3. Premier entrelac

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14 février, La Baule-les-Pins

Je l’enlace. Je l’embrasse à pleine bouche tandis que mes mains parcourent son si beau corps, pourtant encombré d’un carcan de dentelle noire surmonté d’un col Claudine. Nous n’avons pas dix-sept ans et sortons ensemble depuis trois jours à peine. Mais je suis déjà raide dingue d’elle. D’Élodie…

***

Cet après-midi-là, alors que j’errais seul sur la plage, elle m’avait hélé pour me taxer une cigarette et du feu. Le bas du jean mouillé par le ressac, les pieds nus enfoncés dans le sable humide et les baskets Nike jetées à terre, elle semblait se perdre dans les méandres de l’horizon, que son regard ne lâchait pas d’une semelle, malgré la requête adressée au quidam que j’étais. Son indifférence, son inexpressivité étaient feintes mais moi, je la devinais quand même, la tristesse qu’elle voulait cacher derrière son carré bouclé automnal que les rafales de vent malmenaient. Oui, je les percevais quand même, ces larmes qu’elle refusait de laisser couler du gris-bleu de ses yeux..

— Je n’ai que des Marlboro…

Je lui tendis le paquet que j’avais sorti de ma poche et elle se servit en croisant brièvement mes prunelles sombres.

— Ça ira, t’inquiète… me répondit-elle tandis que j’embrasais la clope qu’elle venait de glisser entre ses lèvres carmin.

— C’est peut-être un peu fort pour une nana, taquinai-je un brin provoc', c’est des cigarettes de mec.

— Deneuve fume les mêmes, donc non, on ne peut pas affirmer qu’elles sont genrées, rétorqua-t-elle avec aplomb. Tout dépend de la nana ou du mec…

Élodie inhalait et recrachait ses volutes avec nonchalance, toujours face à l’océan ; moi, je ne disais plus rien. Je restais là, comme un con, à m’abîmer dans la contemplation de sa silhouette si parfaite, et de son décolleté qui laissait deviner la naissance de ses seins. Malgré le froid et le foulard frangé qu’elle portait autour du cou pour s’en protéger, elle avait laissé son perfecto grand ouvert sur un top à maille fine, trop léger pour la saison.

Après de longues minutes de silence, je me décidai enfin à briser la glace :

— Je m’appelle Cédric, déclarai-je un peu trop solennellement en lui tendant la main. Cédric Costarelli.

— Moi c’est Élodie, se présenta-t-elle en me la serrant en retour, me détaillant de la tête aux pieds à son tour. Élodie Forquin, mais on me surnomme souvent Élo...

Elle n’était pas timide, et moi non plus d’ordinaire. Sauf que sa beauté et son charme me subjuguaient. Il fallait donc que je me fasse violence pour donner le change et ne pas passer pour un benêt, d’autant que mon attirance pour elle me paraissait réciproque.

Et cela fonctionna au-delà de mes espérances. Au fil de notre balade sur le rivage et de notre conversation, nous nous rapprochâmes de plus en plus. Au point que ce fut elle qui prit l’initiative de m’embrasser la première. Un baiser que je m’empressai de lui rendre plus intensément encore.

***

La Saint-Valentin, passage obligé de tous les amoureux, y compris de fraîche date : invitation au resto et échange de petits cadeaux – un bracelet émaillé de cœurs-corail de ma part, une montre Swatch de la sienne. On ne s’est pas quittés de la journée, se bécotant à loisir, aiguisant ainsi de plus en plus nos désirs mutuels.

— J’ai super envie de toi, Élo, lui susurré-je à l’oreille tout en continuant à la caresser à travers ses vêtements.

— Moi aussi, j’ai envie de toi, Cédric, mais tu sais bien qu’on ne peut pas. Il y a ma mère à côté…

— Et alors ? On s’en fout de ta mère, elle doit bien se douter qu’en laissant deux jeunes gens très amoureux dans une chambre, il va forcément se passer un truc torride entre eux, non ?

Ma réplique, suivie d’un baiser dans le cou, lui arrache un éclat de rire qui la rend encore plus sexy.

— Il n’y a pas qu’elle en plus, il y a aussi mon père, qui ne devrait pas tarder à rentrer. Et lui s’est déjà fâché contre d’autres éventuels prétendants. Imagine, s’il nous surprenait, le mauvais quart d’heure qu’il te réserverait pour avoir osé toucher à sa fille !

Mes mains n’en finissent plus de se faire insistantes pour se frayer un chemin vers l’indécence, mes doigts tentant habilement de fourrager l’intimité de ma petite amie, jusqu’alors encore préservée de ma vue et de mes assauts par le daim d’une trop courte jupe et le carré de soie de son très chic dessous. Mon désir de mâle est de plus en plus palpable, elle le sent, et le sien l'est aussi.

— Un quart d’heure en enfer avec ton paternel, ce n’est pas cher payé pour goûter au paradis de t’aimer. Et puis, au besoin, je suis prêt à passer devant Monsieur le Maire pour régulariser l’incartade…

Nouvelle explosion de rire de ma belle, qui me gratifie au passage d’une espiègle tape dans le dos.

Nos sourires se répondent, avides l’un de l’autre, nos regards se jaugent et s’aimantent, l’heure de notre première fois est venue. Et tant pis si l’on se fait griller par ses parents.

— Prends-moi, Cédric... me souffle-t-elle alors. Fais-moi l'amour à n'en plus finir...

Sur son lit de princesse drapé d’un voilage ivoire, nous nous dénudons et je découvre enfin ses terres interdites ; elle découvre les miennes. Il y aura mes va-et-vient, nos râles et nos soupirs de plaisir, il y aura tout ça et bien plus encore quand…

… Un bruit sourd réveille Cédric en sursaut. Une surprenante détonation qui met en pause son kaléidoscope d’images rose bonbon, dont la douceur sucrée contraste avec la violence de la résonance d’un coup de feu déchirant le silence de la pénombre nocturne.

— Ça va ? s’enquiert son épouse, troublée par le cri de stupeur de son mari dans son sommeil.

— Oui… Oui, ça va, lui répond-il un peu sonné. T’as rien entendu ?

— Non ; à part toi hurlant en pleine nuit, rien du tout. Pourquoi ?

— Pour rien, j’ai dû faire un cauchemar, t’inquiète pas.

— Encore ton enquête ?

— Oui… Mais vas-y, rendors-toi, ma chérie… Moi, je vais aller prendre un verre d’eau dans la cuisine.

L’homme se lève en tenue d’Adam, enfile son peignoir et sort de la chambre conjugale pour rejoindre son bureau. Complètement désarçonné, il a du mal à comprendre pourquoi il songe à nouveau à Élodie, à leur romance adolescente vingt ans après son terme, à saisir le sens de ce coup de feu qui a brutalement interrompu cette nostalgique rétrospective. Il farfouille dans ses tiroirs, à la recherche d’un cliché qui pourrait lui rafraîchir la mémoire sur le déroulé exact de leur histoire et la raison pour laquelle elle se rappelle au bon souvenir de son inconscient à cet instant précis. Il lui reste quelques photos d’eux, d’elle, rangées dans une petite pochette qu’il retrouve sans difficulté : Élodie, ultra sexy et tout sourire, y est aussi désirable que dans son rêve et ses souvenirs. En caressant de son pouce le visage de son ex-dulcinée sur la photo, un étrange flash, aussi bref que foudroyant, brouille sa vue et s’impose à son esprit : celui d’une Élodie adulte lookée BCBG braquant un revolver sur la silhouette anonyme d’un inconnu. La scène en mouvement est fugace : la jeune femme en arme le chien, ferme ses paupières lourdement fardées et tire. Le film qui se joue dans sa tête s’arrête là et Cédric revient brusquement à lui, dans la réalité de son appartement. Il ne s’est pas évanoui, n’a pas perdu connaissance ; il a juste eu cette troublante absence, cette déroutante vision qui n’appartient en rien à son passé. Et depuis lors, son pouce le brûle. Et l’homme pragmatique qu’il est dans la vie de tous les jours ignore ce que tout ceci signifie.

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