Chapitre 40 (première partie)

5 minutes de lecture

Inverie, septembre 1747

J'avais retrouvé toute ma famille, saine et sauve, hormis Alex. J'avais retrouvé mes terres, à peu près épargnées par la furie destructrice de l'armée anglaise, hormis dans la région de Glenfinnan où tout avait été détruit en représailles du rassemblement jacobite qui s'y était déroulé deux ans plus tôt. Mais je n'étais plus rien. Je n'étais plus le laird du clan des MacLeod d'Inverie. Cela n'existait plus, cela n'avait plus d'existence légale. Dans les esprits de tous ceux qui m'entouraient, et pas uniquement ma famille loin de là, je le demeurais pourtant. Pour tous les villageois des alentours, les pêcheurs, les chefs de village, les artisans, j'étais toujours Laird Kyrian d'Inverie.

Avec la signature de la reddition, Héloïse avait certes mis tous les nôtres à l'abri de futures exactions, elle avait aussi payé sa propre liberté. Et ce n'était pas rien. Si sa vie était à ce prix... mais pas uniquement sa vie. Notre vie à tous.

Dès le deuxième jour qui suivit notre retour, je demandai à Kyle de venir avec moi. Nous avions à parler sérieusement tous les deux, il le savait. Il attendait ce moment lui aussi, mais il m'avait laissé le temps de profiter d'Héloïse et de retrouver mes enfants. Le soleil déclinait lentement, mais le jour durerait encore longtemps. Après tout, nous n'étions qu'au tout début de l'été.

Nous chevauchâmes jusqu'à la presqu'île, je voulais aussi profiter de cette balade pour m'emplir à nouveau les yeux du paysage, pour retrouver nos terres. Je ne pouvais me résoudre à les nommer autrement. Je ne savais pas encore que ce qui avait appartenu à tous deviendrait bientôt propriété d'une seule famille - la nôtre, en l'occurrence -, et que ce serait l'un des plus profonds changements que connaîtraient les hommes et les terres des Highlands.

Mais pour l'heure, Kyle et moi chevauchions à un petit trot tranquille, sur le chemin qui longeait le rivage. Nous franchîmes la petite colline qui nous barrait la vue vers la mer et nous arrêtâmes peu après. Face à nous, Skye dressait ses montagnes majestueuses.

Kyle fut le premier à prendre la parole :

- Tu comptes te rendre à Dunvegan bientôt, Kyrian ?

- Oui. Je pense que ce serait une bonne chose que de revoir mon cousin, Manfred, de parler avec lui de tout ce qui se passe, de ce que nous devons affronter et comment le faire pour protéger les nôtres. Mais j'ai aussi un certain... devoir à remplir, auprès de mon oncle, de ma tante et d'Iona. Au nom de Caleb et de Dougal.

- Tu les as vus mourir ?

- Oui. Et Dougal est mort entre mes bras. Il m'a aussi sauvé la vie en prenant un coup qui m'était destiné. Ses hommes ont alors protégé ma fuite et m'ont permis, ainsi, de retrouver Hugues et de l'emmener loin de cet enfer que fut le champ de bataille de Culloden.

Nos regards se croisèrent et je compris que je devais lui en dire plus. Je lui racontais alors bien plus que ce que j'avais livré devant les nôtres, le soir de notre arrivée - je n'avais guère été prolixe de détails concernant la bataille, passant bien vite sur cet épisode tragique, pour ne raconter que notre sauvetage inespéré, à Hugues et moi-même. Mais face à Kyle, un combattant, je pouvais en dire plus. Il le fallait et je me rendis compte que cela allégeait le poids que je portais depuis ce jour. Mais ce fut une bonne chose pour lui aussi de m'entendre, car lorsque j'eus achevé mon récit, en lui disant que je garderais toujours en moi le cri des suppliciés alors que je parvenais à nous cacher, Hugues et moi, il me dit :

- Si j'avais été avec toi, je serais mort là-bas, Kyrian. C'est certain.

Je hochai la tête sans rien dire : c'était aussi ma conviction. Nous gardâmes un petit silence, avant qu'il ne reprenne :

- Je me suis rongé les sangs, ici. Plus d'une fois, je me suis senti inutile. Surtout... Surtout quand Alex a été tué et qu'Héloïse a été emmenée par cette ordure de Luxley. J'ai cru devenir fou. Si Jennie n'avait pas été là... Elle seule pouvait m'empêcher de commettre une folie en partant à bride abattue à leur poursuite. Mais lui et ses soldats m'auraient tué, et Héloïse serait peut-être morte elle aussi. J'aurais commis l'irréparable en voulant la sauver.

- Tu as agi au mieux, Kyle. Je ne peux t'en vouloir de ne pas être intervenu. En restant à Inverie, tu as aussi permis à Jennie, aux enfants et à toute la maisonnée, sans compter les gens du village, de trouver un refuge et d'éviter un massacre si les soldats étaient revenus. J'ai vu trop de villages détruits, trop de familles errantes, depuis que nous avons quitté Inverness.

- Ils vont nous tuer à petit feu, maintenant qu'ils ont abattu l'armée, dit Kyle, pensif.

- Je crois que c'est en effet dans leurs intentions. Mais autant nous ne pouvions pas empêcher la défaite, pour des tas de raisons dont il serait trop long aujourd'hui de débattre avec toi, autant nous pouvons peut-être encore sauver ce qui peut l'être. A commencer par protéger notre famille et ceux qui vivent sur nos terres.

- Ce ne sont plus nos terres, Kyrian. Les clans n'existent plus, dit-il amer. Ils nous empêchent même de porter nos couleurs ! Nous allons vêtus comme des moins que rien...

J'eus un maigre sourire :

- Cela me rappelle un peu l'armée française...

Il esquissa un sourire, puis son rire retentit. Pourtant, il n'était pas joyeux, mais l'entendre résonner me soulagea.

- Kyle, tu regrettes peut-être, parfois, d'avoir été blessé et d'avoir dû retourner à Inverie, mais je peux t'assurer que je n'ai jamais regretté, pas une seule fois, de t'y avoir renvoyé et que tu sois resté ici. Combien de fois ne me suis-je pas demandé ce qu'il advenait de vous tous et n'ai-je pas trouvé alors de réconfort et de moyen de lutter contre l'inquiétude en te sachant avec eux !

Il baissa un moment la tête.

- Je n'avais jamais pensé à cela ainsi, me confia-t-il. J'avais plus l'impression de manquer à mon devoir en ne continuant pas le combat.

- Le combat se menait aussi ici, à l'arrière. Du moins, dans mon esprit, ajoutai-je.

- Mais... tu sais... le plus dur, cela a été lorsque Roy a tué Luxley. Même si Jennie n'a cessé de me dire que j'avais eu les bons mots pour lui, que j'avais réagi comme je le devais et comme toi-même aurais réagi si tu avais été avec nous, si c'était toi qui l'avais trouvé avec le pistolet à la main. Mais c'est lui qui l'a tué. Alors que je m'étais promis de le faire. Pour Jennie. Et pour Héloïse que je croyais morte.

Il marqua un temps de silence avant de dire :

- Et pour Alec.

Je gardai le silence. Ces derniers mots avaient fait revenir à mon esprit le lointain souvenir du corps supplicié de mon frère, pendu à la branche du grand chêne. Je poussai un long soupir et dis :

- Et pour Alec.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0