Ai-je eu raison ?

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Depuis 3 jours déjà, je cherche à raccrocher Mr T. à une famille, une histoire, un passé.

Amené par les pompiers, retrouvé dans la rue, tenant des propos incohérents et décousus, il semble débarquer de nulle part. A 85 ans !

Aucun suivi médical, inconnu des services sociaux, Mr T. n'a même plus de droits ouverts à l'Assurance Maladie. Les commerçants de son quartier le connaissent pour payer ses courses en donnant son porte-monnaie ouvert afin qu'ils se servent eux-mêmes. On le voit souvent errer avec son panier à la main, tournant en rond dans les rues. Son voisinage décrit un homme solitaire et "bizarre", sans visite identifiée. On le ramène chez lui régulièrement parce qu'il est perdu dans l'immeuble. En un mot "il est un peu zinzin" conclut la boulangère.

Dans le service, Mr T. mène sa petite vie, plutôt calme et compliant, il déambule dans les couloirs, entre dans toutes les chambres, chantonne. Impossible de retracer le fils de sa vie avec lui, seules des bribes de souvenirs jaillissent parfois, en désordre, sans lien les uns avec les autres.

Tout cela en pleine épidémie de COVID ( quand on découvrait la maladie et que des gens mouraient... on a tendance à l'oublier), le service est un bunker sécurisé, les chambres des prisons individualisées, les visites extérieures un danger sanitaire etc...

Ce qu'on attend de moi ? Que je fasse sortir Mr T. du service. Au plus vite.

L'équation est simple à comprendre pour le chef du service. Mr T. ne pouvant intégrer les consignes en vigueur (distanciation, lavage des mains, port du masque, maintien dans sa chambre), il est potentiellement une cible ET un vecteur pour le COVID. Donc, il est mieux à l'extérieur. Extérieur dont on vient de l'extraire parce que ses troubles démentiels et son isolement majeur le mettent potentiellement en danger.

L'équation ne tombe pas juste. Et c'est moi qu'on charge de la résoudre... en 3 jours.

Le temps à l'hôpital est plus précieux que l'or. Plus précieux que la vie parfois.

Je cherche une solution temporaire pour gagner ce fichu temps que je n'ai pas : une place dans un service de convalescence. En parallèle, j'effectue un signalement auprès du Procureur de la République en vue d'une requête de protection juridique urgente. Et je brave le chef de service en maintenant Mr T. hospitalisé plus qu'il ne le souhaite.

Mr T. contracte le COVID et meurt 5 jours plus tard.

Le médecin me convoque et me reproche ce décès. Je suis dévastée mais lui rappelle qu'il avait le pouvoir de le faire sortir malgré mon opposition, ce qu'il n'a pas fait. Ce n'est facile pour personne de mettre une personne âgée démente totalement isolée à la porte mais c'est confortable de désigner un responsable.

Nous débriefons avec les soignants et une infirmière me dit : tu sais ici, il est parti sereinement et nous l'avons entouré. Il n'était pas seul.

Pour autant, ai-je eu raison ?

Mr T. est certainement mort parce que j'ai voulu le protéger d'une vie qu'il menait jusqu'alors sans moi et loin de l'hôpital...

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