Chapitre 41 (deuxième partie)

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Nous avions été parmi les derniers de la maisonnée à gagner notre chambre et alors que Kyiran ôtait sa chemise et que je retirais ma robe, il me dit :

- Cela va être plus dur encore que je ne l'imaginais, mon amour.

- Comment cela ?

- Nous n'allons pas pouvoir garder grand-chose des terres du clan, je le crains. Tout juste ce qui nous entoure, jusqu'à l'embouchure du loch et jusqu'à Airog.

- Et le reste ? Qu'est-ce que ça va devenir ? m'inquiétais-je aussitôt et je pensais d'emblée à la famille de Lorn, vivant en face de chez nous, sur l'autre rive du Loch Nevis.

- Propriété de la Couronne. Je n'aurai aucun droit de regard sur ce qu'ils en feront, à moins de pouvoir les racheter, bien entendu, ce qui n'est pas le cas.

Je m'approchai de lui, le fixant droit dans les yeux :

- Veux-tu que je demande à François...

- Non. Autant je peux admettre que ton frère nous aide dans les moments difficiles, pour acheter de la nourriture ou du fourrage, autant je refuse que cet argent aille dans les poches anglaises ! Tout ce que je peux espérer, c'est que les gens qui vivent là-bas seront bien traités. Mais là encore, je n'ai aucune certitude...

Je fermai les yeux et l'expression de mon visage me trahit. J'avais de la peine, de la crainte aussi. Je pensais à tous ces gens que j'avais rencontrés au fil de nos déplacements sur les terres du clan ou qui étaient venus à Inverie pour les serments ou pour payer les fermages, pour solliciter une aide, un conseil, ceux qui nous avaient fait confiance, et plus encore, qui avaient fait confiance à Kyrian pour les protéger et veiller aux intérêts de tous, comme Roy et Dungan s'y étaient engagés avant lui. Nous n'allions plus pouvoir jouer notre rôle.

- Comment... survivrons-nous ? demandai-je pour penser un instant à autre chose.

- Nous aurons assez de terres pour faire vivre notre famille, mais je crois que nous ne serons guère mieux lotis que de simples paysans. Je n'avais pas souvent pris d'outils au cours des années passées, mais il va bien falloir que je m'y remette.

- Alors nous retrousserons tous nos manches et nous nous en sortirons, dis-je simplement. Même moi.

- Toi, tu auras suffisamment à faire au manoir. Avec Jennie et Clarisse. Madame Lawry n'est plus toute jeune, ma douce. Elle nous aide encore grandement et jamais je ne me passerai d'elle, mais il faudra songer à la ménager.

- Oui, bien entendu.

Je baissai la tête et allai m'installer devant ma coiffeuse. Je commençai à brosser mes cheveux, Kyrian retira ses derniers vêtements et il s'approcha alors de moi. Il prit la brosse de mes mains et la posa devant moi, puis il appuya ses paumes sur mes épaules. Nos regards se croisèrent dans le miroir, et nous restâmes un moment à nous fixer.

- Nous tiendrons, mon amour. Je te le promets, me dit-il.

**

Si, au cours des semaines précédant la venue de Sir Fleming, Kyrian et Kyle notamment avaient plus d'une fois montré quelques signes de fatigue ou d'agacement en entendant une de nos filles pleurer et réclamer le sein, il n'en fut plus rien dès qu'ils se rendirent compte que leurs cris éreintaient le représentant de la Couronne. Dès qu'il s'en plaignit, Kyrian me confia sa grande fierté face à la forme de résistance que nos filles offraient déjà. Mais cela allait nous obliger à faire construire au village une demeure digne d'héberger Sir Fleming et ses soldats, ainsi que la domesticité qu'il y ferait travailler. Le chantier démarra rapidement. Il va sans dire que ce fut à nous et aux villageois d'en payer la construction et de pourvoir aux besoins des ouvriers.

Cette demeure fut achevée à l'automne, et Sir Fleming s'y installa. Ce fut un véritable soulagement que de le voir partir, même s'il demeurait tout proche. Au moins, il ne résidait plus sous notre toit et je ne fus plus tenue de contenir mes impressions. Néanmoins, la promptitude avec laquelle cette demeure fut construite nous apporta un certain respect de sa part et cela contribua, de manière tout à fait inattendue, à ce que nous obtînmes plus de terres qu'il ne comptait nous laisser. Il avait vu Kyrian à l'œuvre, au fil des mois, comment il savait mener les hommes, même si cela pouvait rappeler son rôle de laird. Une sorte d'entente cordiale s'était instaurée entre eux. Kyrian lui laissait régler les questions d'ordre juridique, puisqu'il fallait désormais respecter les lois britanniques, et qu'il ne s'y entendait guère. Mais il avait obtenu toute latitude pour ce qui était des cultures et de l'organisation de toute la propriété, y compris les liens nouveaux qui nous unissaient désormais aux paysans qui y vivaient. En cela, je pouvais dire que Kyrian restait, dans leur tête, leur laird. Mais Sir Fleming ne fut pas capable de l'apprécier, ni même de s'en rendre compte.

Cependant, très vite, tous comprirent que le chef, désormais, c'était lui. Mais cela n'empêcha pas bien des gens de venir encore voir Kyrian discrètement ou de lui parler lorsqu'ils le rencontraient, de lui demander son avis sur une question qui les tracassait. Beaucoup furent dépités et attristés de ne plus dépendre de lui. Détruire les liens claniques fut une véritable cassure pour les Highlanders, et ce qui se passa à Inverie fut, de ce point de vue, extrêmement violent, du moins dans les esprits, car il n'y eut guère de manifestations physiques violentes, ni même d'actes de rébellion. Kyrian, avant l'arrivée de Sir Fleming, avait arpenté toutes les terres du clan et fait passer le message : plier n'était pas rompre, et survivre était encore résister. Mais le prix à payer fut bien élevé pour tous...

Il fut élevé dans les esprits, avec l'abandon de nombreuses habitudes, à commencer par celle des serments, par la destruction du lien entre les hommes et leur laird, par l'abandon de nos couleurs. Mais il fut aussi élevé par l'impôt et les taxes toujours plus lourdes que la Couronne faisait peser sur nous. Et, dans les années qui suivirent, nous vîmes la région se dépeupler et bien des familles éreintées partir pour le Nouveau Monde. Cela nous fut cruel et souvent, je vis Kyrian serrer les poings, le visage fermé, en apprenant que telle ou telle famille avait dû se résoudre à l'exil. Et se sentir bien impuissant de n'avoir pu les aider.

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