Le rendez-vous

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Alice cligna des yeux. Lucien se tenait en face d’elle, souriant. Il avait son sac de sport en bandoulière. Tous deux se tenaient devant le portail du lycée.

— Rendez-vous devant le jardin de l’avenue Baudelaire, à 17h, ok ?

La jeune fille avait l’impression d’évoluer dans un rêve. Elle se sentait confuse et pourtant parfaitement lucide.

— C’est une promesse, continua le jeune homme. C’est sacré une promesse ! Alors, ne la trahis pas !

— Je t’ai déjà dit oui, espèce d’idiot ! le rabroua-t-elle en riant, sortant de sa torpeur.

— Tu te souviens comment y aller ? J’ai enregistré le plan sur ton portable…

— Mais oui, ne t’inquiète pas ! On dirait une mère poule, là !

Il éclata de rire puis fit volte-face, et se dirigea vers le lycée. Elle le regarda s’éloigner, s’appliquant à ne pas tourner la tête vers la forme noire perchée sur un mur proche.

Quand Lucien s’engouffra dans l’ombre du hall, elle se détourna et rejoignit le petit café, situé non loin du lycée, où elle travaillait à mi-temps.

Le froufroutement d’ailes battant l’air la suivit.

À peine arrivée au café, elle demanda à sa supérieure la permission de sortir plus tôt, l’informant du rendez-vous avec Lucien.

— Tu as trop de chance ! explosa la gérante du café, une jeune femme blonde toute en rondeurs. Et évidement que tu peux ! Ah, que c’est beau la jeunesse !

Le reste de l’après-midi passa, entre commandes des clients et allers-retours entre les tables et le bar. De l’autre côté de la vitrine, un corbeau solitaire l’épiait depuis un feu tricolore.

La pluie commença à tomber peu après 16h et, trente minutes plus tard, Alice sortait.

Elle trottina une bonne partie du chemin, sentant la présence dorénavant oppressante du corbeau au-dessus d’elle.

Un profond malaise lui trouait les entrailles.

Elle se souvenait avoir emprunté cette rue, tourné ici, continué tout droit là. Pourtant, impossible de se rappeler le jardin que Lucien lui avait montré, ce jour-là.

Elle remonta l’avenue Baudelaire et arriva devant les hautes grilles ouvertes du jardin avec un peu d’avance.

Alice résista à l’envie de jeter un coup d’œil, désirant le redécouvrir aux côtés de Lucien.

Un froissement sec, devant elle, plus fort que le ronronnement des rares voitures et le martèlement de la pluie. Le corbeau venait d’atterrir sur le trottoir, à deux pas d’elle. Ses plumes d’encre constellées de gouttes de pluie ressemblaient à un ciel étoilé.

Le temps ralentit, sans que le monde ne vire au blanc.

Elle comprit avant même d’entendre le crissement de pneus. Si elle ne se souvenait pas du jardin, c’était parce qu’elle n’y était jamais allée. Si elle avait pu oublier Lucien dans le présent, c’était parce que ce n’était pas le présent.

Crissement de pneus, choc, douleur, tout se succéda ensuite à la vitesse de l’éclair, puis le monde se désintégra pour se reconstruire à l’identique.

Elle était debout, devant les grilles du jardin. Mais le corbeau n’était plus là et il ne pleuvait plus.

Près d’elle, sur la gauche, à même le trottoir, des bouquets de fleurs, fanés pour la plupart, de petites bougies et des messages. « Pour toi » ; « À notre fille bien-aimée ». Des larmes dégoulinèrent sur ses joues. Alice leva une main pour les essuyer mais la laissa suspendue au niveau de son visage. Elle voyait à travers sa paume et ses doigts…

C’est vrai, je suis morte, songea-t-elle.

Comment avait-elle pu oublier cela ?

Je n’ai jamais voyagé dans le Temps. Je n’ai fait que voyager dans ma mémoire.

Ce constat lui arracha un sourire. Elle venait de comprendre qui était le corbeau, ou du moins quel était son rôle.

Un bruit de pas à sa droite la fit tourner la tête… et son cœur, aussi intangible fut-il, s’emballa. Lucien marchait droit vers elle. Il s’arrêta à un pas à peine. La voyait-il ? Cet espoir mourut aussitôt : son regard la traversait, tombait vers le bas. Il fixait l’amas de fleurs, de bougies et de mots, derrière elle. Ses yeux verts étaient tristes, mais il souriait. Cela rassura Alice. Il devait s’être écoulé assez de temps depuis sa mort pour qu’il se soit fait une raison. La vie continuait, sans elle. La vie ne s’arrêtait pas avec ses morts.

Lucien se détourna et franchit le seuil du jardin. Sans mot la jeune fille le suivit sur une allée encadrée par de grands chênes. Quelques promeneurs erraient ici et là.

Lucien emprunta une seconde allée, à droite. Il marcha encore un petit moment puis s’arrêta. Devant eux se dressait une fontaine. Deux statues, représentant une jeune fille et un jeune homme de face se tenant la main, surplombaient son bassin qui, à sec, débordait de jonquilles. Sur une plaque de métal rouillée, en-dessous des statues, on pouvait déchiffrer l’inscription suivante : « Ceux qui ici s’avouent leur amour ne seront jamais séparés ».

C’était ça qu’il voulait lui montrer, ce fameux jour de pluie.

Elle se sentit rougir avant de songer qu’elle en était certainement incapable.

— Je t’aime, souffla Lucien d’une voix tremblante.

— Je t’aime, répondit Alice, persuadée que, malheureusement, il ne pouvait l’entendre.

Elle vint à lui et l’embrassa une dernière fois. Elle se rappela que, il n’y avait pas si longtemps, les rôles étaient inversés : lui en tant que « fantôme » et elle, bien vivante. Mais, bien sûr, ce n’était pas vrai.

Un claquement d’ailes éclata près de son oreille. Lucien s’estompa, comme le jardin. Pendant de longues secondes, il n’y eût plus qu’une brume blanche. Puis, surgissant du brouillard, des centaines d’arbres couleur neige.

Le corbeau se posa sur l’une des branches de l’arbre le plus proche.

— Je suis morte et je me cramponnais à une réalité fictive, c’est ça ? Et toi, tu devais me faire me souvenir que je n’étais pas vivante et ce qui me rattachait à ce monde.

Tout était si logique, maintenant.

— Tu guides les morts, n’est-ce pas, Corbeau ?

Corbeau. Oui, c’était cela, le nom qui lui allait le mieux.

L’oiseau hocha la tête.

Alice sourit.

Le reste du chemin, elle devait le faire seule. Elle s’avança, d’abord hésitante, puis avec de plus en plus d’assurance. Lorsqu’elle passa sous la branche où se tenait son ami au plumage noir, elle leva la tête vers lui et lui dit :

— Merci.

Puis elle s’évapora parmi la blancheur de la forêt.

Le corbeau déploya ses ailes et repartit vers le monde des vivants, en quête d’autres âmes égarées. Tandis qu’il volait, il ne put s’empêcher de sourire –un sourire de corbeau.

C’était la première fois qu’on remerciait un ange pour son travail.

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