PROLOGUE

5 minutes de lecture

Mon histoire commence seul et dans l’ombre.

Notre histoire commence sous le feu brûlant d’un puits de lumière.

Elle entra, puits de lumière dans l’ombre de La Grotte, et je fus aspiré sans un bruit dans le trou noir en son centre.

Je me souviens à présent : avant elle, il n’y avait rien. Et surtout pas les mots pour dire qu’il n’y avait rien et j’existai soudain, comme démarre un film. Avant le film, il fait noir, puis le film commence et les personnages ont toujours existé ; ils ne savent pas, qu’une seconde plus tôt, ils n’étaient rien. Ils croient être né, avoir grandi, vécu milles aventures et journées au soleil, avant que le récit ne s’amorce et que leur existence prenne sens. Ils ne savent pas non plus que, lorsque le récit prendra fin, ils retourneront sans mal dans le néant, crime sans victime ni coupable. Je ne suis ni victime ni coupable. Je l’espère.

Bien entendu – et comme pour tous les récits, - l’histoire avait commencée bien avant moi. Bien avant elle, même. Avait-elle commencé avec les parents, les grands-parents, ou ceux avant eux ? Cependant, je m’accorderai la fantaisie d’en attaquer le récit chez moi, dans cette large et sombre anfractuosité sur le flanc de la montagne. Une montagne bien peu haute, mais qui dominait néanmoins la région. La seule montagne qui surplombait la falaise sur laquelle nichait ta maison, au bord du lac, la maison qui était tienne et qui devint nôtre.

Les enfants des collines venaient y jouer en secret, les adultes prétendaient l’avoir oubliée. Cette anfractuosité, nous l’appelions, simplement, La Grotte, puisqu’elle n’avait pas de nom et qu’elle était la seule.

J’utilise le « nous », bien évidemment, par caprice ; cette appellation, je n’y étais certes pour rien. Je me mêlai à ces enfants avec une indubitable innocence. Je me suis trouvé soudain l’un des leurs ; je me suis trouvé soudain ton frère, ma sœur, dans cette Grotte qui était mienne et qui devint nôtre.

Probablement qu’un géographe lui aurait trouvé un nom moins rudimentaire, seulement elle n’apparaissait sur aucune carte. Aucun chemin n’y menait, que celui invisible que nous avions appris par cœur. Nous reconnaissions chaque arbre, leurs branches basses et la forme de leurs racines, chaque rocher, ceux qui supportaient notre poids et ceux qui basculaient sous nos pas assurés. Jusqu’aux derniers mètres, l’entrée était encore dissimulée derrière de hauts bosquets d’un gris argenté qui arboraient mille papillons blancs. Mes souvenirs les y placent en toutes saisons, mais je dois, sur ce point, me tromper.

Ils sont bien là, toutefois, pour m’accueillir aujourd’hui. Le jour de mon retour. J’en retire un plaisir indescriptible. Cela faisait si longtemps que j’étais loin de chez moi… Ce soulagement me fait un peu culpabiliser, alors je me retourne vers ma jumelle. Je me retourne vers l’adulte qu’elle est devenue. Elle m’observe d’un regard implorant, quelques pas en arrière. Je la sens d’ici trembler comme ces feuilles mortes qui commencent à poindre alentours. Des deux bras, elle s’étreint les côtes ; elle se retient de me retenir. Je l’en remercie. Elle ne m’écoute pas. Elle sait pourquoi, elle sait qu’il le faut, mais déjà, son esprit se prépare à l’oublier. Il refusera toujours de croire que je puisse être si égoïste. Jamais elle ne m’en voudra, jamais elle ne l’acceptera non plus.

« Promets-moi, ma sœur de ne pas venir ici me chercher. Je ne te laisserai pas. Faute de m’y trouver, tu m’y perdrais complètement. N’essaie pas de comprendre. Fais-moi simplement confiance, ma sœur ; tu l’as toujours fait. »

Je me souviens la première fois. Je l’y attendais. C’était une toute petite fille frêle au regard creusé et fuyant. Mon trou noir, puits de lumière. Ses baskets roses terreuses pointaient vers l’intérieur et une mèche de cheveux s’échappait de sa queue de cheval pour dissimuler son visage.

Le petit groupe d’enfants du voisinage s’était décidé à lui montrer l’accès de La Grotte, lorsqu’ils l’avaient jugée digne ; même s’ils la considéraient encore comme une étrangère, elle faisait partie du groupe. Elle habitait l’une des maisons des collines, au bord du lac. Qui plus est, celle là-haut, sur la falaise. Perchée au-dessus des autres, elle intimait le respect. Alors la gamine avait gagné sa place. Peut-être le fait qu’elle soit quasi muette avait-il joué en sa faveur ; elle n’en raconterait rien.

Le jeu était simple. Si tu as le courage d’atteindre le fond de La Grotte, tu peux lui confier tes secrets. Personne d’autre ne les entendra. Je les gardais tous.

Ensemble, ils faisaient les fiers, s’entraînaient l’un l’autre, se poussaient dans la pénombre, faisant résonner leurs rires effrayés sur mes parois humides. Je faisais siffler le vent et rouler les cailloux, pour ne pas leur rendre la tâche si facile. Un seul d’entre eux demeurait toujours à l’écart. Le plus solitaire. Un gamin sale et morveux qui semblait le seul à me voir.

Elle s’avança plus sérieuse que quiconque. Respectueux, les autres s’éloignèrent. On ne rigole pas avec ces choses-là. Hésitante, d’abord, elle commença à dévoiler ses mystères. Ses maigres genoux se mirent à trembler, tant que je crus qu’ils la laisseraient choir là. Peu à peu, les secrets se firent plus intimes, son murmure à peine tangible, et mon effroi incomparable. Elle se déversa en moi comme personne avant elle. Saisi, je ne pus m’empêcher de fondre en elle à mon tour.

J'ai fait tant d'erreurs, causé tant de torts. Parfois je me demande si tout cela n'a été qu'un vaste contretemps. Parce que j’ai tenté de la recouvrir de ma bienveillance, j'ai ajouté à ta blessure mon angoisse de la voir engloutir toute entière l'enfant que tu étais. J'ai pris toute sa place. J'ai triché, par trop pressé de te voir gagner. Peut-être n'aurait-elle pu survivre sans moi - non, cela, j'en suis persuadé - mais il semble aujourd'hui évident que nous ne pouvons non plus continuer ensemble. Après m'être fait proie pour attirer ses démons, je devenais finalement prédateur. Peut-être était-ce inévitable. J'aimerais croire qu'au final, c'était pour le mieux. Mais comme il n'est rien qui puisse être recommencé, le doute subsiste, perpétuel. Et personne ne pourra nier que je l’aimai d’un amour oblatif dont, si je ne le regrette certainement pas, je me dois d’excuser aujourd’hui.

Soudain, dans l’obscurité, ses grands yeux cernés m’avaient vu sans détour ; elle avait six ans. Moi, j’étais éternel, mais dès cet instant j’eus son âge. Lorsqu’elle eut pénétré ma demeure, ma demeure devint elle. Nous repartîmes ensemble, frère et sœur, et, dès lors, inséparables.

Jusqu’à ce jour.

« Je suis désolé, » ajouté-je, avant de me retourner, impardonnable.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire CALM ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0