ma chambre, as rompu mon chargeur de portable et lancé mon portable par terre, as failli empoisonner mon chat, et ce n'est que la première matinée. Est-ce que tu crois que le monde m'en voudrait vraiment si je t'éliminais maintenant ?

- Tu sais quoi ? Faisons comme si je n'avais rien dit. »

Bah, je savais pas quoi dire moi, j'm'en rappelais pas ! Alors j'ai réfléchi et j'ai vite retrouvé ce qui s'était passé depuis quatre heures du mat'. J'avais fait tout ça, ouais, mais avec ma migraine j'm'en étais pas rendu compte. Est-ce qu'on peut blâmer les malades ? J'étais pas sûr, alors j'me suis défendu. Enfin, non, pas tout de suite. J'ai d'abord dit la première chose qui me passait par la tête :

« Je sais pas pour le monde, mais ma sœur te le pardonnerait pas. »

- T'as raison, va. Ta sœur elle fait trop peur.

- Sûr. Attends. Qu'est-ce qu'elle t'a fait déjà quand tu l'as demandée en mariage ?

- Elle m'a giflé pour l'avoir fait devant tout le monde, puis elle m'a embrassé parce qu'elle attendait ça depuis longtemps.

- Haha ! Ouais ! J'm'en lasse pas, c'est tellement elle. Ca fait déjà cinq ans, c'est ça ? Ça passe tellement vite. Et mon n'veu alors ?

- Trois ans dans deux mois et y'a la petite qui devrait arriver d'ici octobre. Mais ta femme alors, elle a réagi comment ? Vous êtes pas mariés d'ailleurs ?

- Non, pas encore. Bah elle a rien dit, elle est restée figée. Je savais pas quoi faire moi, alors c'est là que je me suis défendu :

« En plus, c'est pas moi qui ai fait tomber ton téléphone. C'est ton chat. »

La tête qu'elle a tirée ! Je faisais que dire la vérité moi. Hé, je voulais bien prendre le blâme pour ce que j'avais fait mais pas pour le reste. Ça lui a pas plu, étonnamment. Elle a commencé à trembler et elle m'a crié :

« Sors de chez moi !

- Non ! Puis c'est chez moi aussi, d'abord ! »

- Mais t'es fou ! Pourquoi t'es pas juste venu boire un verre en attendant qu'elle se calme ? Après t'aurais pu t'excuser et racheter ce que t'avais cassé. T'es en tort, vieux !

- Ouais, je sais bien mais j'arrivais pas à penser, j'avais mal à la tête et l'entendre crier arrangeait rien. J'ai bien vu que ça lui avait pas plu, donc j'ai commencé à partir juste après ça. Mais crois-le ou pas, c'était pire que je le pensais ! Comme j'avais cassé la moitié de sa vaisselle, elle m'a jeté l'autre moitié dessus ! Du coup j'ai couru et j'ai atterri là.

- Eh ben, c'est la meilleure ! T'sais quoi, Jean ? J'crois que tu devrais l'épouser. C'est la bonne pour toi celle-là !

- Ouais, j'pensais justement à ça en passant devant le bar, tout à l'heure. Au moins, elle pourra plus être déçue maintenant !

- C'est sûr. Mais, dis, comment t'as fait ?

- Quoi ?

- Pour casser une cuillère.

- Ha ! Ça, mon p'tit Paul, c'est tout une histoire. Laisse-moi t'expliquer. »