Chapitre 29

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Inverie, été 1745

Charles Stuart, Bonnie Prince Charlie, ainsi que les Ecossais l'avaient surnommé, débarqua par un matin brumeux de juillet à Arisaig. Hébergé et protégé par les MacDonald, il fit rallier tous les clans à Glenfinnan le 19 août.

Si certains, comme notre clan, celui de Caleb, celui des MacKenzie, s'étaient préparés, ce n'était pas le cas pour tous et bon nombre des lairds étaient encore assez dubitatifs quant à l'opportunité de mener une nouvelle rébellion. Kyrian lui-même, je le savais, avait quelques doutes, mais par fidélité aux Stuarts, par sympathie pour les MacKenzie, par compagnonnage aussi avec nos cousins, il avait décidé de partir et de rallier la cause jacobite.

Les dernières journées passèrent à une vitesse folle avant leur départ. Il fallait nourrir une troupe nombreuse, rassemblée sur la colline et autour du château. Plusieurs femmes du village vinrent nous aider à assurer l'intendance. Caleb et Dougal avaient établi leur propre campement au-delà du village. Nous chargeâmes nombre de chariots avec de la nourriture et les armes que nous possédions. Ce n'était pas grand-chose et Kyrian espérait que Charles avait prévu de quoi pour armer ses combattants. Nous ignorions alors à cette date que le jeune prince n'avait débarqué qu'avec une poignée d'hommes et sans l'armée française promise. Celle-ci le rallierait plus tard, mais avec beaucoup moins d'hommes que prévu.

Le 17 août, nous avions reçu le message concernant le rassemblement, et les deux chefs - Caleb et Kyrian - avaient décidé de partir dès le lendemain. La plupart des hommes iraient à pied, il fallait donc compter deux journées pour rallier Glenfinnan, d'autant qu'il leur faudrait passer par plusieurs cols avant d'atteindre la grande plaine.

Ce dernier soir, après un dernier conseil de guerre, Kyle veilla sur Jennie qui était quasiment sur le point d'accoucher, et Kyrian me rejoignit sans tarder. Il avait embrassé une dernière fois ses enfants, Lowenna gardant plus longtemps que d'habitude ses petits bras autour de son cou. Puis nous avions gagné notre chambre et nous nous étions donné tout ce que nous pouvions pour cette dernière nuit, ignorant quand nous nous reverrions et si nous nous reverrions. Il m'avait dit d'être courageuse, chaque jour, de veiller sur nos enfants, qu'il me laissait la direction du clan en toute confiance et que, quelles que seraient les décisions que j'aurais à prendre, il était certain que je prendrais les meilleures, même si elles s'avéraient difficiles.

Je dormis mal et très peu, au cours de cette nuit, hantée par la peur de ne jamais le revoir. Et je me sentais bien faible, pauvre femme, pour ne pas pouvoir retenir mon homme. Je savais que nombre de villageoises, de paysannes, avaient éprouvé ce même sentiment au cours des semaines passées, quand le rassemblement avait commencé et que, les uns après les autres, ils s'étaient mis en chemin pour rallier Inverie et libérer l'Ecosse.

La nuit était claire et je profitai de cette clarté pour m'emplir les yeux du visage de Kyrian, pour graver à jamais chacun de ses traits dans ma mémoire. Lui s'était endormi rapidement, après m'avoir longuement fait l'amour, plusieurs fois. Nous avions été si peu séparés depuis notre rencontre, et quand il s'absentait, pour une visite à un village, pour régler une affaire, pour faire la collecte des fermages, je n'éprouvais pas la même inquiétude : j'étais certaine de le revoir. Cette nuit, ce n'était pas le cas.

Le matin me cueillit alors qu'un vague sommeil s'était emparé de mon esprit. Kyrian était déjà éveillé et me regardait très certainement aussi intensément que je l'avais fait au cours de la nuit. Il porta sa main vers mon visage, cette caresse me fit frémir. Je fermai les yeux un instant, savourant, puis je sentis ses lèvres se poser sur les miennes. Son baiser fut profond, lent, mais intense. Puis nos corps ne firent plus qu'un, une dernière fois.

**

Un banc de brume s'attardait sur les eaux du loch lorsque Kyrian et Kyle montèrent à cheval après nous avoir étreints, une dernière fois, nous, leurs femmes, et leurs enfants. Roy avait le regard fiévreux, de cette agitation propre aux grands moments qu'une famille peut traverser. Tobias tentait de ne pas pleurer et Lowenna se serrait dans mes jupes. Jennie au ventre si rond qu'on le croyait prêt à éclater s'appuyait contre l'épaule d'Alex qui la maintenait fermement à la taille. Et les autres enfants nous entouraient.

Il n'y eut pas de cris, et seulement quelques pleurs silencieux.

Avant d'embrasser Kyrian une dernière fois et alors qu'il étreignait nos enfants, j'avais serré fort Hugues entre mes bras en lui recommandant de bien veiller sur Kyrian. C'était à lui que je confiais mon mari, et je savais qu'il se ferait découper en petits morceaux pour lui. Mais j'espérais bien les revoir tous les deux vivants, ainsi que tous ceux qui s'éloignaient maintenant sur le chemin.

Un genou à terre devant ses garçons, Kyrian les avait longuement fixés et, les considérant déjà comme de petits hommes, il leur avait dit :

- Vous veillerez bien sur maman, Lowenna, tante Jennie et les plus petits. Je compte sur vous pour aider et seconder votre mère, en toute circonstance. Gardez confiance. Notre cause est juste. N'oubliez jamais : je vais me battre pour remettre un roi Stuart sur le trône, mais avant toute chose, je vais me battre pour vous, pour l'Ecosse, pour notre liberté. Nemo me impune lacessit.

Il les serra alors dans ses bras, Tobias à sa droite et Roy à sa gauche, puis les embrassa l'un après l'autre sur le front, avant de se relever et de revenir vers moi.

Nous nous regardâmes un moment, les yeux dans les yeux, oublieux soudain de notre entourage. Puis il prit mon visage entre ses mains et m'embrassa profondément, longuement. Quand il s'écarta, je ne fus capable de lui dire que : "je t'aime !". Il me répondit en prononçant à nouveau les vœux que nous avions échangés, le jour de notre mariage. Puis il m'embrassa à nouveau, cette fois en me serrant fort contre lui.

Puis il s'écarta et s'approcha de son cheval, y monta d'un geste assuré. Kyle était déjà en selle, il ne restait plus que Kyrian à devoir prendre monture.

Tous les villageois s'étaient rassemblés le long du chemin et des rives du loch pour les voir partir, certains hommes échangèrent encore quelques baisers avec leurs familles. Tant qu'il nous le fut possible, nous les regardâmes s'éloigner, longue colonne qui avançait telle une chenille entre les herbes.

- Il faut rentrer, Jennie, dit la voix grave d'Alex.

Il me tira ainsi de ma contemplation, alors que les silhouettes des cavaliers avaient déjà disparu, mais que l'on distinguait encore la troupe d'hommes à pied qui les suivaient. Je me retournai alors et je fronçai les sourcils avec un peu d'inquiétude. Le visage de Jennie était pâle et j'aidai aussitôt Alex à la faire marcher jusqu'à l'escalier. Puis, avec Clarisse, nous la menâmes dans sa chambre. Par prudence, je décidai de dormir avec elle la nuit suivante et Clarisse et Madame Lawry m'aidèrent à installer un lit sommaire.

Toute la fin de journée, les enfants restèrent étrangement calmes. Tobias avait un petit air sérieux et Lowenna réprimait difficilement ses larmes. Elle avait déjà vu son père partir, mais c'était la première fois qu'elle le voyait partir en tant que chef de guerre et non en tant que laird du clan. Et cela impressionnait même Roy et Gowan.

Un silence étrange régna dans le château, sur la colline et même jusqu'au village ; après avoir eu tant d'hommes à séjourner ici, il allait falloir un peu de temps pour nous réhabituer aux bruits de la nature environnante. Dès le lendemain, cependant, les activités habituelles reprirent et je vis quelques jeunes paysans remonter d'un hameau voisin pour couper des ajoncs drus sur la montagne : ils se serviraient des branches pour consolider les toits des maisons avant l'hiver et ils pourraient faire brûler les grosses racines, ce qui permettrait d'aviver certains feux de tourbe. Nous les entendîmes travailler une partie de la journée et cela me donna de l'entrain.

Jennie avait passé une nuit correcte, moi aussi. Mais elle demeura couchée toute la journée. Elle se sentait très fatiguée. Alors qu'elle s'était rendue à son chevet en fin d'après-midi, Madame Lawry revint, inquiète, dans la cuisine où je m'activais avec Clarisse.

- Elle a le ventre très dur et je n'arrive pas à sentir le bébé bouger. J'espère que l'accouchement va bientôt se déclencher, me dit-elle.

- Cela ne devrait vraiment plus tarder maintenant, fit remarquer Clarisse alors que je gardais le silence.

La brave femme hocha la tête pour toute réponse et nous aida à préparer le repas du soir.

La grande tablée semblait déserte, sans la présence de Hugues, sans la voix forte de Kyle, sans Kyrian qui présidait. Les premiers repas, les enfants furent silencieux, mais leur naturel revint bien vite et leur façon de reprendre leurs habitudes et leurs jeux me fit du bien. Je ne savais pas encore combien j'allais avoir besoin d'eux, et ce, dès les jours suivants.

**

Alors que les clans descendaient des montagnes alentours pour s'assembler autour de Charles Stuart, dans la vaste plaine de Glenfinnan, Jennie entra en travail. Elle n'avait que peu dormi la nuit précédente et était elle aussi inquiète : elle ne sentait plus le bébé bouger. Les heures que nous allions vivre furent terribles. Elle souffrit le martyre et je crus bien, à un moment donné, que Madame Lawry, Clarisse et moi-même n'allions pas pouvoir la sauver. Lorn fut envoyé jusqu'au village pour faire venir sa mère. Elle avait vu naître tant d'enfants qu'une naissance difficile ne lui faisait pas peur et je devais bien reconnaître qu'elle avait très certainement sauvé Jennie d'une mort atroce.

Alex s'occupa des enfants, les faisant manger un peu sur le pouce, car nous ne quittions pas la chambre. Le soir s'éternisait, comme toujours en cette saison, comme s'il ne voulait pas finir, comme s'il ne voulait pas mourir. Mais l'enfant, lui, n'avait pas survécu. C'était une petite fille et je ne pus retenir mes larmes en la voyant pourtant si belle. Elle était née par le siège. Le bébé n'ayant pas pu bouger, sa mère avait dû faire seule tout le travail et Jennie était épuisée. Elle fit, de plus, une forte fièvre et je crus bien devoir envoyer Lorn rechercher Kyle. Mais elle survécut, car elle était forte et qu'elle avait ses deux garçons qui attendaient et pleuraient.

Nous enterrâmes la petite fille à l'aube, alors que la brume s'accrochait aux pans de la montagne. Le petit cimetière me parut lugubre. Jennie n'assista pas à la courte cérémonie et elle n'avait même pas pu voir sa fille.

Et, alors que je déposais le pauvre petit corps dans le cercueil en bois que Lorn avait confectionné, je ne pus m'empêcher de penser tristement que c'était là, peut-être, la première victime de la révolte jacobite que nous allions avoir à déplorer dans la famille.

**

Jennie fut longue à se remettre, d'une part à cause de sa fièvre, à cause des tous les maux qu'une femme ressent après un accouchement et d'autant plus, avec la perte de son bébé. Elle dut garder la chambre jusqu'aux premiers jours d'automne, mais ses fils venaient la voir chaque jour. Elle leur souriait tristement, parlant peu. Je fis de mon mieux pour apaiser leurs craintes et leurs chagrins, pour les rassurer aussi quant à la santé de leur maman. Mais avec leur père parti, leur mère épuisée, ils se sentaient perdus. Nous fîmes bloc autour des enfants et je fis la leçon à Roy de ne pas asticoter Gowan. Plus d'une fois, je découvris Marie, assise près de l'âtre éteint en cette saison ou sur le banc de pierre devant la maison, un livre à la main, lisant une histoire aux garçons. Lowenna l'écoutait aussi. Je devinai alors que Marie nous serait bientôt d'une aide appréciable, fidèle et protectrice avec les plus petits.

J'avais hésité, un temps, à faire prévenir Kyle de ce qui était survenu, mais Alex m'en avait dissuadé : les hommes étaient partis se battre et une mauvaise nouvelle serait dure pour eux. Kyrian serait capable, en outre, de vouloir renvoyer Kyle jusqu'à nous et il se priverait alors d'un solide combattant. J'ignorais quelle allure pouvait avoir l'armée jacobite, mais si tous les clans avaient la même que le nôtre et celui de Caleb, alors, je pouvais dire que cette armée était quelque peu dépareillée. Mais elle était aussi pleine d'allant, de courage et d'espérance. Elle avait foi, aussi, en son jeune prince qui avait su séduire bien des chefs hésitants et la nouvelle des premières victoires, sur la route d'Edimbourg, dans le courant de l'automne, apporta joie et réconfort dans les familles.

Au cours de ce début d'automne, je reçus aussi une lettre de François, qui m'envoyait un mandat conséquent. Je confiai à Alex de se rendre à Glasgow pour l'échanger contre de l'argent, avant d'entamer la collecte des fermages. Au contraire des années précédentes, nous avions convenu qu'il ne se mettrait pas en chemin, mais que nous ferions venir les chefs de village pour nous remettre leur quote-part. Ce fut donc à moi, en cette fin septembre, de les recevoir avec l'aide d'Alex.

Je savais bien comment les choses se passaient, pour y avoir assisté chaque année. Mais je sentais les hommes aussi curieux de venir à Inverie pour avoir des nouvelles de l'armée jacobite. Certains nous firent part de difficultés liées au départ de plusieurs villageois ou apprentis. J'avais convenu avec Alex de modérer les fermages cette année, pour permettre à chacun de conserver un peu d'argent ou de dons en nature supplémentaires pour faire face aux éventuelles difficultés. Nous ne pourrions pas envoyer d'émissaires ou d'aide s'ils en avaient besoin. Chacun le comprit et apprécia la confiance que je leur accordais. J'espérais ne pas faire d'erreur en ayant choisi cette solution et Alex m'assura que Kyrian aurait certainement agi comme moi.

Peu après la collecte, je reçus une lettre de Bethany. Nous avions toujours entretenu une correspondance régulière et, en reconnaissant sa belle écriture sur l'enveloppe, je sentis mon cœur se gonfler de joie : les nouvelles dont elle allait me faire part me feraient certainement oublier pendant quelques instants mes préoccupations au sujet de Jennie, du domaine et de nos hommes.

Nous avions eu l'occasion de nous revoir une fois, il y a trois ans. Elle nous avait conviés à ses fiançailles. Nous n'avions emmené que Lowenna avec nous, qui était encore trop petite pour que je la laisse aux bons soins de Jennie, d'autant que je l'allaitais encore. J'avais apprécié ce voyage à travers la passe du Great Glenn, remontant le long de l'étroite faille entourée par les montagnes. C'était à la fin du printemps et les couleurs qu'avaient revêtues les monts étaient magnifiques. Ce voyage m'avait rappelé celui que nous avions effectué pour venir de France.

La tante de Bethany était décédée deux ans plus tôt et son oncle, se sentant faiblir à son tour, avait jugé plus que nécessaire de la marier. Elle avait, de toute façon, l'âge de prendre époux. Nous avions cependant bien compris que l'oncle de Bethany nous faisait là une faveur en acceptant notre présence. Nous étions les seuls Ecossais d'invités et compte tenu des tensions existantes entre la France et l'Angleterre, je faisais même figure d'ennemie, voire d'espionne. Le fiancé de Bethany ne nous avait guère fait bonne impression. Julian Fairbank était un soldat, gradé, d'une suffisance extrême et d'un dédain monstrueux vis-à-vis des Ecossais. Nous n'avions pas pu être hébergés au château, pour un prétexte qui n'en était pas un, et avions logé dans une bonne auberge d'Inverness, ce dont, finalement, nous nous étions très bien accommodés : ainsi nous n'avions côtoyé la "bonne" société anglaise des alentours que pour très peu de temps. Mais revoir Bethany nous avait fait très plaisir à Kyrian et moi, et c'était réciproque. Elle s'était excusée aussi de ne pas avoir pu obtenir de son oncle de nous avoir invités pour le mariage-même, mais nous en avions bien compris les raisons et je l'avais grandement rassurée : elle demeurerait mon amie malgré l'attitude déplaisante de son entourage dont elle n'était nullement responsable. Nous nous étions quittées en espérant qu'un jour, elle pourrait nous rendre visite à Inverie, mais nous n'y croyions pas trop. Il faudrait très certainement des circonstances incroyables pour que cela arrivât. Mais la promesse de toujours entretenir une correspondance, elle, n'avait pas été trahie.

Très vite, j'avais perçu dans ses lettres suivantes qu'elle n'était pas heureuse dans son mariage. Son époux était, fort heureusement pour elle, souvent absent pour des manœuvres et il était même question qu'il partît pour combattre en Flandres. La première lettre où je lus un peu de joie remontait à la fin de l'année 1744 quand elle m'annonça qu'elle attendait un enfant. Elle mit au monde une petite fille, dans le courant du mois de mai, une petite Laura. Son mari aurait préféré un garçon, bien entendu, mais je sentis à travers ses phrases combien cette enfant la comblait de bonheur. Bethany méritait d'être heureuse et j'espérais que les circonstances de la vie lui offriraient de plus beaux jours.

La lecture de cette dernière lettre, arrivée à la fin du mois de septembre, ne m'apporta pas cependant le réconfort attendu. Elle m'y annonçait que son époux avait quitté Inverness pour rejoindre l'armée anglaise à Edimbourg, celle-là même que l'armée jacobite allait affronter.

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