L'orage encombrait le port de nuages et de pluie. Dans les petites allées, les badauds couraient pour se mettre à l'abris chez eux. Au loin, un homme encapuchonné allumait les petites bougies des lampadaires. Au milieu du chemin, un ogre, immense et miséreux, marchait lentement sans se soucier du mauvais temps. Des corbeaux agrippés aux poteaux coassaient devant lui. Un terrible grognement les fit s'enfuir. Il détestait que l'on se moque de lui. Son cheminement le mena vers une barraque de bois défoncée ça et là. Sur la vieille pancarte installée au-dessus de la porte, on pouvait lire "La Loutre Sanguinaire". Deux voleurs encore soûlés de la veille dormaient contre le mur sale de la taverne. Ces deux poivrots n'avaient pas bougé depuis qu'il les avait jetés dehors. Quelle ville de merde. C'était ça, sa vie, maintenant : servir des ivrognes.

Comment en était-il arrivé là ? Lui, le fier et courageux ogre, qui avait passé sa jeunesse à voyager, piller, terroriser, détruire ! Accompagné de la géante qui devint sa femme, rien n'avait pu les arrêter. Leurs noms furent parmi les plus respectés du Royaume du Ciel. Chaque bataille gagnée leur avait permis de rapporter des trésors plus incroyables les uns que les autres. Ils s'étaient autorisés une paisible retraite que leur belle oie leur avait offerte grâce à ses œufs dorés.

Hélas, les jours glorieux et heures paisibles étaient terminés. Il n'avait plus rien. À cause d'un misérable humain. Il sentit le goût amère de la rancœur en lui. Ce misérable s'était introduit chez lui, l'avait pillé de ses biens les plus précieux et l'avait humilié en le condamnant ici. Le vaurien coulait des jours heureux avec son oie et s'endormait confortablement avec sa harpe d'or.

À contrario, l'ogre survivait dans ce lieu d'infortune. Il n'avait aucun moyen de retourner chez lui, auprès de sa femme. Il était tombé du Royaume Céleste, là où toutes les créatures mythiques vivaient. Une fois que l'on tombait sur Terre, il était impossible de remonter. Et même s'il rentrait, il retrouverait la maison vide. Sans ressources, la géante aura d'abord tenté de sauver sa peau avant de se préoccuper du sort de son mari. De toute façon, il ne comptait pas la revoir. Cette gourde avait protégé ce gosse. Pourquoi ?! On ne s'amuse pas avec la nourriture. Sinon, c'est elle qui vous bouffe.

ding ding !

En parlant de nourriture, il devait apporter un plat à un client. Quel déshonneur ! Devoir servir des gueux. L'ogre emporta le bol et avança en esquivant le brouhaha. Tous les ivrognes du coin venaient s'approvisionner ici. La taverne accueillait tous les êtres en péril qui gâchaient leurs dernières pièces pour un ultime quart d'heure d'ivresse. Le bol arriva finalement sans encombre devant son prédateur. Un nain bourru se jeta sur la mixture douteuse après avoir payé l'ogre. Ce dernier détourna rapidement les talons. Le petit barbu faisait profiter tout le monde de son spectacle buccal. C'était une symphonie insupportable pour le serveur. Lui s'était interdit de boire depuis son arrivée en ce lieu. La tentation avait été grande et les occasions innombrables, mais il connaissait ce piège et gardait précieusement la dernière pincée de dignité qui lui restait. À la fermeture, il dut, une fois de plus, décrocher les derniers misérables ancrés au bar. Un vieux pirate lui cracha dessus pendant que son ami tentait de le tirer dehors. Quelle vie de merde. Qu'il aille crever cet allumé.

Le patron le paya sans plus de cérémonie et il rentra dans son taudis en traînant des pieds.

Voilà ce qu'il advenait des grands méchants des histoires.