Chapitre 19. ENTER

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Je remontai la fermeture de ma veste, un bref coup d'oeil sur ma montre : il était minuit vingt. Je sortis de ma chambre. Je croisai Samantha dans le couloir. Elle aussi était prête. Je poussai la porte de la chambre de Beckie.

- Debout, chuchotai-je.

Je vis s'allumer une lampe de poche et la tête de ma sœur émergea de ses couvertures. Elle hocha la tête d'un air déterminé, empoigna le sac dans lequel elle avait placé les lampes et les recharges de piles, s'extirpa du lit déjà toute habillée et nous rejoignit. Le plus silencieusement possible, nous descendîmes l'escalier. Nous fûmes dehors en quelques secondes. L'air était frais et un petit frisson parcourut mon dos. La rue était calme, la lune était pleine. Cette nuit était vraiment idéale pour passer à l'action. Au coin de la rue, une ombre avançait. C'était quelqu'un, assurément. Cette mystérieuse personne portait un long manteau et tenait ses mains dans ses poches. Son crâne était coiffé d'une petite casquette, à la Sherlock Holmes. Rebecca s'agrippa à mon bras :

- Qui est-ce ? demanda-t-elle, angoissée.

- Je l'ignore, répondis-je, mais ça ne m'inspire rien de bon.

Je me serrai contre ma sœur, peu rassurée. L'étrange personnage se dirigeait vers nous et progressait à grands pas, tête baissée. Il se trouva bientôt à un mètre de nous. Je me mis à trembler malgré moi. Redressant la tête, l'inconnu déclara :

- Le ciel est sublime cette nuit ! Tu as vu toutes ces étoiles, Debbie ? Ça s'annonce plutôt bien.

Je poussai un soupir de soulagement : ce n'était qu'Andie.

- Tu m'as fait une peur bleue, lui lançai-je.

- Excuse-moi, je ne voulais pas.

- D'où sors-tu se déguisement ?

- Je tenais à ce que ça soit mémorable. J'attends ce jour depuis longtemps.

- Bon, allons-y maintenant.

On se dirigea vers la maison des Brooks. Pour pénétrer dans le jardin, on dut ramper et se faufiler sous la haie comme je l'avais déjà fait lors de mes investigations. On traversa en vitesse la pelouse. Le bouquet de rose que Mrs. Brooks avait jeté par la fenêtre ce mardi-ci y trônait encore. On rasa les murs de la maison et on la contourna pour parvenir au garage. Par chance, la porte en été ouverte. Beckie pressa le bouton d'une lampe de poche afin d'éclairer la pièce. Andie me montra la porte.

- Il suffit de l'ouvrir, dit-elle, et nous serons dans la maison.

- Il suffit, répétais-je, tu dis ça comme si c'était simple.

Nous étions face à notre premier obstacle : nous n'avions aucune idée de la manière d'ouvrir cette porte. Naïvement, Beckie tenta d'abaisser la poignée, mais la porte avait été fermée à clé. Ma sœur grogna. Andie posa ses mains sur ses hanches et soupira :

- Je crois que nous n'y arriverons pas.

- Tais-toi, Andie, m'énervai-je, nous entrerons ! Ce matin tu m'as dit que nous allions y arriver, et c'était vrai. Est-ce que nous sommes des dégonflées ? Comment voulez-vous que l'on venge trois jeunes filles et que l'on dénonce un pédophile si on n'est même pas capable de venir à bout d'une porte ?! Non, nous n'allons pas laisser cette porte nous arrêter !

Les trois paires d'yeux de mes alliées me dévisageaient. J'avais sans doute un peu exagéré sur certains mots. Mais au moins mon petit discours donna de l'espoir aux autres. Sam eut alors l'une de ces brillantes idées qui lui viennent toujours au dernier moment. Elle se mit à flâner dans le garage, comme si ce que je venais de dire n'avait aucun intérêt. Elle tournait la tête à droite, à gauche, regardait au sol et au plafond. Andie, Rebecca et moi la regardions, quelque peu désemparées. Samantha s'accroupit et ouvrit une caisse à outils. Elle fouilla dedans sans plus nous porter la moindre attention. Puis elle releva la tête, et un large sourire se dessina sur son visage. Elle leva le bras, nous montrant l'épais fil de fer qu'elle tenait entre ses doigts. Sam se releva et s'avança vers nous en tordant soigneusement sa trouvaille.

- Ça me semble bien, dit-elle en arrivant à la hauteur de la porte.

Elle se baissa et engouffra le fil de fer dans le trou de la serrure. Elle le tourna dans différents sens pendant de longues secondes. Je lançai un regard interrogateur à Beckie qui me répondit en hochant les épaules. Andie observait d'un air douteux le procédé de Samantha. Ma jeune sœur se releva, abaissa la poignée et ouvrit la porte avec un air pleinement satisfait. J'écarquillai les yeux :

- Comment as-tu fait ça, Sam ?

- Juste un brin de technique, me répondit-elle modestement. J'ai lu ça dans un livre. Je t'apprendrai un autre jour si ça te tente, mais ce soir je crois que nous avons déjà pas mal de pain sur la planche.

J'acquiesçai d'un hochement de tête et on entra dans la villa. Beckie ouvrit la route, sa lampe en main. On se trouvait juste sous le grand escalier de marbre dont Wendy m'avait parfois parlé. J'en caressai doucement la rambarde. Au bas des marches, il y avait un imposant pot en terre qui contenait un bonsaï, lui aussi assez massif.

- Samantha, dis-je, poste-toi derrière ce pot. Comme ça si quelqu'un descend il ne te verra pas. Fais-toi toute petite et sois discrète. Allume ton téléphone et préviens-moi en cas d'alerte.

Ma sœur s'exécuta. Je me tournai vers Andie :

- Par quelle pièce commence-t-on ?

- Quelle heure est-il ? me demanda-t-elle.

- Presque une heure.

- Mrs. Brooks devrait se lever sous peu. Il est donc exclu que nous montions ou que nous allions dans la cuisine ou le salon. Au fond du couloir, je pense qu'il y a le bureau. Allons de ce côté.

- Tu as entendu, Sam, lançai-je à ma sœur, cache-toi bien car elle va se lever bientôt.

Ma sœur se contenta de me montrer son pouce et de cligner de l'œil. Je compris qu'elle était sûre d'elle. On laissa Sam près de l'escalier et on se dirigea dans le couloir. On passa devant la pièce de vie, plongée dans l'obscurité. Andie poussa la porte du bureau et nous entrâmes. Beckie nous tendit des lampes de poches supplémentaires.

- Que cherche-t-on au juste ? demanda-t-elle.

- N'importe quoi qui pourrait constituer une preuve contre Mr. Brooks.

On se mit alors au travail, fouillant dans chaque recoin du bureau. J'eus beau ouvrir et vider chaque tiroir, je ne trouvai rien. Il n'y avait que des papiers ordinaires, des factures, des dossiers. Dans un autre tiroir je trouvais des plans pour divers meubles que fabriquait Mr. Brooks. Andie était penchée au-dessus de mon épaule.

- C'est un calculateur, dit-elle, même son métier le démontre.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Il sera dur de le coincer. Il a probablement tout prévu. Un vrai psychopathe.

- Cet homme me donne la chair de poule.

- Si ça tombe, il sait que nous sommes ici.

- Comment veux-tu qu'il le sache ?

- Crois-moi, les fous de ce genre ont des sens bien développés. Tu sais pourquoi je ne sors presque jamais ? Une fois Mr. Brooks m'a vue regarder chez eux depuis ma fenêtre. Il se méfie de moi depuis. Une fois il m'a suivie dans la rue; j'ai eu la peur de ma vie. Il avait un regard meurtrier.

- Tu penses qu'il savait pour Jane et toi ?

- Non. Ça personne ne l'a jamais su. Jane n'aurait pas pris ce risque.

- C'est étrange, fit Beckie à l'autre bout de la pièce.

- Qu'est-ce qui est étrange ? m'empressai-je de demander en me tournant vers ma sœur.

- Elle me montra du doigt la bibliothèque.

- Tu as vu combien d'exemplaires de la Bible ils possèdent ?

Je regardai par moi-même.

- Oui, une bonne douzaine. Voyons un peu ce qu'il y a d'autres. De l'Égypte antique et du moyen âge. Je ne sais pas pourquoi, mais chez les Brooks ça m'a l'air dangereux ce genre de livres.

- On devrait en ouvrir un pour voir.

Je me saisis d'un livre, Rebecca d'un autre. On les feuilleta. Je remarquai un passage surligné au marqueur sur une page.

- Je ne savais pas que Seth était roux, déclarai-je.

- Seth ? s'étonna Andie.

- Tu sais, dans l'Égypte antique. C'est le frère d'Osiris qui l'a fait assassiner.

- Il ne devait pas être fort sympathique !

- Je crois que Mr. Brooks avait quelque chose contre les roux, répondit Beckie.

- Ne sois pas stupide, lui dis-je. Pourquoi aurait-il quelque chose contre les roux ?

- Parce qu'il a surligné plein de passages sur des roux malveillants dans sa Bible.

- Dans le livre que j'ai pris aussi le passage sur Seth est surligné.

- En France, poursuivit Beckie, un roi avait ordonné que les prostituées se distinguent des autres femmes en se teignant les cheveux en roux.

- Et alors ?

- Lilith, la première femme d'Adam serait rousse elle-aussi, et elle était vu comme une espèce de démon à la sexualité illimité.

- C'est glauque ce que tu racontes. Où as-tu été cherché tout ça ?

- Je l'ai lu, plusieurs fois, par pur hasard.

- Jane et Alie étaient rousses, affirma Andie.

Je commençais à y voir plus clair. Je supposai :

- Donc on pourrait croire que Mr. Brooks pensait, parce que ses filles étaient rousses, qu'elles étaient démoniaques et les prenait pour des objets sexuels ?

- Ce n'est pas exclu, me répondit Andie.

- Mais c'est totalement dégoutant !

Je rangeai le livre que j'avais en main et déclarai :

- Wendy était blonde.

- Wendy n'était pas traitée de la même manière que ses sœurs, me rappela Andie. Elle n'était pas dissimulée, elle pouvait sortir.

- On ne sait pas si son père lui a infligé les mêmes violences qu'à ses sœurs.

- Et c'est ce qu'on cherche à savoir, n'est-ce pas ?

- Oui. Je crois que nous en avons terminé avec cette pièce.

Je regardai ma montre :

- Il est passé une heure et demie. Vous avez entendu Mrs. Brooks descendre ?

- Non.

- Peu importe, je vais fouiller le salon.

- Tu es folle, elle peut arriver d'un moment à l'autre ! tenta de me dissuader Andie.

- Restez ici, je reviens tout de suite !

Je sortis en toute hâte du bureau et me précipitai à pas de loup vers le salon. Je me dirigeai vers la baie vitrée. On y voyait très distinctement la fenêtre de la chambre d'Andie. Pas étonnant que Mr. Brooks l'ait vue. Mais alors, pouvait-il m'avoir vue moi aussi ? Non, impossible, je m'en serais aperçue. À peine allais-je commencer à faire le tour de la pièce pour y trouver d'éventuels indices que mon téléphone vibra dans ma poche. Je m'empressai de l'en retirer pour lire le message. Il venait de Samantha, elle disait «Mrs. Brooks descend». J'étais fichue. J'avisai le canapé; je n'avais pas d'autre choix. Je me faufilai derrière en espérant qu'elle ne me voie pas. J'éteignis ma lampe. La femme ne tarda pas à faire irruption dans la pièce. Elle enclencha l'interrupteur et alluma la lumière. Elle ouvrit le placard et en sortit une bouteille. J'étais à présent assez proche pour voir que c'était du whisky. Elle commença à boire l'alcool, à une vitesse phénoménale. Elle appuyait sa main sur une chaise de la salle à manger, sans quoi elle aurait probablement perdu l'équilibre. Son buste balançait d'avant en arrière et ses jambes tremblaient. Elle se tourna vers le canapé et s'avança de mon côté. Elle marchait en titubant, empoignant fermement le goulot de sa bouteille. Je tentai de me tapir un peu plus dans mon coin et retins ma respiration. Elle s'effondra sur le canapé, à moitié comateuse. Je sentais l'odeur capiteuse de l'alcool emplir mes narines, alors que je tentais de respirer le moins fort possible. J'entendais le souffle de Mrs. Brooks, à quelques centimètres de moi. Cette atmosphère était oppressante. J'aurais tout donné pour pouvoir sortir de ma cachette, seulement si je le faisais, je serais immédiatement repérée. Soudain, la bouteille tomba au sol et éclata en mille morceaux. Je jetai discrètement un oeil par-dessus l'accoudoir du canapé. Mrs. Brooks avait perdu connaissance. Sa respiration était rauque, sa main pendait mollement dans le vide, au-dessus du cadavre de sa bouteille. Le whisky s'était déversé sur le parquet, au milieu des éclats de verre. J'appelai discrètement :

- Mrs. Brooks ?

Aucune réaction. Elle ne répondit pas, ne bougea même pas. Je tendis l'oreille, pour m'assurer que son mari ne s'apprêtait pas à descendre, mais je n'entendis rien et, Samantha ne m'ayant envoyé aucun message, je devinai que la voie était libre. Je me dirigeai vers le placard. Il était trop risqué de se relever; je ne savais pas exactement ce qu'avait Mrs. Brooks et je craignais qu'un mouvement brusque de ma part ne la réveille, aussi je choisis d'avancer à quatre pattes, me trainant dans l'alcool et le verre brisé. Je passai sous la table de la salle à manger, espérant m'y dissimuler si par malchance la mère de Wendy retrouvait ses esprits. Enfin, j'atteignis le placard. La porte en avait été mal refermée, ce détail me permit de l'ouvrir avec la plus extrême discrétion. Je pu alors voir distinctement ce que renfermait la Caverne des Merveilles de Mrs. Brooks. Elle était remplie de bouteilles d'alcools forts. En-dessous de ces bouteilles, se trouvaient le fameux coffret à couteaux. Je voulais le voir de plus près, mais il me fallait d'abord enlever toutes les bouteilles qui se trouvaient au-dessus. Avec la plus grande délicatesse, je les enlevai une a une et les posai sur le sol. Je me saisis du coffre et le posai sur mes genoux. Je l'ouvris. Je regardai à l'intérieur; toutes les lames avaient l'air neuves. Je tournai la tête et avisai le couloir. Sam, cachée derrière le bonsaï, m'observait. Je lui fis signe d'approcher. Elle regarda avec crainte le haut de l'escalier et se précipita sans bruit jusqu'à moi, avant de s'accroupir à mes côtés. Elle me lança un regard interrogateur. Je lançai à voix basse :

- Toi, tu t'y connais en scène de crime avec tout ce que tu lis. Si tu as su forcer une porte avec un fil de fer, tu vas bien savoir me dire si l'un de ces couteaux et l'arme d'un crime.

Samantha balaya le coffret du regard, l'index posé sur le menton, l'air pensive.

- Ils ont l'air neufs, me répondit-elle.

Elle regarda une nouvelle fois à l'intérieur du coffret.

- Peut-être que celui-ci...

Elle pointa du doigt la lame la plus large. Ça aurait pu être un couteau de boucher.

- Eh bien ? insistai-je.

- Le tranchant de la lame semble usé, mais ils sont tous tellement bien astiqués que c'est difficile à remarquer.

- Bien, gardons-le comme preuve à conviction. Peut-être qu'on pourra en tirer quelque chose.

- Inutile; s'il a été astiqué les empruntes digitales du présumé meurtrier n'y figurent plus. Et puis, qu'est-ce qu'un couteau vient faire dans le suicide de Wendy.

- Peut-être a-t-il rapport avec les meurtres de ses sœurs.

- Et si ce n'était qu'un couteau de cuisine ?

- Je vois mal Mrs. Brooks découper le cou d'un poulet avec ce truc, et je vois encore moins Mr. Brooks cuisiner, avec un petit tablier et une toque. De toute façon, un couteau de cuisine n'aurait rien à faire dans une mallette, précieusement rangée ici.

- Tu marques un point.

Samantha se saisit du couteau et nous nous empressâmes de rejoindre les autres dans le bureau. Beckie me bondit dessus :

- Alors ?

Samantha tendit le couteau.

- Debbie pense que ce couteau aurait pu servir à tuer Jane ou Alie.

Andie saisit le couteau.

- Si c'est ce qui a tué Jane, c'est à moi de le porter.

Sam préféra ne pas la contrarier et lâcha l'objet. Andie le coinça dans sa ceinture. Ma jeune soeur se tourna vers moi et demanda :

- Que fait-on maintenant ?

- Allons voir à l'étage, répondis-je.

- Tu es folle ! s'exclama Beckie. Et s'ils nous repèrent ? Si on monte, quelqu'un nous verra forcément !

- Ne t'en fais pas. Mrs. Brooks est complètement bourrée et ne se remettra pas sur pied avant quelques heures, au moins. Mr. Brooks doit être en train de dormir. Soyons discrètes, au cas où il aurait le sommeil léger, et tout se passera pour le mieux. Il n'y a que dans les chambres des filles Brooks que nous avons une réelle chance de trouver un indice. Si on ramène ce couteau à la police, ils ne nous prendront jamais au sérieux. Qui est avec moi, pour venger trois jeunes filles injustement tuées ?

Andie se plaça près de moi, Samantha la rejoignit et Beckie ne tarda pas à en faire de même. Il était temps de se montrer plus courageuses que jamais.

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