La Cité des Corbeaux

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La Mère Corbeau regagna son nid au sommet de l'Arbre pilier. Sous le baiser de la fatigue, elle ferma ses paupières, replia ses longues ailes noires incrustées d'étoiles et masqua le cercle blanc de son poitrail sous son énorme bec. Son installation provoqua une pluie de plumes matinale sur l'île céleste. Cette faveur facilitait la transition avec la lumière aveuglante du soleil. La nuit ne reviendrait qu'avec le réveil de la Mère Corbeau.

En attendant, plongée dans un sommeil cosmique, elle laissait la surveillance de son monde à ses enfants. À ses Yeux. On les voyait souvent attroupés un peu partout, des toits aux fontaines en passant par les ruelles mal éclairées. Ils s'assuraient que les humains respectaient les lois de leur Mère. Entre autres, le meurtre était interdit sous peine d'être emmené au nid. Seuls les Corbeaux avaient le droit d'écourter une vie.

Dehors, les plumes se raréfiaient. Elles voletaient sous les sandales de Lucielle, qui épousseta son chignon blond et sa toge noir corbeau. Une technique comme une autre pour ignorer Voyeur, un Œil de la Mère Corbeau. La jeune femme l'avait surnommé ainsi parce qu'il l'épiait depuis l'adolescence. L'oiseau planait toujours dans son dos, la fixant avec ce regard doré reconnaissable entre mille.

Sur leur chemin, des cris surgirent. Plaintes et pleurs suivirent. Une fillette s'envola dans les bras d'un Œil sous sa forme humanoïde. Elle seule partit. Sans doute avait-elle péri d'une maladie... ou d'un accident domestique.

Comme sa sœur Mika, des années auparavant.

Un vent de mélancolie accompagna Lucielle jusqu'à son lieu de travail. Au centre de la Grand Place se dressait la partie visible de l'Arbre pilier, un tronc pierreux serti de vitraux. La jeune femme y entra. Ses pairs la saluèrent avec respect et prudence. Ils ne savaient s'ils devaient la craindre ou la vénérer, parce qu'eux aussi s'interrogeaient sur la présence constante du Corbeau. Ce qui agaçait prodigieusement sa protégée. Voyeur invisibilisait sa fulgurante ascension au sein de l'Arbre. Elle avait travaillé dur pour devenir une pointure dans son domaine. Et personne ne le voyait !

Contrariée, elle s'installa rapidement à son bureau couvert de vieux livres, de notes et de croquis en tous genres. Un café fut déposé à côté de son encrier. Elle se tourna vers un sourire lumineux. Diovin. Lui seul la voyait.

Son supérieur hiérarchique, un homme de cinquante ans, l'avait sauvée de la rue en lui offrant une chance de s'éduquer. Il posa une main sur l'épaule de sa protégée, le seul signe d'affection qu'ils s'autorisaient en ce lieu.

— Toujours plongée dans les profondeurs, à ce que je vois. Avances-tu dans la conception de ce nouveau bateau ? s'inquiéta-t-il.

— Oui, oui. Je fignole. Je planche déjà sur les maquettes.

Sous l'île céleste s'étendait un océan de brume. Il marquait la frontière avec les profondeurs. Autrefois, on pouvait s'y rendre par les racines de l'Arbre. Mais la Mère Corbeau en avait interdit l'accès par peur que ce qui y grouille s'infiltre dans le tronc et remonte jusqu'à son nid. Alors il ne restait aux humains que la voie des airs pour aller chercher des ressources dans les profondeurs. Les Corbeaux ne quittant pas la cité, les Hommes ne pouvaient compter que sur les bateaux volants.

Encore trop peu revenaient...

— Très bien. Je te fais confiance, susurra Diovin à son oreille, avant de se redresser à la hâte à l'entrée de nouvelle sandales, celles de sa femme.

En bon mari, il alla l'embrasser et disparut avec elle.

Un crève-cœur. Passer ainsi au second la détruisait un peu plus chaque jour. Lucielle n'existait que pour Diovin. Sans lui, elle ne se résumait qu'à une âme dépourvue de rêves, condamnée à l'errance. Elle avait bâti toute sa carrière pour l'amour de sa vie, pour l'aider à porter ses ambitions au plus au sommet de l'Arbre. Et en échange...

Elle se recentra sur ses plans de conception.

Lorsque la Mère Corbeau déploya à nouveau ses ailes, l'ingénieure quitta son poste pour se rendre chez sa mère. Elle espéra son beau-père absent, à boire dans un bar miteux. Cela ne manqua pas. Seule une femme battue lui ouvrit, celle-là même qui s'accrochait à son ivrogne de mari par peur de la solitude. Et ce, au détriment du bien-être de ses filles. La remarque fusa malgré elle. Sa mère rétorqua comme toujours :

— Tu ne sais rien de l'amour, toi.

La jeune femme claqua la porte en partant, le même geste qu'à ses dix-sept ans. À la différence près que, cette fois, elle ne finirait pas à la rue. Elle renouvela néanmoins son serment de l'époque, celui de ne jamais finir comme sa serpillière de mère.

Dans l'ombre des lampadaires, Lucielle reconnut Diovin. Il n'était pas seul, ni avec sa femme. Mais avec une fille des rues, bien trop jeune pour lui. L'amante trompée resta sans voix face à la réplique exacte de sa vie. Une gifle résonna dans l'obscurité. Elle n'avait pu la retenir.

L'homme gronda :

— Comment oses-tu ? Je t'ai sortie du caniveau, catin. Ne l'oublie pas !

S'ensuivit une pluie de coups sous l'Œil de la Mère Corbeau. Voyeur n'en loupait pas une miette. La suivait-il pour cette raison ? Assister à sa déchéance ? La honte la gagna. Exactement comme sa mère, l'amour qu'elle portait à son sauveur l'aveuglait. Elle ignorait le mal qu'il lui causait pour ne retenir que sa protection contre les griffes de l'errance. Elle avait trouvé une raison de vivre entre ses mains mensongères...

Le tabassage cessa. Diovin lui cracha au visage :

— Si tu meurs, tu t'envoleras seule. Je n'ai fait que me défendre.

Voyeur n'objecta pas. Lucielle non plus. Elle connaissait bien cette faille du système. Sa sœur l'avait protégée de leur beau-père et seul son corps inerte avait rejoint le nid. Aucune justice n'avait frappé son meurtrier.

Diovin attrapa par le bras sa nouvelle maîtresse et la força à le suivre. Ils disparurent sans être inquiétés par les Corbeaux. Toujours à terre, Lucielle jeta un regard blessé à l'Œil. Ne la suivait-il que pour la voir encore et encore au bord de la mort ? Il ne savait que faire d'elle.

Pour la première fois de leur histoire, il se montra sous sa forme humanoïde. Son bec rétrécit, des cornes de bouc poussèrent sur son crâne et les bras puissants soulevèrent la femme en sang. Ses ailes les portèrent au bord de l'île. Sans doute avait-il remarqué la passion de sa protégée pour les profondeurs. Elle avait passé un temps fou à observer d'ici les brumes insondables... et il lui offrait cette dernière vision avant de l'emmener à la Mère Corbeau.

Pas tout à fait. Il se posta sur la barricade, prêt à sauter. Une nuée de Corbeaux le rejoignit pour l'en empêcher. Trop tard. Voyeur plongea dans la brume.

Les ailes s'égrenèrent mais la chute fut éternelle.

Une odeur iodée les enveloppa, douce comme les ténèbres environnantes.

Le duo traversa plusieurs bateaux, dégringola de branche en branche, avant de s'écraser dans une eau gorgée de sel. Voyeur ne bougea plus. À la dérive, Lucielle s'accrocha au corps froid de son compagnon. La Mère Corbeau n'avait pas d'emprise sur ce territoire. Dans la blancheur de l'écume, deux yeux d'or pareils au soleil illuminèrent la mer ceinturant un jardin, verdoyant. En son centre, des milliers de serpents se nichaient entre les racines de l'Arbre pilier.

Une voix persifla :

— Pauvre oisillon tombé du nid... Désires-tu remonter ? Tout se marchande en ce monde.

Affaiblie, Lucielle n'hésita pas longtemps. Sa souffrance devait cesser. Alors elle offrit son cœur. En échange, le Père Serpent lui greffa les ailes restaurées de Voyeur, ce qui la changea en Corbeau. Son bec pointa en direction du nid de sa Mère, sans qu'elle ne s'élance pour autant.

Son œil doré contempla l'envol de son errance.

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