Chapitre 5

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 Hernan attendait Marie sur le parking lugubre d'un cinéma désaffecté. Des quelques réverbères entourant la zone de bitume craquelé à ne pas être hors-service émanait une lueur pâle et fantomatique. L'un d'eux clignotait dans un concert de grésillement.

 Le détective se dirigeait vers la voiture de la jeune femme et vit qu'elle passait un coup de fil. Tendant l'oreille, sans doute tant par déformation professionnelle que par curiosité naturelle il entendit :

 - Cass, rappelles-moi quand tu auras ce message. Rien ne va plus ces derniers temps … J'aurais besoin de quelqu'un à qui parler. Un silence. Rappelles moi s'il te plaît …

 Elle renifla et ravala sa salive après avoir raccroché, comme si elle se sentait sur le point de pleurer. Aucune larme ne perçait pourtant dans ses yeux quand elle tourna le visage vers lui.

 Il lui raconta son entrevue avec les associés d'Elvis. L'impression qu'on ne lui disait pas tout.

 - Si vous voulez mon avis ce Ronnie ne nous dit pas tout. Je me trompe peut-être mais dans ce cas là pourquoi ne rien dire au sujet du message qu'il a envoyé à vôtre époux le matin de sa disparition ?

 - Le message ? Quel message ?

 Hernan lui montra le téléphone d'Elvis, maintenant libéré du code qui le maintenait verrouillé. Marie fronça les sourcils.

 - Il faut aussi que je vous dise, quand j'ai parlé de ce matin là, juste avant qu'il se rende chez le docteur Mammon, vôtre amie Cassiopée a eu une réaction étrange …

 - Comment ça, étrange ?

 - C'est peut-être juste une impression, mais j'ai trouvé qu'elle avait l'air nerveuse, un peu comme si elle avait eu quelque chose à cacher.

 Marie médita un instant sur ces mots. Son univers était chamboulé. Elle ne savait plus auquel de ses anciens points d'ancrage elle pouvait encore se raccrocher. L'envie de retrouver Elvis se faisait plus grande, alors que celle de retrouver une vie normale devenait une nécessité à ses yeux.

 - Bon, j'essaierais de voir ça avec elle dès qu'elle daignera me répondre. Allons voir du côté de cet hôtel si on peut trouver une trace d'Elvis …

 Hernan monta côté passager et la guida jusqu'au chemin des Dix Menottes, qui ne se trouvait qu'à deux pâtés de maisons. Marie n'avait jamais fait partie de ces enfants de familles riches qui refusent de se mêler aux classes sociales moins aisées. Elle n'avait pris personne de haut en fonction de ses origines ou de ses moyens financiers. Mais jamais elle n'avait mis les pieds dans un endroit tel que le chemin des Dix Menottes.

 Une fois garés à une distance respectueuse de l'hôtel Parci, Hernan avait quitté la voiture pour aller acheter du café dans une épicerie voisine. Celle-ci avait un néon clignotant au-dessus de sa porte qui indiquait les horaires d'ouverture : 21h/7h .

 C'était comprit Marie, le genre de rue qui vivait la nuit, peuplée de ceux qui vivaient la nuit.

 Des dealers, des junkies, des types louches se succédaient. Marie se demandait si ils se rendaient compte du sordide de leur environnement. Mais ils y avaient à l'air à l'aise, certains riaient, d'autres discutaient comme s'ils s'étaient trouvés dans un salon de thé, une bière à la main. Elle prit alors conscience qu'un monde parallèle se trouvait à deux pas du sien. Avec ses propres codes, ses visages et ses habitudes et elle se demanda un instant ce qu'aurait été sa vie si elle l'avait passé dans des endroits comme celui-ci. Elle était encore perdue dans ces rêveries quand Hernan revint, avec deux cafés un sac en papier plein de beignets, que la graisse qui filtrait au travers rendait translucide.

 - Alors, on fait quoi maintenant ?

 - Rien du tout, dit Hernan avec un sourire détendu.

 - Comment ça " rien du tout " ? je croyais qu'on allait mener l'enquête.

 - Et la plupart du temps, c'est ça mener l'enquête. Se planquer quelque part et attendre que quelque chose se passe. Parfois ça peut prendre plusieurs jours, voir des semaines. Et quelquefois ça ne sert strictement à rien et il faut attendre une nouvelle piste, puis repartir de zéro. Café ?

 Marie accepta le gobelet en carton. Le café n'avait presque pas de goût. C'était plutôt de l'eau chaude vaguement aromatisée. Mais dans le froid de la nuit autour d'eux, qui s'infiltrait dans la fenêtre ouverte par laquelle Hernan fumait, il la réchauffa de l'intérieur.

 - Vous avez une cigarette ?

 Hernan lui tendit le paquet en mordant dans un beignet à la pomme couvert de sucre. Marie en mangea un a son tour.

 - Très bon , dit elle avec un air légèrement surpris qui amusa Hernan.

 - C'est elle là bas !

 Il pointa du doigt une jeune femme qui fumait une cigarette devant le Parci. Marie eut immédiatement l'appétit coupé devant la scène qui se jouait devant eux.

 Le maquereau était sorti, l'invectivait de mots qu'ils n'entendaient pas. La secouait par un de ses bras nus, ajoutant de nouvelles marques à sa collection de bleus. Elle voulut détourner le regard mais il l'attrapa violemment par les joues pour la forcer à le regarder dans les yeux pendant qu'il levait un index menaçant vers son visage, et sa cigarette tomba par terre. Puis il se frotta les bras en soufflant un nuage de buée. La nuit se faisait froide en cette période de l'année. Il rentra à l'intérieur de l'hôtel en la laissant dehors. Elle se ralluma une cigarette en reniflant. Plusieurs personnes étaient passées devant la scène sans rien faire ou dire. Les seuls à accorder un regard à Alma semblaient se demander si ils allaient se la payer ou non.

 - Madame Raum ? Répéta Hernan.

 Marie n'avait pas entendu la première fois. Absorbée par la violence de la scène. En son fort intérieur une voix lui criait d'aller au secours de cette jeune femme dont elle ne connaissait même pas le nom. Mais autre chose la retenait et cette chose s'appelait la peur. La peur qui fige et laisse un sale goût dans la bouche.

 - C'est le moment ou jamais, là. Je suis sûr qu'il est parti se piquer ou un truc du genre, mais un mac ne laisse jamais longtemps une frangine sans surveillance. Alors il faut sauter sur l'occasion. Moi je vais aller à l'intérieur, et essayer de faire en sorte de sortir avant lui pour que vous puissiez vous barrer avant qu'il ne se pointe.

 Aucune pensée dans l'esprit de Marie. Tous ses problèmes quotidiens perdaient tout à coup de leur ampleur. Elle suivit le détective hors de la voiture et marcha en direction d'Alma sans réfléchir. Deux phrases d'une chanson lui tournaient en boucle dans la tête.

… le premier chagrin du jour …

… C'est la voiture qui s'en va …

… le premier chagrin du jour …

… C'est la voiture qui s'en va …

 D'abord la jeune femme eut un mouvement de recul, écrasa sa cigarette à moitié fumée et fit mine de s'éloigner.

 - Madame, s'il vous plaît, je ne vous veux aucun mal …

 Marie se sentait mal de la déranger. Et c'est peut-être le malaise qui perçait dans sa voix qui fit se retourner Alma.

 - Vous avez pas l'air d'une flic.

 Marie sourit doucement.

 - J'en suis pas une. Je voudrais juste vous poser une seule question. Et après je vous laisse tranquille, promis.

 Alma lui rendit son sourire, un sourire triste qui fit se dire à Marie qu'elle ne devait pas avoir l'habitude.

 - Dis toujours. Mais grouilles toi avant que Raymond revienne.

 Marie sortit son téléphone et lui montra une photo d'Elvis.

 - Est-ce que cet homme est déjà venu ici ?

 Alma hocha la tête.

 - Il est venu lundi. Je m'en souviens parce qu'il ne ressemblait pas aux types qui viennent traîner dans le coin habituellement. Il s'est tiré à la tombée de la nuit en poussant des hurlements. On aurait dit que quelqu'un le poursuivait, alors Henri, le réceptionniste, est monté en courant pour voir ce qui se passait. Il n'y avait personne dans sa chambre. Il a dit que ça devait être encore un de ces délires de junkie ou quelque chose comme ça …

 Marie porta une main à son front. Des larmes commençaient à lui monter aux yeux.

Merde, Elvis … Mais dans quoi t'as été te fourrer ?

 Alma mit une main sur son épaule, son regard était plein de tristesse et de compassion.

 Marie lui laissa son numéro de téléphone, l'argent qu'elle avait sur elle, et la pria de bien vouloir l'appeler si elle avait la moindre nouvelle de son mari, ou si elle avait besoin de quoi que ce soit.

 - Je suis vraiment désolée pour vous … Vous avez l'air d'être quelqu'un de bien. J'espère que vous retrouverez vôtre ami.

 Aucune d'elles ne se rendit compte qu'une silhouette encapuchonnée les observait, silencieuse dans l'ombre d'un porche voisin.

 Hernan quitta l'hôtel une seconde plus tard et rejoignit Marie dans la voiture. La jeune femme se massait les tempes en fumant une des cigarettes du détective. Toute cette histoire, c'était trop pour elle.

 - Alors, du nouveau ? demanda-t-il avec une légère gêne dans la voix.

 - J'ai besoin d'un verre.

***

 Elvis ne pensait plus. Il se contentait de se mouvoir, comme un animal apeuré écoute son instinct pour fuir un prédateur trop rapide pour lui. Il voyait le flou dans chaque reflet. Il avait l'impression que cet être de cauchemar jouait avec lui. Il n'avait plus réellement forme humaine. S'étirant parfois comme un serpent qui passe d'une ombre à l'autre comme par magie. Devenant une boule, qu'Elvis pouvait sentir vibrante de tension, comme un ressort prêt à se détendre pour fondre sur lui et le happer à jamais dans le monde des rêves.

 La sensation de vibration ne quittait plus les nerfs de son estomac et de ses gencives, le faisant onduler constamment dans une sorte de danse macabre, les coudes levés et les mains tordues de spasmes ; lui donnant l'air de chercher, lui aussi, une proie.

 Des mèches de ses propres cheveux ensanglantées aux racines étaient coincées sous ses ongles. Son visage avait gonflé, lui donnant l'air poupon d'un crâne de bébé qu'on aurait collé sur un corps d'homme adulte.

 Sous la lumière rouge et clignotante du néon du Parci, où ses pas l'avaient ramenés sans qu'il ne s'en rende compte, une pensée, flottant dans son esprit :

Dors … cham yée

re pa

 Il entra, n'accordant pas même un regard au comptoir vide de la réception. Monta l'escalier et s'allongea dans la chambre numéro 2, qu'il avait occupé lors de son dernier passage. Elvis avala de nouveau plusieurs pilules. Il avait besoin de sommeil.

 Des bruits provenant de la chambre voisine l'empêchaient de trouver le repos. Des cris, des pleurs, des gémissements, des chocs lui parvinrent, étouffés par la cloison les séparant.

 Il se leva en grognant pour aller faire taire leur source. Il tituba d'abord, mais finit par retrouver son équilibre.

 Dans la chambre numéro 3, Alma, recroquevillée sur le sol, pleurait toutes les larmes de son corps. Raymond se tenait au-dessus d'elle, un câble électrique replié à la main, s'abattant comme un fouet sur le corps de la jeune femme.

 - Tu croyais vraiment que je te verrais pas discuter avec cette salope de flic ? Espèce de sale pute ! hurlait-il en frappant de plus en plus fort, laissant des sillons ensanglantés sur le corps d'Alma. Qu'est-ce que tu lui as dit ? Qu'est-ce que tu lui a dit ? Réponds-moi ! Réponds moi où je te jure que je te tue espèce de chienne ! Après tout ce que j'ai fait pour toi ? Sans moi tu serais crevée de faim depuis longtemps ! Je vais te tuer ! Je vais te tuer !

 Alors qu'il se baissait pour mettre sa menace à exécution, la porte s'ouvrit dans un grand fracas, allant cogner contre le mur. La peur s'empara du proxénète qui fut sur ses jambes en une fraction de seconde. Les yeux écarquillés de terreur, il posa un regard apeuré sur Elvis.

 - LaisSez-mOi doRMir …

 Sa voix passait du murmure au cri, secouée de tremblements.

 Raymond n'en croyait pas ses oreilles. Ce fut peut-être la nervosité provoquée par l'allure cauchemardesque de son interlocuteur, ou sa demande inattendue, mais il éclata de rire.

Se moque. Se moque. Ris RiS

de tes prommmmlèmes.

 Une lourde lampe au pied de marbre, posée sur une commode fut en un éclair dans la main d'Elvis. Il se jeta sur le tortionnaire, dans un geste si soudain que celui-ci n'eut même pas le temps de lever une main pour se défendre lorsque l'angle aigu et dur du pied de la lampe vint heurter sa tempe dans un craquement sonore. Raymond tomba à genoux, appuyé d'une main sur le lit. Le sort fut doux avec lui, car la douleur du premier choc s'évanouit pour laisser place à de simples vibrations de son champ de vision, puis aux ténèbres, alors que la lampe continuait de s'abattre sur son crâne. Il n'en resta bientôt plus que de la gelée rouge sur la moquette sale.

 Alma était debout, le regard vide, dans un coin de la pièce. Trouvant son souffle avec peine, elle le retint complètement quand l'homme qui venait de tuer son tortionnaire sous ses yeux approcha d'elle son visage gonflé, aux cheveux épars et aux yeux rougis qui donnaient l'air de vouloir s'échapper de leurs orbites. L'homme aux airs de monstre leva un index devant ses lèvres.

 - Chhhhhhhhhh …

 Elle hocha la tête dans un signe presque imperceptible, mais qui dut suffire à Elvis, puisqu'il lâcha la lourde lampe et repartit d'un pas traînant vers la sortie.

 Alma cru que son cœur allait exploser lorsqu'il se tortilla dans un sursaut brusque. Le flou se mouvait partout dans la pièce, riant de lui.

TUEUR ! TUEUR ! TUEUR ! TUEUR !

 Il l'entendait éructer avec joie depuis l'intérieur de sa tête.

 - NON ! hurla Elvis en se précipitant dans le couloir.

Jste cauhmar. Juste kchmard. Juste cauchemar. M

ieux quand dormis. MIEUX QUAND DORMIR.CHARLIE AIDE DORMIR. CHARLIE AIDE DORMIR. CHARLIE AIDE DORMIR.

 Le réceptionniste montait les marches quatre à quatre lorsqu'il percuta Elvis, qui les descendait avec la fureur dont son délir l'avait investit. Il dévala l'escalier et son hurlement résonna entre les murs du Parci. Il s'était brisé les deux bras en essayant d'amortir sa chute.

 À l'extérieur, une fine pluie s'était mise à tomber. Sous sa capuche, Trevor renifla. Il aurait voulu rentrer se mettre au chaud, se rouler un joint et essayer de ne plus penser à la culpabilité qui le rongeait, depuis qu'il avait mis Raymond au courant de la discussion qu'avait eu Alma avec la policière, plus tôt dans la soirée. Vu les cris qui s'étaient échappés des fenêtres ouvertes de l'hôtel, il ne doutait pas qu'elle soit morte.

Qu'est-ce que tu aurais pu faire d'autre, se disait-il. Cette pute allait ramener les condés et s'en était fini de toi. Il faut bien que tu manges. C'est la loi de la rue. Les balances savent ce qu'elles risquent.

 Il aurait voulu rentrer chez lui, mais ce n'était pas cette pluie qui allait empêcher les toxicos de venir chercher leur dose. Alors il restait sous le même porche, attendant de vendre ses sachets de poudre. L'instinct, peut-être, lui fit lever la tête. Une seconde trop tard toutefois. L'homme n'était plus qu'à quelques pas de lui.

 Couvert de sang, visiblement dégénéré, lui criant :

 - Les ca-a-chets ! Il me faut me-es cach-ch-ets pour dormir !

 Trevor essaya de sortir son revolver de la poche de sa veste, mais le chien se bloqua dans un trou du tissu et la panique lui fit tirer deux coups qui résonnèrent entre les murs de la rue vide. Manquant de peu les jambes d'Elvis, les balles allèrent ricocher sur le bitume et se perdre au loin.

 Avant qu'il ne puisse se rendre compte de quoi que ce soit, il était allongé sur le dos et une pluie de coups de crosse s'abattait sans discontinuer sur son visage. Sous l'un des impacts causés par ce déchaînement de violence, un autre coup partit et il perdit connaissance.

 Après avoir délesté Trevor de sa veste, qu'il retourna pour en vider les poches, lesquelles ne contenaient évidement pas l'objet de son désir délirant, Elvis aperçu son reflet dans une vitre voisine. Il enfila la veste de sa victime, se couvrit de la capuche pour protéger son crâne de la pluie qui lui donnait l'impression que le ciel jouait du tambour sur sa tête, enfonça le revolver dans une des poches et se mit en route d'un pas rapide. Il savait exactement où trouver ce qu'il cherchait. Ce dont il avait besoin.

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