22. L’audition de Virgile Corman II

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16 février 2014

Monsieur Corman, s’enquiert le lieutenant Séverin après un bref silence, pourriez-vous nous préciser la nature des relations que vous entreteniez avec Madame Hatkins ?

Nous… Nous étions amants…

Depuis combien de temps ? martelle le capitaine Costarelli d’un ton plus ferme qu’il ne l’aurait souhaité.

La jalousie le gangrène et menace de le déborder s’il n’y prend garde. Il ne comprend pas comment Élodie a pu s’amouracher d’un type doté d’un physique aussi rustre. Sa calvitie naissante et sa barbe de trois jours burinent des traits aiguisés, anguleux, virils. A des années-lumière de ce qui attirait la jeune femme qu’il a connue jadis. Mais c’était il y a des lustres...

J’ai initié notre premier baiser le 14 juin dernier, rétorque-t-il ; le reste est venu plus tard…

Le reste ?

Écoutez, Capitaine, ce n’est pas facile de parler de ces choses-là, intimes, dans un commissariat. Je ne veux en aucun cas trahir la confiance qu’elle m’avait accordée...

Vous ne la trahirez pas, Monsieur Corman, le rassure un Guillaume empli de bienveillance, au contraire. Ce sont des éléments, des pièces du puzzle qui nous permettront sans doute de mieux cerner ce qu’il s’est passé cette nuit-là, l’enchaînement des évènements qui l’ont conduite sur cette plage où elle a croisé à ce moment précis son meurtrier.

On n’a pas couché de suite ensemble, finit-il par concéder de guerre lasse, un peu gêné d’aller si loin dans la confidence. Élodie n’était pas à l’aise avec ça, à cause de ce que son mari lui faisait endurer. Il… Il la violait, vous comprenez ?

Son regard émeraude se trouble. Les deux représentants de l’ordre y lisent autant de mélancolie que de douceur. Et dans sa voix, dans ses mots, il y a toute la douleur du monde, celle du souvenir de ce qu’elle lui avait confié.

Et donc, votre première fois, c’était quand ? se radoucit Costa.

Début août. Elle en avait envie mais elle avait peur. Peur de se donner, de faire tomber ses barrières protectrices, d’être ainsi à la merci d’un homme. Parce qu’il l’avait traumatisée. Au début, ça a été compliqué, malgré toute la tendresse et l’amour que je mettais dans mes gestes. On n’a pas pu aller au bout, je voyais poindre trop de larmes à la lisière de ses yeux…

Guillaume Séverin recentre l’interrogatoire en tentant de l’éloigner du spectre émotionnel tout en conservant le fil conducteur initialement défini.

Et comment vous êtes-vous rencontrés ?

Elle avait son étude notariale en face de ma boulangerie, au troisième étage, rue de Belleville, dans le vingtième. Elle venait tous les jours prendre une viennoiserie, un en-cas, un thé. Les premiers temps, nous n’échangions que quelques politesses, je n’osais pas trop lui parler. Elle était trop belle, trop classe, et mariée aussi. Et puis, à la faveur d’une question de tutelle et curatelle qui me taraudait par rapport à mon père, que ma sœur et moi n’estimions plus en mesure de prendre seul ses décisions, je l’ai abordée avec ce sujet comme prétexte. Et contre toute attente, Élodie ne m’a pas remballé. Elle a même été ravie d’éclairer le profane que j’étais et m’a soutenu dans mes démarches. Pour la remercier, je l’ai par la suite invitée à déjeuner au restaurant et c’est comme ça qu’on a rompu la glace.

Si vous le voulez bien, revenons à sa situation conjugale, s’astreint avec rigueur Costarelli afin de ne pas perdre de vue l’objectif de cette audition. Vous avez déclaré tout à l’heure que son mari la violait. Savez-vous si c’était fréquent, s’il avait souvent recours à la violence, physique ou psychologique, à son égard ?

Fréquent, je ne sais pas, mais c’est arrivé de nombreuses fois. Et les violences, tant physiques que psychologiques, étaient légion. Il n’était pas rare qu’elle masque les marques de coups qu’elle avait reçus avec des verres teintés, un foulard, un pantalon ou des manches longues. Son mari est un dangereux psychopathe, un fou. Elle craignait réellement pour sa vie. Je lui ai conseillé de le quitter, à plusieurs reprises, et c’est ce qu’elle a fini par faire le 27 janvier dernier, à la suite d’une altercation.

Il l’a laissée partir sans encombre ?

Je… Comment vous dire ? Je lui avais fourni une arme, un revolver pour se protéger et lui avais appris à s’en servir, au cas où. J’ai tenu un stand de tir dans ma jeunesse, à Senlis…

Poursuivez, Monsieur Corman ! l’encourage Guillaume, très intéressé par ce détail qui n’en est pas un, et que l’auditionné peine à confier aux deux policiers. Que s’est-il passé, le 27 janvier 2014, quand elle a décidé de quitter le domicile conjugal ?

Il y a eu cette énième dispute au cours de laquelle il s’est montré plus que menaçant ; elle a vraiment cru qu’elle allait y passer, alors elle a tiré, s’est enfuie à toute allure et m’a rejoint chez moi, en panique totale. Lui n’a pas dû avoir grand-chose, guère plus qu’une égratignure…

Elle l’a laissé pour mort ?

Elle ne s’est pas attardée, Lieutenant ; elle craignait pour sa vie, je vous l’ai dit !

Et à votre avis, Monsieur Corman, Hatkins était-il au courant de votre liaison ?

Je ne crois pas, non.

Et c’est ensuite qu’elle a décidé de venir s’installer dans son ancienne demeure familiale de La Baule, c’est bien ça ?

Le lieutenant Séverin maintient parfaitement le cap de cet interrogatoire qui en dit long sur les dernières heures parisiennes d’Élodie, qui pourraient constituer un sérieux mobile au principal suspect de l’homicide.

Oui, le lendemain. Moi, j’avais affaire sur Cabourg, je lui ai proposé de m’y accompagner mais elle a refusé. Elle avait besoin d’être seule, de s’éloigner de la capitale, et elle pensait qu’il ne la pisterait pas jusqu’ici. Il n’y était jamais venu avec elle, ne s’était jamais intéressé à son passé, sa famille. Et pourtant, c’est bien là qu’il semble l’avoir agressée...

Pour l’heure, rien ne le prouve ! tempère Costa. Nous devons juste l’entendre cet après-midi pour éclairer certaines zones d’ombre.

L’auditionné n’écoute plus. Il est certain de la culpabilité de William Hatkins. Et tient absolument à voir le corps sans vie d’Élodie. Ce que les deux officiers de police lui accordent sans sourciller davantage.

Guillaume, conduisez Monsieur Corman à l’institut médico-légal et rejoignez-moi ensuite dans mon bureau. Nous avons encore du pain sur la planche...

***

Une heure plus tard, le lieutenant Séverin et le capitaine Costarelli font le point sur l’audition de l’amant d’Élodie et se rejoignent sur la sincérité de cet homme, profondément épris de la victime. Son témoignage leur sera précieux pour pousser William Hatkins dans ses derniers retranchements et lui faire avouer son forfait.

Alors que Guillaume s’apprête à prendre congé pour profiter de sa pause méridienne, Costa le retient quelques instants avec une question qui le turlupine depuis son arrivée au commissariat le matin même : pourquoi Audrey ne s’est-elle pas présentée à son poste aujourd’hui ?

S’il ne peut pas en donner précisément la raison, il oriente son supérieur vers une RTT posée à la dernière minute et l’enjoint à la contacter pour s’en assurer.

Le quasi-quadragénaire compose donc son numéro et tombe sur son répondeur, sur lequel il laisse un message laconique.

La réponse d’Audrey par SMS ne se fait guère attendre.

***

[Ma nuit a été agitée, mais des plus délicieuses. Et je ne serais pas contre ta visite impromptue à mon domicile pour pimenter mon déjeuner. D’autant que j’ai une surprise pour toi, mon David Silver… E.]

***

Cédric lit et relit à plusieurs reprises l’énigmatique texto et reste incrédule face à deux de ses allusions pour le moins étranges : la référence à l’un des personnages récurrents de la série 90 210 Beverly Hills, auquel le comparait souvent Élodie dans l’intimité, et l’initiale du prénom de celle qu’il a tant aimée en guise de signature.

En mode automatique, comme hypnotisé par l’improbabilité qui se dessine en lui et sur laquelle il fantasme pourtant, il se surprend à répondre un « j’arrive » empli d’exquises promesses charnelles, comme si c’était encore possible.

Comme si Élodie était toujours là et l’invitait à la rejoindre pour lui faire l’amour.

Comme lorsqu’ils avaient dix-sept ans…

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