Chapitre 35 (première partie)

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Glencoe, mai 1746

La nuit était tombée et les eaux calmes du Loch Linnhe s'étalaient devant nous. Un léger vent doux soufflait encore, mais il ne tarderait pas à tomber. Debout sur la grève, Fillan et moi nous apprêtions à poursuivre notre périple. Si j'avais pu dormir une bonne partie de la journée et reprendre ainsi un peu de forces, mon estomac, comme celui du jeune homme, grondait de faim. Les quelques coquillages qu'il avait pu trouver n'avaient pas vraiment apaisé nos tourments. Mon corps marqué par les coups de Luxley et par les heures de nage de la nuit précédente était tout endolori. Je doutais de pouvoir nager longtemps, surtout contre la marée remontante. Fillan avait insisté pour que nous quittions notre abri entre les rochers. Nous ne pouvions rester là indéfiniment. Nous avions besoin d'aide et le seul endroit qui lui paraissait sûr se trouvait dans la montagne, sur les hauteurs de Glencoe, là où vivait une partie de sa famille. Mais nous en étions encore loin.

Avec courage, je le suivis dans l'eau. Les premières minutes furent difficiles. J'avais du mal à déployer correctement mes bras pour nager. Fillan avançait à ma hauteur, nous faisant nager là où nous avions encore pied afin que je puisse me reposer par moments. Mais, bien vite, la côte déchiquetée nous obligea à nous éloigner de la rive et je ne pus alors compter que sur mes propres forces.

Mes mouvements étaient devenus mécaniques. J'avais l'impression de ne faire un effort que pour garder la tête hors de l'eau. Fort heureusement, la mer était très calme, il n'y avait pas de vagues, uniquement le courant qui remontait et contre lequel nous devions lutter. En milieu de nuit, épuisés, Fillan nous ramena vers la côte. Durant un moment, debout entre des rochers, il me garda contre lui pour me réchauffer et me réconforter.

- Courage, Lady Héloïse ! me répétait-il. Nous ne sommes plus très loin du Leven. Bientôt la marée va redescendre et ce sera plus facile.

Il avait raison, car, très vite, je ressentis moins de fatigue à nager et, bientôt, le courant nous porta de lui-même et ce fut au cours de la dernière heure de la nuit que nous vîmes se dessiner, devant nous, l'étroit passage de Corran, là-même où Kyle avait traversé le Loch Linnhe au cours de l'hiver dernier. Fillan était soulagé que nous arrivions là en pleine nuit, car l'endroit était surveillé par l'armée anglaise. Nous distinguâmes en effet un petit campement sur le rivage et nous nous éloignâmes bien vite, au-delà du goulet. A cet endroit, la marée était plus forte et nous vîmes bientôt se dessiner sur notre gauche la baie où se jetait le Loch Leven.

Si la marée avait été notre alliée pour ces dernières heures de nage, elle devint là, cependant, un obstacle : les eaux descendantes du Leven se jetant dans le Loch Linnhe s'ajoutaient à la marée et la force du courant était importante. Je n'étais pas en état de lutter contre cette force et Fillan non plus, aussi fit-il de son mieux pour nous trouver un abri en attendant l'aube.

La baie entre Corran et Ballachulish dessinait une grande belle plage. Là, nous ne trouverions pas de rochers pour nous abriter, il fallait remonter un peu sur la rive, couverte de buissons et d'arbres. Quelques fermes éparses étaient construites sur la langue de terre, au pied de la colline qui dominait les eaux. Avec souplesse, Fillan se glissa hors de l'eau et nous mena vers le premier bosquet. Il me faisait penser à un gros chat, capable de se faufiler partout avec discrétion. Son attitude me réconforta un peu et, malgré mes pas hésitants et le froid qui m'avait saisie dès que nous étions sortis de l'eau, je le suivis.

Il nous cacha au milieu des broussailles, loin du chemin qui serpentait le long de la rive vers l'étroit passage qui permettait de franchir le Loch Leven. Il fallait une barque pour traverser, bien entendu, et j'imaginais aisément que les soldats anglais pouvaient aussi stationner là, comme à Corran. Fillan s'était aussi éloigné des quelques habitations et avait entrepris de ramasser mousse, feuilles et jeunes pousses pour me faire un couchage acceptable. Je tremblais tellement de froid que j'étais incapable de l'aider, pas même de parler. Je n'avais même plus conscience d'avoir faim.

Quand il eut terminé, il fut obligé de me prendre par les mains pour m'aider à m'allonger et aussitôt, il se colla contre mon dos et m'entoura de ses bras pour tenter de me réchauffer.

- Lady Héloïse, je ne vais pas avoir le choix, me dit-il. Il faut que vous enleviez vos vêtements. Ils sont trempés et vous ne pourrez jamais vous réchauffer. Vous risquez de mourir si vous restez ainsi.

Il avait raison. Je ne pouvais m'embarrasser d'une quelconque pudeur. Je parvins à ôter ma chemise, mais il dut m'aider pour faire glisser mon pantalon le long de mes jambes. Il étala mes vêtements au mieux, même s'il n'allait pas être aussi simple de les faire sécher que la veille. Puis il se déshabilla à son tour et me reprit contre lui.

Il avait le corps jeune et musclé d'un tout jeune homme. Sa peau était très douce et, malgré notre position, son attitude restait très respectueuse. J'avais compris qu'il ne chercherait pas à abuser de la situation, je le sentais même très embarrassé. Il me soufflait régulièrement dans le cou et cela commençait à me faire du bien. Ses bras m'entouraient et il me caressait les épaules, les bras, les mains pour les réchauffer.

Finalement, je trouvais aussi un avantage à avoir maintenant les cheveux courts : au moins, ils ne dégoulinaient pas dans mon dos et ils étaient déjà presque secs, d'autant que seules les mèches qui couvraient mon cou avaient été un peu mouillées.

Je finis par plonger dans une sorte de torpeur. L'image de Kyrian s'imposa à moi. Je rêvais de lui, je le voyais chevauchant à travers la lande, fendant la brume comme une épée aurait fendu l'air. Il était beau. Ses cheveux étaient légèrement soulevés par le vent et par la course de son cheval. Il allait d'un trot régulier, souple, assuré. Ses mains tenaient fermement les rênes et il guidait sa monture avec aisance. Il était vêtu comme le jour de notre mariage, avec une chemise aussi blanche que ce jour-là et son tartan aux couleurs éclatantes. Je me voyais aller vers lui, me réfugier entre ses bras alors qu'il m'emportait sur son cheval et que nous disparaissions dans la brume.

Je me réveillai alors que le ciel commençait à peine à s'éclaircir. L'aube était proche. Un peu de brume recouvrait la baie. Fillan me tenait toujours contre lui, mais il avait dû s'endormir lui aussi car je ne sentais que son souffle régulier contre mon épaule. Mes yeux se posèrent sur sa main qui recouvrait mon avant-bras, puis sur la bague de Soa. Je bougeai légèrement mon autre main pour la dégager et pouvoir regarder mon alliance. Les larmes me montèrent aux yeux. J'étais veuve, très certainement. Le Kyrian que j'avais vu dans mon rêve était seulement une image de lui, comme un esprit venant m'accorder un dernier adieu.

Je pleurai en silence. J'étais loin de lui, loin de mes enfants. Je n'étais pas en sécurité et eux non plus. Luxley chercherait certainement à retourner à Inverie, pensant que j'y aurais trouvé refuge. J'avais peur, très peur, pour eux, et je ne pouvais rien faire. Mais, en ces premières heures du petit matin, c'était à mon amour perdu que je songeais. Les récits du massacre de Culloden hantaient mon esprit et je le voyais blessé, sanglant, achevé sans avoir pu rendre son âme à Dieu, sans avoir pu tenir une main amie. A ses côtés, Hugues gisait de même, éventré ou décapité. Ils étaient morts. Ils étaient tous morts...

- My Lady ? My Lady ! Ne pleurez pas. Nous allons nous en sortir... Avez-vous moins froid ?

Je tournai la tête vers Fillan. Les larmes me brouillaient la vue. J'avais du mal à comprendre ce qu'il me disait et il dut s'y reprendre à deux fois. Je finis par dire :

- Oui, ça va...

- Bien, fit-il visiblement soulagé. Nous avons fait le plus dur. La nuit prochaine, nous traverserons le goulet, là-bas, dit-il en me désignant l'étroite embouchure du loch. Mon village se trouve sur le versant en face. Nous pourrions y aller à pied, en faisant tout le tour du loch, mais cela nous prendrait du temps et je crains les patrouilles anglaises. Nous traverserons durant la morte eau, il y aura moins de courant et, si vous voulez, je pourrai essayer de porter vos vêtements sur ma tête pour qu'ils demeurent secs. On va rester cachés encore toute la journée. Je vais essayer de trouver plus à manger avant que le jour ne se lève complètement, pour ne pas être repéré.

Il renfila ses vêtements mouillés et s'éloigna, se faufilant entre les herbes et les buissons qui nous dissimulaient. Je regardai, un peu hagarde et affaiblie par la faim et le froid, mes propres affaires étendues devant moi. Mais la vue du paquet de linges trempés ne me donnait pas du tout envie de les renfiler. Je me couvris comme je le pus avec des branches et j'attendis que le soleil émergeât au-dessus des cimes pour me réchauffer.

Fillan ne fut pas long à revenir. Il apportait avec lui quelques pommes, du poisson séché et un fromage volés dans une réserve. Cela me parut être un vrai festin et je dévorai tout ce qu'il me fit manger. Il me laissa aussi sa chemise qui avait séché en grande partie sur lui et étala mieux mes propres vêtements. Le soleil les faisait déjà fumer.

Le repos, le repas, la tranquillité du lieu, un sentiment de sécurité me poussèrent à le faire parler plus que la veille. Il me raconta alors simplement ce qu'avait été sa vie jusqu'à présent. Son père était pêcheur et avait péri en mer lors d'une tempête qui s'était levée brusquement alors qu'il se trouvait à l'embouchure du Loch Linnhe, plus vers le sud. On n'avait retrouvé que des débris de son bateau. Il avait alors dix ans et une petite sœur, un bébé à l'époque. Elle était la seule survivante de la fratrie avec lui-même, les autres enfants étant décédés de malnutrition et de misère. Je songeai à Torquil lorsqu'il me racontait tout cela. Ma promesse de veiller sur les siens me revint en mémoire et je puisai là une autre force pour aller de l'avant, quoi qu'il fût arrivé aux miens. La mère de Fillan était morte deux ans plus tôt, au cours d'un hiver très rigoureux. Seul avec sa petite sœur, il s'était rapproché de son oncle, la lui avait confiée et avait rejoint quelques mois plus tôt, en pleine rébellion, une bande de brigands. Errant sur les routes, fuyant la Garde autant que l'armée anglaise, il avait échoué à Fort William comme tant d'autres, arrêté par une patrouille.

**

Une nouvelle nuit nous enveloppait. Frissonnante malgré mes vêtements à peu près secs que Fillan avait réussi à transporter sur sa tête comme promis, empaquetés grossièrement dans les siens, nous venions de nous hisser sur la rive sud du Loch Leven. Vite cachés par les arbustes, nous nous étions rhabillés et, déjà, Fillan me menait sur des chemins qu'il connaissait par cœur. Malgré la nuit et les ombres de la montagne, il avançait sans hésitation. Je me demandais, en le voyant aller ainsi, si, dans un an ou deux, Roy et Gowan ne seraient pas capables d'un exploit similaire autour d'Inverie. De penser aux enfants me serra le cœur, mais avant de perdre totalement courage, je devais avancer. Nous avions mangé les dernières provisions rapportées par Fillan avant de traverser le bras de mer. Si j'avais encore faim, j'étais quand même en meilleur état que la veille, à peu près reposée. Mon corps me faisait aussi moins souffrir et la traversée avait été beaucoup moins longue que la distance que nous avions parcourue les deux nuits précédentes.

Autour de nous, tout était calme et nous ne tardâmes pas à arriver en vue du petit village de Glencoe. Fillan le contourna en prenant par le flanc de la montagne et nous commençâmes alors à grimper. Je ne voyais pas aussi bien que lui et, plus d'une fois, je trébuchai sur les pierres, m'écorchant les mains, les genoux. Serrant les dents, je poursuivis mon chemin sans me plaindre et, bientôt, nous arrivâmes en vue d'une chaumière. Il n'y avait pas un bruit. Fillan en fit le tour et je découvris une petite porte sur l'arrière. Il frappa là une fois, puis tenta d'ouvrir la porte, mais elle était verrouillée. Il recommença en s'approchant d'une fenêtre et cette fois, nous entendîmes un peu de bruit à l'intérieur. Puis ce fut une voix bourrue :

- Qui va là ?

- Oncle Aodh ! C'est moi, Fillan.

- Fillan ? Grands dieux ! Mais que viens-tu faire par ici à cette heure ?

- Ouvre-moi et tu sauras.

La porte s'ouvrit bien vite et nous pénétrâmes à l'intérieur de la petite maison. Déjà, notre hôte, l'oncle Aodh donc, s'activait auprès du feu pour le rallumer et je découvris alors un homme entre deux âges, barbu comme bien des Highlanders, en chemise de nuit. Il n'était pas très grand, mais large d'épaules.

Et, debout au milieu de la pièce, une adorable petite fille de cinq ans environ, aux cheveux couleur de blé mûr et aux ravissants grands yeux gris. Elle n'était pas très propre, et me parut un peu sous-alimentée. Mais elle nous fixa sans crainte, juste un peu étonnée d'être réveillée en pleine nuit par son grand frère. Ce dernier lui sourit et s'accroupit pour être à sa hauteur.

- C'est moi, Eilidh. Tu ne me reconnais pas ?

Elle le dévisagea un peu, puis s'approcha et il la prit dans ses bras. Je me sentis émue à ces retrouvailles. Un raclement de pieds et je relevai la tête : l'oncle Aodh s'approchait à son tour et me regarda d'un air circonspect.

- Qui est avec toi, Fillan ? D'où sort ce garçon ?

Fillan se redressa et dit :

- Il s'agit de Lady Héloïse d'Inverie. Nous venons de nous enfuir de Fort William.

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