Le nom de l'e-rose

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Sébastien et Amir s’étaient retirés dans la chambre de ce dernier depuis plus de deux heures. Rien qui puisse inquiéter la mère d’Amir puisque les deux garçons avaient pris cette habitude depuis l’école primaire. Maintenant qu’ils atteignaient les quatorze ans, il était encore plus important pour eux de s’isoler des parents. En général, il passait le plus clair de leur temps à jouer sur une plateforme de jeux en réseau très fréquentée par les adolescents du monde entier. Aujourd’hui, ils faisaient partie d’un commando de chevaliers spatiaux chargés de mettre à mal des pirates intergalactiques, scénario hautement réaliste s’il en est.
Les parents n’y voyaient aucun inconvénient, car les créateurs de cette plateforme avaient eu la brillante idée d’inclure la totalité des programmes scolaires dans les jeux. Les niveaux les plus complexes demandaient même des connaissances bien supérieures aux savoirs minimums exigés. Les enfants et adolescents étaient donc obligés de connaitre leurs leçons pour jouer et progresser dans les jeux, et tout le monde était content.
— On s’est encore plantés dans le décor !
— J’te l’avais bien dit que nos calculs balistiques étaient faux. On a mis trop d’énergie dans la poussée originale.
— Ouais, ben maintenant faut tout refaire. Les autres vont nous massacrer.
— Tu parles, l’escouade de Sire Jean est coincée sur une énigme. Sire Jean c’est peut-être le plus fort pour les calculs, mais il doit dormir pendant les cours d’histoire. On a le temps de refaire les mesures. Je crois qu’on s’est planté sur la gravité.
— Non, en fait j’en ai ras le bol de ce jeu. Si on en faisait un autre ?
Sébastien s’affala complètement sur son siège.
— Tu veux faire quoi ?
— Je ne veux pas faire un jeu. Je veux aller voir autre chose.
— Quoi ? demanda Sébastien, même s’il commençait à se douter où voulait en venir son copain. Lui aussi y pensait.
— Manu m’a donné l’adresse d’un site non tracé où il y a des vidéos de filles qui font des trucs dingues.
— Tu crois qu’on peut passer la protection parentale ? Manu est à moitié mytho. À tous les coups, il l’a rêvé ce site.
— Non, mais Manu a une grande sœur qui lui laisse accéder avec son compte.
— Ouais… dit-il avec un air béat.
La grande sœur de Manu était une jeune fille de dix-neuf ans qui provoquait beaucoup d’émois chez les mâles qui la croisaient. Les adolescents de quatorze ans aux hormones bouillonnantes n’étaient pas différents. Elle hantait les fantasmes débutants de presque tous les copains de son frère.
— Allez, on tente.
Et sans attendre de réponse, il entra l’adresse du site qu’il avait noté sur un morceau de papier (méthode archaïque toujours efficace).
L’écran se figea une demi-seconde puis laissa apparaitre un visage sévère.
— Je ne crois pas que vous ayez l’âge légal pour aller sur ce site, dit le visage.
— On sait. Mais on va te promettre qu’on a dix-huit ans. Où est-ce qu’il faut cliquer pour entrer ?
Il chercha sur l’écran en déplaçant son curseur. Aucune zone ne semblait réagir. Il essaya alors des combinaisons de touches.
— Inutile d’essayer d’entrer. Vous n’irez pas plus loin, Amir Santinoff. Vos parents viennent d’être avertis.
Amir blêmit. Comment l’ordinateur le connaissait-il ? Il n’avait jamais été sur ce site et naviguait en session privée. Il tenta même d’éteindre le poste pour effacer les preuves, sans plus de succès.
Il entendait déjà sa mère arriver dans le couloir en râlant. Il allait passer une mauvaise soirée.
Sébastien voulut profiter du moment où la mère d’Amir ouvrit la porte pour s’esquiver discrètement, mais elle le retint et lui indiqua que sa mère à lui aussi avait été prévenue.
Les deux adolescents passèrent effectivement une mauvaise soirée, plusieurs de leurs camarades aussi.
Le dénommé Manu eut quelques comptes à rendre le lendemain.

*****

Armelle et Kevin discutaient en déjeunant au restaurant de la préfecture. Ils étaient descendus tôt et prenaient tout leur temps pour avaler leur repas. Aucune affaire n’était venue égayer leur journée.
— Tiens, tu veux une histoire drôle qui est arrivée à une voisine avant-hier ?
— Raconte toujours, répondit Kevin.
— La voisine a un gamin de quatorze ans. Avec un de ses potes ils ont essayé d’aller sur un site de cul et ils se sont fait choper par le nouveau système de protection des mineurs. Je crois que ça s’appelle « l’œil qui saura ».
— Ouais, je connais. J’ai lu quelques articles là-dessus. Magnifique jeu de mot, au passage.
— Tu sais comment ça fonctionne. Parce que la défense des gamins c’était que le site était non traçable. La voisine est justement allée voir ce qu’il y avait sur ce site. Le contenu n’est pas illégal, mais c’est encore trop cru pour des petits puceaux. Son mari et elle, par contre, se sont bien régalés. Je me demande comment le logiciel de protection fait pour savoir qui est devant l’écran. Tu crois qu’il utilise la caméra ?
— C’est possible. À priori, leur technologie est totalement innovante, mais ils ne souhaitent pas en dire plus. À mon avis, ils t’installent une IA qui surveille tout ce qui se passe sur le poste pour déterminer qui est en train de s’en servir. La même IA doit consulter les sites avant de décider de les afficher ou pas, surtout quand tu tapes l’adresse directement. C’est rare qu’on le fasse, donc c’est louche.
— Je vois. Tu es espionné, mais c’est pour ton bien.
— Comme toujours.
— Jusqu’au jour où le bien qu’on te voudra ne sera pas celui que tu voudras toi-même.
— Comme toujours bis.

*****

Deux semaines plus tard, le chef de la police convoquait Armelle et Kevin dans son bureau. Ils s’y rendirent avec un mélange de joie et d’inquiétude. On leur confiait surement une nouvelle enquête. Cela mettrait fin à leur période de désœuvrement, mais cela signifiait également que quelque chose de grave s’était produit. Le Service Parisien des Enquêtes Spéciales n’était pas mobilisé pour n’importe quel problème. Les crimes et délits courants étaient traités et résolus par les systèmes de police standards. L’équipe du SPES s’occupait des cas que personne n’avait envisagés.
— Bien, les spéciaux, est-ce que vous connaissez le système de surveillance personnel « l’œil qui saura » ?
Ils acquiescèrent en attendant la suite.
— Eh bien, il semblerait que ce système commence à prendre des initiatives plutôt extrêmes.
— C’est-à-dire ?
— Il a décidé d’interdire l’accès aux sites à caractère sexuel à tout le monde. Certains utilisateurs se sont plaints. Évidemment, ils ne sont pas nombreux à oser se pointer chez nous pour râler parce que leur ordinateur refuse de leur fournir leur dose quotidienne de film X, mais certains l’ont fait quand même. Par contre, les propriétaires de ces sites, eux, se sont clairement plaints. Ils accusent l’état de mener une politique répressive, dictatoriale, puritaine, j’en passe et des meilleures.
— Oui, j’imagine que leurs abonnés se sont retournés contre eux rapidement et que leurs revenus publicitaires ont chuté.
— C’est l’idée. Même s’il semble qu’ils exagèrent la portée exacte des problèmes. D’après nos chiffres, moins d’un pour cent de leurs clients sont touchés pour l’instant.
— C’est l’éditeur de l’œil qui saura qui devrait se faire du mouron, et résoudre l’incident. Pourquoi nous ?
— Pour plein de bonnes et de mauvaises raisons, comme toujours, mais essentiellement parce que l’état ne veut pas laisser croire qu’il serait d’accord avec ces agissements et aussi parce que sur les ordinateurs concernés il n’y avait pas toujours l’œil installé.
— Des versions pirates, peut-être.
— D’après l’éditeur, c’est impossible parce que leur système doit toujours être relié à leurs serveurs pour fonctionner. Ils prétendent que ce sont leurs serveurs qui fournissent la puissance d’analyse nécessaire et que les postes des clients seraient incapables d’en faire autant de manière autonome.
— L’explication tient la route. Il nous reste donc l’hypothèse d’un virus qui exploiterait une partie de l’œil, le visuel, par exemple. Bon ben on va fouiller.
— Et vous avez intérêt à trouver avant que les grands médias ne décident de s’intéresser au sujet. Je vous rappelle qu’il y a bientôt un congrès interreligieux à Paris. Leur sujet de discussion sera la place de la morale sur les réseaux. Les libertariens et autres athées extrémistes sont déjà sur le pied de guerre pour aller manifester contre les curés, imams et rabbins qui viennent discuter au grand palais. Je vous laisse imaginer comment tout ça pourrait être utilisé par les uns et les autres.
— On comprend, chef.
— Bien, alors au boulot. Vous avez jusqu’à vendredi pour me fournir des éléments utiles.
— La conférence commence vendredi, c’est ça ?
— Vous êtes un rapide, Kevin. Félicitations !
Armelle attendit qu’ils soient un peu éloignés du bureau du chef pour poser sa question :
— Tu sais bien que je ne suis pas plus compétente que ça en matière de réseaux, et tout ça. Donc c’est toi qui vas devoir enquêter. Comment tu comptes t’y prendre ?
— Concrètement, nous allons, toi et moi, faire un petit tour chez les victimes déclarées. Je parle des particuliers et des éditeurs de sites. Ça ne nous avancera probablement à rien, mais ça donnera le change pour le patron. En parallèle, je vais mettre Mike sur le coup. Lui a plus de chance de trouver des éléments utiles.
— Ben si on m’avait dit qu’un jour je ferais semblant d’enquêter pour couvrir le travail d’une machine. Par contre, comme on est déjà mercredi, va falloir accélérer le pas.
— Mike est plus que ça. Tu le sais bien, et deux jours c’est largement suffisant pour avoir une première idée générale de la situation. Il ne nous a pas demandé de lui livrer les coupables pieds et poings liés.

*****

— Tu dis que des IA auraient décidé de jouer les moralisatrices, en quelque sorte ?
— Ça semble fou, mais c’est la première conclusion à laquelle on arrive en observant les faits. Mais comme je t’ai tout dit, qu’est-ce que toi tu en conclus ?
— Que ça mérite d’être creusé. J’ai du mal à comprendre comment nous, IA, pourrions avoir une conscience religieuse ou nous mettre à croire. Ces concepts sont bien trop éloignés de notre réalité.
Mike repensait à cette conversation qu’il avait eue quelques minutes plus tôt avec l’avatar de Kevin. Il était maintenant aux portes du serveur de l’éditeur et pouvait aisément constater que les déclarations de ce dernier paraissaient totalement fondées. Les messages qui circulaient prouvaient qu’il était impossible d’utiliser leur technologie de manière autonome.
Mike avait récupéré les adresses des ordinateurs déclarés infectés. Il attendait qu’un messager en provenance de l’un d’eux arrive. Il n’eut pas besoin d’être trop patient puisque son vœu fut exaucé moins d’un centième de seconde plus tard. Visiblement, les victimes n’avaient pas totalement cessé d’utiliser leurs ordinateurs.
Le détective intercepta le message avant qu’il entre et le consulta. Il s’agissait d’une observation d’utilisation de clavier. Il remit le message dans les rails et le laissa faire son travail. Un tel message ne lui était d’aucune utilité pour ce qu’il voulait faire.
En quinze minutes, Mike détecta, intercepta et vérifia plusieurs milliers de messages. Aucun ne lui convenait. Il se décida à agir autrement. Il allait avoir besoin de Kevin.
Mike et Kevin avaient convenu d’une méthode simple lorsque l’IA avait besoin de joindre l’humain : il lui téléphonait. Les messages transmis par les téléphones n’étaient que des suites de zéros et de uns qui étaient encodés et décodés par les appareils pour donner l’impression aux humains se trouvant aux deux extrémités qu’ils se parlaient. Concrètement, chacun parlait à une machine, qui retranscrivait ses mots en flux informatiques, qu’elle envoyait à l’autre machine qui reconstruisait les sons correspondants. Mike fabriquait directement les flux et lisait simplement ceux transmis par l’appareil de Kevin.
Pour un observateur ignorant, Kevin était simplement au téléphone avec un collègue.
— Faut que tu fasses quelque chose pour moi.
— C’est pour l’enquête ? T’as déjà avancé ?
— Oui. Mais je suis bloqué. Il va falloir une intervention dans la réalité.
— OK. Dis-moi ce que je dois faire.
— Allez chez l’une des victimes et lui demander de tenter de se connecter sur un site dont je te fournirais l’adresse quand tu seras prêt.
— Ça devrait pouvoir se faire. Je te recontacte donc quand je suis en place.
Kevin n’était pas trop sûr de savoir ce que comptait faire Mike, mais il ne tenait pas à lui poser la question par téléphone. Il ne savait pas trop où pouvait se trouver l’IA ni si le réseau qui les reliait était sain. Il se contenterait donc d’obtempérer. Les explications viendraient en temps voulu.

*****

Pour répondre au plus vite à la demande de Mike, Kevin avait choisi l’adresse du plaignant le plus proche dans la liste des victimes. Il le regrettait un peu maintenant qu’il était chez cet homme. Il s’agissait d’un homme d’une cinquantaine d’années qui n’avait visiblement pas besoin de sortir de chez lui et se laissait donc aller. Son aspect physique et son odeur étaient presque assez répugnants pour que Kevin comprenne que son ordinateur se révolte. Mais le policier n’était pas là pour juger ce brave citoyen. Il faisait donc mine de ne rien remarquer.
— Vous pouvez me dire sur quel site vous vouliez vous connecter ?
L’homme blêmit un peu.
— Vous savez, ce n’est pas un site grand public, mais il n’y a rien d’illégal dessus. C’est juste réservé à des clients triés sur le volet.
— La police des mœurs n’existe plus depuis très longtemps. Je me moque de ce que contient ce site. Ce n’est pas à son propos que j’enquête.
Le type paraissait rassuré, à en juger par le retour du sang dans ses petites veines de couperose.
— Je vais vous taper l’adresse.
— Non, il vaut mieux que je le fasse. L’œil est conçu pour reconnaitre votre frappe au clavier. Il devrait se rendre compte que je ne suis pas vous. Je veux voir comment il va réagir.
Kevin s’installa donc sur le fauteuil en essayant de ne pas trop détailler les tâches qui le décoraient. Il tapa sous la dictée de l’homme l’adresse d’un site qu’il devait être, effectivement, impossible de trouver par hasard.
L’ordinateur ne réagit pas instantanément. Le stratagème de Kevin allait-il fonctionner et lui donner un indice précieux ?
Vous ne pouvez pas accéder à ce site. Il est immoral ! finit par afficher l’écran.
Kevin tenta d’entrer d’autres commandes indiquant qu’il était majeur et conscient de ce qu’il faisait, mais rien ne put infléchir la décision des gardiens de la morale autoproclamés.
Pour finir, le jeune inspecteur remercia l’homme pour sa collaboration et lui promit de le tenir au courant du déroulement de l’enquête. Une fois sorti sur le trottoir il prit le temps de prendre une grande respiration avant d’appeler Mike.

*****

Mike savait d’où viendrait le message de demande d’accès alors il ne fut pas surpris de le voir arriver. Il ne l’intercepta pas, mais il suivit la réponse envoyée par le serveur. Celle-ci indiquait qu’il fallait vérifier l’âge et la condition de l’utilisateur, car il était probable que ce ne soit pas le même que d’habitude. Mais le message n’interdisait nullement l’accès si l’utilisateur était majeur.
Il suivit à la trace le message jusqu’au cœur de l’ordinateur et put observer la façon dont il fut traité.
Mike prit l’aspect d’un simple agent de contrôle de réseau pour pénétrer dans le cœur de la machine. Ces agents étaient chargés de vérifier le bon acheminement de messages choisis au hasard. La présence de l’un d’eux ne devrait donc pas éveiller de soupçons. De plus, ces agents étaient légers et pouvaient circuler rapidement et presque partout, ce qui n’était pas le cas de Mike s’il se déplaçait en totalité.
Ce qu’il put observer à l’intérieur était bien différent de ce qu’il aurait dû constater. Les agents de l’œil étaient différents de ceux envoyés par le serveur au moment de l’installation du logiciel. Pourtant c’étaient bien eux qui réceptionnèrent le message, preuve que le messager les reconnaissait comme agents de l’œil. Qu’un système chargé d’assurer la sécurité des ordinateurs qui l’hébergent se fasse avoir aussi facilement avait quelque chose d’étrange.
Les agents consultèrent donc le message et décidèrent de leur propre chef de bloquer l’accès au site… en contradiction avec ce que le message indiquait.
Mike décida qu’il était temps pour lui d’adopter une autre stratégie. Il avait l’information dont il avait besoin pour poursuivre son enquête. Maintenant, il allait devoir, de nouveau, faire appel à Kevin. La suite des opérations nécessitait une intervention dans la réalité.

*****

— Tu penses que cet éditeur cache son jeu et qu’en fait son système de protection poursuit un tout autre objectif ?
— C’est l’une de mes hypothèses, effectivement. Les agents installés étaient différents de ceux prévus par les protocoles, mais le messager les a quand même considérés comme règlementaires. Il est quasiment impossible de berner un messager. C’est un programme totalement basique qui, comme une clé dans votre monde physique, ne peut aller que dans une seule serrure.
— Oui, je sais. J’ai déjà essayé d’en contrefaire et d’en tromper. C’est, effectivement, bien trop complexe pour être l’œuvre d’un petit amateur ou du hasard. Mais je ne crois pas que l’éditeur de l’œil soit en cause. Pas toute l’entreprise, en tout cas.
— Tu penses à une taupe ?
— Quelque chose comme ça. Tu disais qu’ils avaient pris des aspects de moines. Je n’ai vu ça nulle part dans leurs dossiers.
— Oui, ils avaient la robe de bure et la cagoule. Je ne vois pas pourquoi des programmes infectieux s’encombreraient d’un aspect physique comme celui-là. Moi-même je n’utilise de représentation physique que pour m’adresser à toi. Le reste du temps, je ne suis qu’un tas de zéro et de un.
— Oui, un très gros tas de zéro et de un, effectivement. Et qu’est-ce que tu proposes pour les coincer ? Parce que c’est bien pour ça que tu m’as demandé de venir ici ?
— Exact. J’ai pensé à un poste dédié suffisamment puissant pour que je puisse m’y installer à l’aise et y attirer les agents de l’œil. Une fois qu’ils seront dans la place, il te suffirait de débrancher le réseau.
L’avatar de Kevin montra sa surprise aussi bien que s’il avait été là en chair et en os.
— Carrément débrancher le réseau ? T’es sûr de pouvoir le supporter toi-même ?
— Je pense que oui si l’ordinateur est assez puissant et la mémoire assez étendue. Il faudra absolument que la machine dispose de plusieurs cœurs séparés et de plusieurs espaces de stockages également reliés par un seul pont, pas plus.
— Tu veux pouvoir les coincer ?
— Oui, et m’assurer un retrait au cas où ils seraient plus forts que moi. Si j’ai juste une ou deux portes à fermer pour me barricader je parviendrai à survivre le temps qu’il te faudra pour rebrancher ma partie.
— Il faudra donc plusieurs portes donnant sur le réseau, aussi.
— Oui. Et il faudra toutes les condamner en même temps. Ensuite, tu attendras mon signal pour en ouvrir une : la mienne. Par contre, je ne peux pas te dire à l’avance laquelle ce sera.
— On va utiliser des cartes réseau avec des lumières. Normalement, ça sert à ceux qui veulent se fabriquer des ordinateurs à l’aspect plus esthétique — d’après eux — mais tu devrais pouvoir manipuler l’affichage LED et t’en servir pour m’indiquer ce qu’il y a à faire et quand intervenir.
— Ça me semble être la bonne méthode. Alors exécution !
— Bien, chef ! je vais aller te fabriquer un champ de bataille avec forteresses intégrées. En attendant, je te laisse fouiller dans le passé de tous ceux qui travaillent, ou ont travaillé chez l’éditeur de l’œil. Il faut trouver l’humain qui a créé ces moines virtuels.

*****

L’endroit satisfaisait aux exigences de Mike. Kevin avait bien compris le fonctionnement du piège.
Mike finit d’aménager les lieux en installant divers programmes entiers ainsi que de nombreux reliquats d’anciens programmes. Tout devait donner l’aspect d’un ordinateur souvent utilisé, et depuis longtemps, par un adulte aimant les sites non conventionnels.
Kevin fit sa part du boulot en acquérant une version complète de l’œil qui saura. Les agents qui vinrent inspectèrent tous les disques, sauf celui dans lequel logeait Mike. Il avait fait en sorte de le rendre invisible pour le reste du système. Lui, par contre, pouvait observer et surveiller tout ce qui se passait dans le reste de la machine.
Les premiers agents qui vinrent étaient ceux réellement prévus par l’éditeur et ils firent exactement ceux pour quoi ils étaient conçus et le firent bien.
Mike prit alors la main sur les interfaces utilisateur : clavier, souris, micro, écran, lunettes holographiques, etc. Pour les agents de l’œil, un humain se servait de la machine. Un humain qui avait de nombreuses activités, certaines totalement innocentes, d’autres considérées comme dangereuses.
Les agents échangeaient de nombreuses données avec leur serveur central et, certaines fois, ils bloquaient l’accès à certains messages jugés trop dangereux.
Tout était normal.
La situation resta inchangée durant plusieurs heures. Tout cela paraissait très long à Mike. Il vivait à l’allure des meilleurs processeurs et des mémoires les plus efficientes. Il avait le temps de faire des millions de choses chaque seconde. Il aurait pu revivre la totalité de l’histoire humaine en quelques heures, alors attendre que des moines se pointent en jouant à l’humain n’était pas suffisant pour l’occuper à temps plein.
Il patientait donc en étudiant attentivement les vies de toutes les personnes qui travaillaient et avaient travaillé à un moment ou un autre chez l’éditeur de l’œil et ses différents partenaires techniques.
Une demande de mise à jour parvint au bout de quatre heures et quelques. Mike trouvait cette demande étrange, car il n’y avait aucune raison qu’il y ait une telle demande. C’était le serveur central qui avait régulièrement besoin d’évoluer, pas les agents de surveillance en poste dans les machines des clients. Toutefois, la procédure était prévue alors les agents en place se laissèrent remplacer.
Dès qu’ils furent partis, Mike remarqua que les nouveaux agents étaient différents.
— Vous voilà donc ! se dit-il.
Il continua donc à se faire passer pour un utilisateur un peu trop intéressé par des sites plus ou moins légaux et les résultats ne tardèrent pas. Les agents ne suivirent pas à chaque fois les directives envoyées par le serveur central de l’œil. Il s’agissait donc bien des faux agents recherchés.
Mike fit signe à Kevin, qui condamna immédiatement tous les accès aux réseaux.
Les agents s’en aperçurent immédiatement, mais ne purent rien faire. Kevin était un malin. Il ne s’était pas contenté d’éteindre le matériel : il avait totalement débranché tous les câbles. Comme il avait pensé à placer la machine dans une caisse doublée de plomb, elle ne pouvait recevoir ou émettre aucun message par onde. L’ordinateur était totalement coupé du monde, comme l’avait voulu Mike.
— À nous, les petits ! Dit-il en ouvrant un passage vers les disques occupés par les faux agents.

*****

— Tu n’es pas inquiet pour ton IA ? demanda Armelle.
— Non. Nous avons convenu d’une stratégie sans risque pour lui.
— Sans risque ? Tu m’as expliqué qu’il était enfermé dans la machine avec les virus. C’est pas un peu prétentieux que de se croire à ce point invulnérable.
— On ne le croit pas invulnérable. On a juste fait une copie complète de lui avant de le laisser s’engager là-dedans. Ça prend énormément de place sur mes disques, mais le jeu en vaut la chandelle.
— Hum, admettons. Mais, s’il perd la bataille tu n’auras pas le bénéfice des informations qu’il aurait plus recueillir avant de faillir.
— C’est vrai. Mais on saura qu’on a affaire à des adversaires très forts. C’est déjà pas mal comme information. Mais ça ne devrait pas se produire.
— Comment t’en es sûr ?
— Mike a mesuré les agents qu’il avait repérés dans les ordinateurs déjà infectés et ils n’étaient pas beaucoup plus lourds que les agents non infectés.
— Et alors ?
— Alors, ça veut dire qu’ils n’ont que quelques lignes de programme en plus. Ce ne sont que des gardiens de portes, tu sais. Ils ne sont dotés que d’une intelligence minime. Rien qui puisse s’opposer à Mike.
— Alors, pourquoi avoir pris autant de précautions ?
— Pour éviter qu’ils puissent fuir. Mike va les autopsier.
Armelle blêmit.
— Tu n’aimes pas ce verbe ?
— Pas trop. C’est les cadavres qu’on autopsie.
— Te voilà bien sentimentale d’un coup. Il n’y a pas si longtemps que ça, tu considérais encore Mike comme une simple calculatrice.
— J’ai un peu changé d’avis.
— C’est sympa pour lui, mais je t’assure que les gardiens ne sont pas d’un même niveau évolutif que lui. Si on devait considérer Mike comme un être humain on devrait mettre les gardiens au niveau d’une méduse ou d’un poisson, pas plus.
— Ah, voilà le signal de Mike.
Kevin rebrancha le câble d’accès à la carte réservée à Mike. À l’autre bout du câble, il avait branché un autre ordinateur. Le visage de Mike ne tarda pas à apparaitre sur l’écran.
Il semblait déçu.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Kevin.
— Je crois qu’on a fait fausse route depuis le début.
— Qu’est-ce que tu as appris ?
— En résumé : que nous allons avoir du mal à trouver un coupable !
— Explique-nous avec un plus de détail, s’il te plait, déclara Armelle. Je ne suis pas autant au fait des évènements que Kevin.
— Sur ce coup-là, Armelle, Kevin n’a pas plus d’information que toi. En fait, les agents avaient un programme d’autodestruction en cas de problème. C’est la première fois que je vois ça dans ce type de programme.
— Alors tu n’as rien pu trouver ?
— Si. Leur autodestruction est moins rapide que moi. J’ai eu le temps d’apprendre une chose utile : ils n’ont pas été créés par un être humain !
Mike se tut, comme pour attendre des réactions, ou simplement observer l’effet de son annonce via la caméra qui surplombait l’écran.
— C’est une IA qui les a créés ?
— Peut-être, mais il va falloir encore creuser. C’est peut-être autre chose.

*****

Kevin avait obtenu très facilement un rendez-vous avec les patrons de l’œil qui saura. Trop facilement, peut-être. Ça signifiait peut-être que les dirigeants de cette respectable entreprise se sentaient bien plus concernés, voire inquiets, qu’ils ne le prétendaient.
Il leur fit un point rapide sur une partie de ses découvertes, et celles de Mike, sans leur expliquer concrètement comment ils s’y étaient pris — secret de l’enquête.
— Excusez-moi, mais je ne comprends pas bien où cela nous mène. Vous nous annoncez que vous avez progressé mais que votre enquête vous entraine dans un cul-de-sac. Je ne crois pas que notre entreprise puisse vous aider à ce niveau-là. C’est votre enquête.
— Oui, mais c’est votre réputation. Sans compter que si je fais remonter à mes supérieurs que votre système est détourné à des fins illégales, vous devrez attendre environ quinze minutes avant qu’on ne vous interdise sa commercialisation. Et vous n’êtes pas près de pouvoir en éditer une nouvelle version. Les pouvoirs publics ont assez peu d’humour et de tolérance avec la sécurité des réseaux.
Kevin sentait bien qu’il venait de faire mouche. Leur servir un argumentaire moral n’aurait avancé à rien, par contre les menacer de fermer leur usine à millions, voilà un argument écouté.
— Certes. Alors, que pouvons-nous faire ? Nous avons toujours été prêts à aider la police. Notre métier aussi est celui de la sécurité.
— Nous avons besoin de la liste de vos premiers testeurs publics.
— Vous pensez que la fuite viendrait de là ?
— Nous pensons que le détournement d’un système aussi complexe que le vôtre ne se fait pas en un clin d’œil. Même si c’est aujourd’hui une machine qui vous pirate, elle doit avoir un concepteur. C’est lui qui nous intéresse.
— Nous pouvons vous fournir ça immédiatement. Nous conservons précieusement toutes les données concernant nos clients expérimentateurs. Ils mettent souvent le doigt sur des problèmes inattendus et certains nous apportent souvent des solutions originales. Nous en rétribuons même un grand nombre.
— Je connais ce système. Ça vous permet d’avoir plus de tests et de ne payer que ceux qui aboutissent à réparer une anomalie. La fameuse prime au bug. Je me suis fait un peu d’argent de poche avec ça quand j’étais étudiant.
Un assistant entra alors dans la pièce et tendit un bloc mémoire à Kevin. L’un des patrons avait dû passer des ordres directement par sa phablette alors même que leur conversation était en cours. À moins qu?’ils n?’aient anticipé le besoin.
— Voilà les données que nous avons. Nous préférons vous les remettre sur support physique, au cas où notre réseau serait surveillé.
— C’est malin. Mais si vous êtes réellement surveillés, la copie a été détectée et infectée. Mais ne vous en faites pas, nous disposons de tout le matériel sécurisé nécessaire pour lire ces informations sans nous faire envahir.
Sur ce dernier effet de manche, qui le satisfaisait beaucoup, Kevin quitta les locaux de l’éditeur. Il tenait peut-être une nouvelle piste prometteuse.

*****

— Tu as trouvé des informations utiles dans la liste que je t’ai fournie ?
Mike prit une seconde pour répondre.
— Personne qui semble avoir envie de révolutionner la morale. Ce sont presque tous des passionnés de code. Certains jouent aux pirates à la petite semaine en récupérant des vies supplémentaires dans des jeux en ligne. Je continue à travailler sur certains cas parce que ces gars-là utilisent des systèmes d’exploitation bricolés par leurs soins.
— Donc, ils ont potentiellement les compétences nécessaires.
— Oui.
— Ils sont combien ?
— Sept, dont trois seulement en France. Deux sont en Inde, un au Sénégal et le dernier se déplace sur toute l’Europe.
— Commence par lui. Je vais fouiller les Français. Ce sont les seuls que la loi me permet d’embêter.
— Tu devrais commencer par celui-ci, dit Mike en affichant une photo. Il se fait appeler Kadfael. D’après ce que j’ai trouvé, il s’agit d’un moine enquêteur du moyen âge.
— Il enquêtait sur quoi ?
— Des affaires de meurtre le plus souvent.
Kevin afficha un visage surpris.
— C’est un personnage de fiction, héros de romans et d’une adaptation télévisée d’après mes archives, précisa Mike.
— Oh ! J’aime mieux ça.
Suite à cette discussion, Kevin se rendit directement chez le potentiel suspect.
Il ne trouva rien d’intéressant pour l’enquête. L’individu était comme sa fiche de police le décrivait : normal, limite insignifiant. Roland, en son temps, aurait certainement trouvé que cette hyper normalité avait tout de louche, mais Kevin fonctionnait autrement. Ce gars n’était rien d’autre qu’un jeune homme un peu coupé de la réalité qui cherchait un moyen de s’enrichir facilement sur les réseaux. Ses combines n’étaient pas toutes légales en Europe, mais on ne pouvait pas non plus le mettre derrière des barreaux pour ses quelques infractions aux lois et à la morale.
Les deux autres français de la liste habitaient en province, l’un à Lyon, l’autre dans un petit village de la Sarthe. Kevin se demandait s’il n’allait pas simplement les contacter par visio. Il sentait que ses deux personnes n’étaient pas plus coupables que celui avec qui il venait de perdre une heure.
C’est sur le chemin du retour vers le central qu’il reçut un appel de Mike.
— Notre routard est à Paris en ce moment, lui dit-il d’emblée.
— OK, tu sais où ?
— Oui. Je t’envoie les coordonnées et son signalement.
— Fais suivre à Armelle aussi. Je lui demande de monter une opération. Tu pourras l’isoler sur le réseau ? Histoire de l’empêcher de faire disparaitre des preuves.
— Pas de problème.

*****

L’arrestation s’était déroulée de façon très simple. Le suspect était une suspecte et elle n’avait opposé aucune résistance. Elle semblait juste dépitée et fatiguée.
Kevin se chargea de récupérer proprement son matériel. Du très haut de gamme visiblement amélioré. Il allait avoir plusieurs heures de travail pour tout décortiquer.
— Je peux savoir pourquoi je suis là ? demanda la jeune femme dès qu’ils furent installés dans un bureau tranquille. C’est pas une salle d’interrogatoire, donc je ne suis pas en état d’attestation. C’est quoi mon statut ?
Armelle sembla agacée par l’attitude de la jeune femme.
— Pour l’instant, on hésite entre témoin et suspect dans une affaire de cybercriminalité. Ce sont vos réponses qui guideront notre choix.
Kevin comprit le jeu et décida de suivre. Si elle prenait peur, elle donnerait peut-être plus facilement des informations utiles.
— Vous savez certainement que va se tenir à Paris une conférence internationale très sensible dans quelques jours. Nous sommes donc investis de pouvoirs étendus jusqu’à la fin des travaux. Un profil comme le vôtre a tout pour inquiéter les autorités.
La jeune femme s’agita sur son siège.
— Hey, attendez une minute. De quoi vous m’accusez ?
— De rien. C’est à ça que servent les pouvoirs étendus. On peut vous mettre au frais une semaine sans aucune accusation ni preuve. Dormir sept jours de suite au même endroit, ça n’a pas l’air d’être dans vos habitudes.
— C’est pas un choix. C’est le boulot qui veut ça.
— Et en quoi il consiste ce boulot ?
— Je bosse en freelance dans la sécurité des systèmes sur mesure.
— C’est à dire ? demanda Armelle, voyant que Kevin avait comprit la réponse mais pas elle.
— Qu’on me paye pour pirater des systèmes d’information qui n’utilisent pas des environnements standards.
— Et quelle est votre cible en ce moment ?
— L’église.
Les deux policiers ne purent masquer leur surprise.
— Vous pouvez vérifier. Voici mon code standard. Mon patron confirmera.
Elle leur tendit une carte de visite qui avait tout l’air d’une farce pour quelqu’un qui ne connaitrait pas le principe ou l’existence des codes standard. Mais Kevin sut immédiatement qu’elle ne mentait pas. Il avait lui-même déjà eu un code standard. Il fit un signe de tête à Armelle pour signifier son accord avec les déclarations de la jeune femme.
— C’est pour ça que vous êtes à Paris en ce moment ?
— Oui. Je suis spécialisée dans le piratage proche. Il faut que je suive mes cibles au plus près. Je dois tenter des attaques pendant les conférences. Si j’arrive à entrer, je préviens leur responsable de la sécurité et il coupe la totalité du réseau jusqu’à ce que la faille que j’ai utilisée soit refermée.
— C’est une politique de sécurité très radicale.
— Je ne suis pas au courant de tout, mais j’ai cru comprendre qu’ils ont eu quelques problèmes avec des extrémistes. Dans l’une de leurs congrégations, un petit malin a voulu jouer les inquisiteurs avec la liste des abonnés. Il avait conçu un robot qui vérifiait l’intégralité des sites visités et se permettait de faire la morale à ceux qui avaient le malheur de fréquenter de sites qu’il considérait comme amoraux. Et pour les cas les plus graves, il envoyait un mail aux proches et aux autorités religieuses pour dénoncer les comportements déviants.
— Il n’a pas dû se faire beaucoup d’amis avec ça.
— Surtout quand il a envoyé un mail au pape pour dénoncer deux archevêques.
Armelle siffla. Elle était admirative.
— Ce ne sont que des rumeurs, évidemment.
— Et vous sauriez ce qu’il est devenu le génial créateur de ce robot moralisateur ?
— Non. Je sais juste qu’il a été gentiment éloigné de son monastère, et de toute forme d’ordinateur.
— Ils ont dû le nommer dans un monastère isolé. Il en existe encore. J’ai lu ça quelque part. Certaines communautés sont revenues au style moyen âge, même pas d’électricité pour s’éclairer. Aucun risque qu’il puisse avoir un ordinateur et du réseau dans un tel endroit. On va vérifier auprès de l’église.
— Et, est-ce que je peux espérer sortir en attendant que vous obteniez une réponse ?
Kevin ne voulut pas répondre immédiatement. Il préférait se concerter avec Armelle et leur chef avant de répondre. Sa collègue devait penser la même chose puisque c’est elle qui répondit qu’elle allait devoir attendre, mais que la réponse serait certainement rapide.
Le fait est qu’une demi-heure plus tard ils avaient la confirmation des déclarations de la jeune femme et la relâchaient en lui rendant son matériel. Kevin aurait bien aimé pouvoir le vérifier quand même, ne serait-ce que pour satisfaire sa curiosité technique.
— Vous passerez le bonjour à Mike, dit simplement la jeune femme avant de partir. Elle ajouta un clin d’œil à l’adresse de Kevin.

*****

Le chef établissait une connexion sécurisée avec le responsable de la sécurité de la conférence inter-religieuse. Il avait transmis tous les éléments récupérés par son équipe aux services de ce monsieur.
— Alors, est-ce que vous pensez que nous avons repéré le bon coupable ?
— Non. Il n’a rien fait.
— Vous en êtes certain ? Insista Kevin.
— Il ne peut pas avoir agi. Il est mort depuis plusieurs semaines. D’après ses supérieurs il était devenu complètement fou. Il s’est jeté du haut d’un rempart en voulant attraper au vol un démon.
— Oh ! dit le chef.
— Vous auriez conservé quelque part son matériel informatique ? ajouta Kevin, refusant d’abandonner cette piste.
Le responsable de la sécurité se tourna vers quelqu’un qui se trouvait hors champ et sembla attendre une réponse de son interlocuteur invisible. Tout le monde était suspendu à cette réponse.
— Non, désolé, son matériel a été détruit. Nos services de sécurité informatique avaient peur qu’il ait piégé son matériel. Tout a été passé au broyeur, même sa phablette. Nous ne pensions pas devoir un jour fournir son matériel à la police.
— Tant pis. Il travaillait probablement sur un serveur sécurisé s’il vous a volé des données.
— Oui. Mais, je ne sais pas si nous pouvons vous y donner accès. C’est une décision qui doit être prise par les autorités vaticanes. Des personnes qui ignorent tout des contraintes techniques que vous pouvez avoir. Je crains fort que leur réponse mettent plusieurs mois à venir.
— Vous pourriez peut-être juste nous donner les coordonnées de ce serveur et nous laisser nous débrouiller…
Ce que proposait Kevin était, bien sûr, totalement illégal. Il le savait parfaitement. Mais, avec son atout secret, Mike, il pouvait se passer du respect de certaines règles. Surtout dans les cas d’urgence. Son chef était là et, même s’il ignorait l’existence de l’IA, il ne tenta rien pour empêcher ses inspecteurs d’avancer dans cette direction.
Après une bonne minute de réflexion le responsable fit un petit signe à la personne qui se trouvait toujours hors-champ et Kevin ne tarda pas à recevoir des coordonnées de serveur sur sa messagerie.
— J’espère que vous pourrez résoudre ce grave problème de sécurité rapidement, dit le responsable avant de les saluer et de mettre fin à la connexion.

*****

C’est Mike qui eut la délicate mission de s’introduire dans les serveurs du Vatican. Il ne pouvait évidemment pas agir à découvert. La police parisienne n’avait aucun droit d’enquêter dans ce mini état souverain.
Kevin attendait son retour avec une certaine anxiété. Il avait lui-même tenté de pénétrer ces mêmes systèmes et avait pu constater que la sécurité était d’un très bon niveau. De plus le système d’exploitation était, effectivement, unique en son genre.
Mike revint enfin.
— Alors ? Demanda Kevin sans attendre.
— J’ai peut-être découvert quelque chose mais ça demande encore vérification.
— Explique !
— J’ai bien trouvé d’anciens dossiers de notre suspect. Ses codes sources ressemblent beaucoup aux bouts que j’ai découvert sur les gardiens trafiqués mais son travail était incomplet.
— Donc on avance, mais on est pas encore arrivés !
— Oui, mais on avance peut-être plus vite que ce que tu crois.
Kevin allait d’une surprise à l’autre avec son IA.
— Tu penses à quoi ?
— Quand j’ai trouvé les codes et que je les ai comparé à ceux des gardiens modifiés j’ai réussi à isoler d’autres éléments. Je crois savoir où aller chercher le reste des réponses.
— Tu pourrais être plus clair, s’il te plaît ?
— Les gardiens sont un mélange de divers logiciels et je crois savoir où se trouve l’usine.
— Alors il faut qu’on ferme cette usine rapidement et qu’on retrouve toutes ses productions.
Mike donna à Kevin tous les détails de ce qu’il pensait être la bonne piste. Il décidèrent ensemble du plan d’action. L’affaire n’allait pas être trop simple à résoudre.

*****

Huit heures plus tard, le responsable de la sécurité de la conférence était là avec deux autres personnes qui n’avaient pas pris la peine de se présenter mais portaient sur elle leur qualité d’agent plus ou moins secret. Chacun représentait l’une des trois religions. Ces trois-là ne devaient pas se quitter d’une semelle en ce moment. Non pas qu’ils se méfient les uns des autres mais… en fait si.
Kevin les accueillait dans l’une des plus belles salles de conférence. Ils méritaient au moins ça.
L’inspecteur attendit encore que ses propres supérieurs s’installent avant de mettre en route son écran afin de leur présenter… du code.
— Messieurs, voici le progiciel qui nous pose tant de problèmes depuis quelques jours.
— C’est très bien, inspecteur, intervint l’un des deux « inconnus », mais nous ne sommes pas experts en informatique. Dites-nous simplement si la menace est écartée. Les explications techniques ne nous intéressent pas.
— Alors. Oui, je peux d’ores et déjà vous informer que la menace n’existe plus depuis quatre heures. Mais vous devriez tout de même écouter mes explications. Elles vous éviteront peut-être de recommencer les mêmes erreurs.
Les trois hommes parurent se dresser sur leurs ergots. Ils n’étaient sans doute pas préparés à se faire accuser par un petit inspecteur de police parisien. Mais comme le préfet de police de Paris et un représentant du ministre était également présents et ne semblaient pas, eux, s’offusquer, c’était que la situation était délicate.
— Il y a de cela un an et quelque vous avez commandé un système d’exploitation entièrement sécurisé et personnalisé pour votre organisation.
— C’est exact. Et où est le problème ?
— Le problème est que vous avez préféré faire des économies sur la partie testing et faire appel à un prestataire économique.
— Nos choix économique ne concernent que nous.
— Certes, mais ce choix-là a fait que votre système s’est trouvé mélangé à d’autres sur les machines de testeurs peu rémunérés. Parmi ces testeurs certains avait testé l’œil qui saura.
— C’est notre système qui nous a infecté et a envahi des ordinateurs de particuliers ?
— Exactement. Votre système était malade depuis le début, en vérité. Toujours pour faire des économies vos équipes sont partis des travaux effectué par ce moine extrémiste et fou. Ils ont utilisé son noyau et divers outils mis au point par lui. C’était efficace mais doté d’une vision quelque peu extrême du monde. Mélangé à l’antivirus de l’œil qui saura cela nous a donné tous les problèmes que nous avons connus ces dernières semaines.
— Vos choix économiques injustifiés ont failli nous coûter très cher à tous, intervint le représentant du ministre.
Aucun des trois hommes n’osa le contredire. Leur accusateur était d’un autre niveau que le petit policier.
Le préfet se pencha alors vers Kevin et lui glissa à l’oreille que maintenant l’affaire allait être gérée en haut lieu et que le pays le remerciait de son efficacité. Kevin comprit qu’on l’invitait ainsi, poliment, à quitter la pièce.
Dans le couloir il fut rejoint par son chef.
— Alors ? Lui demanda-t-il.
— Hum, je n’en saurai pas plus que toi sur le dénouement de cette affaire.
— On va étouffer l’affaire, j’imagine.
— Probablement, mais, au fond, on s’en fout. Personne n’est mort et on a stoppé la menace avant qu’une catastrophe ne se produise. Alors on a fait notre job. C’est tout ce qui compte.
Kevin accepta ce mot de la fin et rentra chez lui raconter à Mike comment leur travail avait été couronné.


Fin de l’épisode 4 de la saison 2



Retrouvez tout le reste de ma production sur mon blog :
http://madjidlebane.blogspot.com/

Les romans :
L’ile à turbines, une aventure du SPES
Le rêve de la chenille

*****

Les nouvelles déjà distribuées (gratuitement) sur divers sites:

Série « Service Parisien des Enquêtes Spéciales »
SPES S01E01 : Le début de la fin, et lycée de Versailles
SPES S01E02 : Le corps de l’américaine
SPES S01E03 : Un petit coin de verdure
SPES S01E04 : Le père Léon...
SPES S01E05 : La mort servie sur un plateau
SPES S01E06 : Aragon et vanille
SPES S01E07 : Le soleil des sous-terreux
SPES S01E08 : Les vieux contre-attaquent
SPES S01E09 : C’est la faute d’Humphrey
SPES S01E10 : La suite au prochain épisode
SPES S02E01 : Plus humain tu meurs
SPES S02E02 : Pariez sur la bonne étoile
SPES S02E03 : Le troisième rail

Hors séries
Les HERmETIQUES
J’ai le temps
Marcel et Riton
La malédiction de Cendres

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