La lettre

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A la Mer,

Chère et grande amie,

Par cette lettre nous tenons à te présenter nos excuses pour le mal que nous t’avons fait et te faisons encore. Tout partait d’un bon sentiment pourtant : nous avions le désir de nourrir nos carcasses humaines avec les coquillages succulents et les poissons argentés que tu héberges dans tes flancs, de faire rouler nos automobiles, nos machines agricoles, de faire voler nos avions grâce aux ressources que tu caches si bien sous tes noires profondeurs, d’utiliser la force motrice de tes courants, de nous servir de tes eaux renouvelées pour refroidir les réacteurs de nos centrales, de voguer sur tes flots paisibles ou déchaînés pour nous déplacer ou nous distraire simplement et profiter de tes paysages sans fin, ou encore de plonger nos corps presque nus dans ton onde accueillante.

Mais nous avons glissé, tu connais les hommes.

Nous avons déchiré tes fonds par les chalutages intensifs pour des questions de rendements, d’économie – des inventions humaines que seuls les humains comprennent, et encore. Tué tes coraux, tes éponges, ramené dans nos filets des millions de poissons pour n’en consommer qu’une petite moitié et rejeter la population morte par-dessus-bord. Sacrifié à la gourmandise en découpant des bouts de tes requins à même le bateau. Les gueules cassées que tu abrites, les infirmes, les cadavres que tu charries, ne sont pas le résultat d’une grande guerre sous-marine mais d’une habitude terrestre dont tu es la victime. Pardonne notre gourmandise.

Le risque zéro n’existe pas, se désolent les PDG en maniant les commandes de leur parachute doré. De nos plateformes écroulées s’est échappé en rafales le pétrole pris en perçant tes fonds, nos centrales nucléaires en explosant ont déversé leurs miasmes dans tes tendres remous et si tu continues à vivre selon tes humeurs d’antan, tu abrites davantage de poissons malades, de coquillages à l’agonie, de morceaux de mort. Pardonne notre soif d’énergie.

Nous, les êtres humains, n’aimons pas nous embarrasser. Les déchets que nous produisons pendant nos longues errances au fil de l’eau, nous n’attendons pas de rentrer à terre pour les disperser. Ça prend de la place, ça sent. Ce que toi ou tes hôtes ne désagrégez pas de nos poubelles finit dans le ventre d’un cabillaud ou d’une tortue qui viendra mourir en ton sein d’une drôle de façon, autour de la tête d’un goéland qui viendra se noyer dans tes vagues, ou alimente cet étrange continent de plastique qui te défigure. Pardonne notre insouciance, notre recherche de confort.

Pardonne encore nos largages sauvages d’hydrocarbures, nos rejets agricoles, la voracité de nos moteurs, nos marées noires, les boat-people que notre carence d’humanité et d’imagination t’oblige à engloutir, nos politiciens, notre manque d’engagement notre paresse notre consommation de masse nos sodas nos dénis notre narcissisme, pardonne-nous et reprends tes eaux nous t’en prions. Nous te promettons de te laisser tranquille à l’avenir. Nous ferons des efforts, du moins.

Signé : Les Hommes.

J’avais rempli d’une petite écriture serrée la totalité de l’enveloppe. La mer continuait son terrible travail de recouvrement. Le massif de garrigue tremblait un peu, moi aussi. Plusieurs véhicules nous avaient rejoints là-haut et depuis les carrosseries surgissaient les mêmes yeux hagards, les mêmes incrédulités.

– Comment on va lui envoyer sa lettre, Papa ?

– Je vais t’apprendre à faire un avion en papier, regarde bien.

Quelques secondes plus tard, langue entre les dents, souffle retenu, ma fille armait son bras gauche avant de le propulser en avant. Le départ était pris. Dans un beau silence sur fond de grondement lointain, le peuple d’hommes suivit des yeux l’engin volant de papier qui profitait des courants ascendants et descendants du petit vent du Nord. Nous le vîmes planer au dessus des chênes kermès, éviter les pins, se faufiler entre deux végétations épineuses pour continuer sa course céleste. L’espoir sans aucun doute, alimentait ses turbines.

Notre lettre volante ne fut bientôt plus qu’un point à l’horizon, c’était sûr elle atteindrait sa destinataire. Zoé leva son petit visage plein de rêves vers mes lourdes paupières d’adulte. Un instant, je faillis croire à l’innocence. Je la pris contre moi.

– Tu crois qu’elle va nous pardonner Papa ?

– Bien sûr ma chérie, bien sûr…

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