Stradivarius : Tu m'as fait ainsi

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On pourrait penser que ma vie est plutôt tranquille.

Que je flotte en toute liberté, faisant fi des convenances et ayant à faire mes propres choix selon mes volontés. Vous pourriez songer que rien ne pourrait me résister, que toutes les femmes succombent à mes charmes et que cela me plaît, m’accommode. Sans doute que vous imaginez un « bad boy » élancé à la musculature de rêve qui saute de toits en toits pour commettre les pires méfaits de l’humanité. Mais vous avez tords, bien entendu. Quel est, par ailleurs, l’intérêt même de rechercher un vilain garçon? C’est exotique? Protecteur? Sexy? Ça fait saliver les papilles rien qu’à mater un gros cul bien musclé? Ça donne envie de toucher, c’est cela? Où est donc l’autre partie du plaisir? Non, parce qu’un mauvais gars, en soit, ça ne cause que des problèmes : l’égoïsme, le narcissisme, les bagarres à outrance et même, peut-être, la maréchaussée qui débarquer de bon matin dans le logis familial pour enlever l’homme mesquin de sa torpeur tout en faisant peu de cas de la donzelle à moitié nue qui tente de se couvrir vainement de sa peau de bête afin que personne ne puisse reluquer le corps magnifique d’une femme. Personnellement, je n’ai rien d’un mauvais bougre. Je suis juste monstrueux. Oui, monstrueux. Il faut bien s’en faire une raison, je le dis assez régulièrement pour que cela entre bien dans vos crânes. Je suis un monstre. Les « bad boys », à côté de moi, c’est de la fiente de moineau carbonisée à l’anis. Ainsi, donc, il ne vaut mieux pas que je songe à la liberté, ni même à l’amour, ni même à me faire voir n’importe où. Je suis bloqué dans un univers de mystères, un univers qui est à présent le miens, sans que je ne puisse m’en évader. Ou si, avec les pieds devant. Mais je serais bloqué dans une autre prison faite de bois et mise en terre sous une stèle toute pourrie et avec une cérémonie où personne ne viendra. Car oui, dans mon cher métier, dans ma chère vie, il n’y a pas de place pour l’amour et l’amitié. J’ai déjà fait une croix sur la famille, ce n’est pas pour rien. Cessez donc de courir après les vilains, et prenez plutôt les gentils. Bien qu’eux-mêmes ont leur part de ténébreux. Oui, oui. En cherchant bien. 

Ça me rappelle justement une histoire.

On me donne souvent des défis. Divers et variés. Il faut bien s’amuser entre collaborateurs, au sein de l’hôtel dans lequel j’ai été formé tant d’années pour en arriver là aujourd’hui. Bref. On m’a mis au défi de faire un duel de cuisine avec Gérard. Gérard est un petit homme chétif qui n’a, visiblement, rien à foutre au sein de l’hôtel. Il n’est même pas capable de manier l’épée, et il n’en a même pas envie. Quel est l’intérêt de le garder alors? Et bien tout simplement parce que c’est le meilleur en cuisine justement. C’est un bon gars, pas un mot plus haut que l’autre. Il est serviable, gentil, gai, toujours une petite boutade au bord des lèvres. Tout le monde se moque de lui, mais il ne mérite pas tant d’harcèlement. C’est idiot, complètement stupide. Bon, j’avoue que je me suis moqué de lui, aussi. Je me suis excusé, néanmoins. Mais, voyez-vous, ces gentils bougres là, ils ne demandent rien à personne et font leur propre vie tranquillement. Ils n’attirent pas les regards, ils n’attirent pas les femmes. Et pourtant, pourtant, ils pourraient avoir bien plus que tout le monde. La mignonitude incarnée, comme dirait l’autre. Si j’ai accepté un duel de cuisine avec lui, c’est bien pour tenter de me rapprocher un peu plus et de l’aider à se décoincer un peu. Seulement, je n’avais pas tout à fait compris les règles du jeu. On ne m’avait pas dit qu’un duel de cuisine consistait tout simplement à faire à manger. Moi je me suis contenté de lui mettre un coup de casserole sur la tête en disant « j’ai gagné ». Oui, voyez-vous, un « bad boy » n’est pas forcément le plus intelligent qui soit. C’est souvent une grosse brute ignorante et brusque, impulsive et sotte. Okay, je n’ai pas tous ces défauts, mais il m’arrive bien souvent d’agir de façon impulsive et faire n’importe quoi sans réfléchir aux conséquences. 

Comme je le disais, je ne suis pas homme bien, mais je ne suis pas non plus un mauvais gars.

Je suis juste un monstre. Et ça, je l’ai encore plus compris en cette journée effrayante qui avait, pourtant, débuté de la façon la plus sympathique possible. Un matin ensoleillé, une petit brise qui vient caresser mon visage et pénétrer dans mes poils de barbe. J’étais de bonne humeur, pour une fois, et prêt à attaquer les premières heures après une bonne pinte de bière. C’était quartier libre. Pas d’entrainement, pas de missions, rien. Que dalle. Que tchi. Nada. Même chez les assassins il y a le respect du jour de repos. Et heureusement, car je déteste tuer. Autant que j’adore tuer. Paradoxal, n’est-ce pas? Donc, oui, j’étais guilleret. Rien n’aurait pu m’atteindre, rien n’aurait pu me choquer. Et je suis allé à cette taverne. J’y ai retrouvé quelques compagnons. Et nous avons ris ensemble. Les tournées s’enchaînèrent alors qu’il n’était même pas dix heures du matin. Quelques gourgandines passaient par là et jouaient avec nous. Gamin que je suis, il me fallait bien me dégourdir. La maturité s’acquiert avec l’âge, mais lorsque l’on fait le deuil d’une douce compagnie jusqu’à ce que la mort nous sépare, alors on est prêt à passer le temps n’importe comment. De la pire façon qui soit, par ailleurs. Les pauvres femmes qui n’ont, souvent, rien demandé et n’ont nulle envie de se faire toucher par un vieux vicieux pervers et dégueulasse. Je dis cela, mais Joselyne m’apprécie beaucoup car, d’après elle, je suis beau. Et que, de plus, je ne fais rien d’autre que de discuter avec elle tout en payant pour cela. Je crois que j’ai inventé un nouveau boulot dans cette époque du moyen-âge. Chouette, non?

Vous avez remarqué que c’est toujours dans les moments de tranquillité que l’on vient nous faire chier?

Parce qu’un messager était venu m’apporter une lettre frappée d’une urgence. Une lettre qui était arrivée à l’Hôtel par pigeon voyageur. Le bougre de messager s’en sera prit pour son grade à me déranger de la sorte alors que je commençais à peine à obtenir l’ivresse. Oui, nous les hommes sommes de gros porcs, il n’y a pas à dire. Alors je pris connaissance du contenu de la lettre tout en souriant. Je reconnaissais là l’écriture de ma chère et tendre soeur, Caterina. Néanmoins, la suite me fit perdre de longueur de lèvres. Jusqu’à laisser poindre une larme de mon oeil droit, son lieu de naissance. Lui permettre de grandir sur ma joue et mourir dans mes lèvres entrouvertes. Je ne sais combien de temps je suis resté à lire tous ces mots, toute cette succession de nouvelles affreuses. Et vous vous demandez de quoi il peut s’agir, n’est-ce pas? Et bien simplement que la guerre faisait rage entre la France et le Saint Empire Romain Germanique. Une question, plus ou moins, légitime à propos des frontières. De la Provence, par exemple. Frederic III, dit Barbarossa, à cause de sa barbe rousse, fit mettre à feu et à sang les villages qu’il croisait sur sa route afin de mater les rebelles qui ne voulaient pas rester sous le joug de l’Empire. Bien évidemment, il aura fallu qu’il aille dans le village de ma mère et… lui fasse subir les pires sévices qui soient jusqu’à ce que la mort me sépare d’elle. Seule ma soeur s’en sera sortie.

Je relis.

Encore et toujours pour être certain de ne pas m’être trompé. Mes camarades, eux, continuent de rire et boire dans leurs coins tout en profitant des cuisses chaudes de ces femmes rémunérées. Je me lève et me dirige vers la sortie tandis que tous hurlent pour que je reste. Je sors. J’erre dans les rues, les mains tremblotantes. Les yeux à demi clos. Je vois double. Je me perds dans mes pensées. Je trébuche quelques fois sur des manants qui réclament l’aumône, puis je me pose dans un coin calme, à bout de force. Ma très chère et sainte mère a du subir bien des sévices dans sa vie et ne méritait aucunement de passer à trépas sous les glaives maudits de ces barbares de germains. Ces teutons prendront cher, et ça j’en fais le serment. Le serment tout en m’imaginant encore le sourire et le rire de ma mère. Tout en la voyant danser avec mon connard de père, comme ils avaient l’habitude de le faire jadis. En la voyant toute heureuse et magnifique dans sa robe bleue. Je la revois encore dans la pire pauvreté qui soit à tenter de nous nourrir, de nous élever, de nous faire rire et de nous offrir une éducation que peu d’âmes pouvaient avoir en nos temps. Ces souvenirs me font craquer, j’éclate en sanglots comme un gamin, comme je ne l’ai jamais fait auparavant. J’en viens même à rejeter l’alcool bu plus tôt et me retrouver comme une merde dans son caniveau. Si bien qu’un passant me jeta une pièce, me prenant pour un malheureux. 

- Non, mais tu as vu celui-là? Il te prend pour un gueux! Tue-le!

Je regarde autour de moi.

Il n’y avait personne. Mais cette voix grave, je la reconnais bien. Je ne l’ai jamais entendu aussi fortement et clairement qu’aujourd’hui. Je reste la tête droite, impassible, cherchant bien à comprendre ce qui se passait à ce moment là. Je crains que le monstre qui est en moi cherche à sortir afin de mieux me contrôler et ne faire qu’un avec moi. Nous sommes déjà unis pour toujours, je ne vois pas ce qu’il chercherait à faire de plus. À cet instant précis, je ne ressens plus aucune douleur, ni même peine. Je suis comme calmé, comme si l’on caressait mon cerveau pour m’apaiser. Pour me consoler. Comme si rien n’était réellement si grave que cela. Qu’il y a des choses plus importantes à régler. Je suis dans un état second, en transe. Machiavélique transe. Une poupée que l’on balance avec ces fils pour amuser les enfants. Sauf que je ne peux plus bouger. Je suis tétanisé.

- Oui, tu as bien entendu crétin, c’est bien moi qui te parle.

Cette voix qui résonne dans ma tête.

Elle me fait mal. Elle me fait sonner les oreilles et donner la migraine. Je ne peux pas lutter pour ne pas l’entendre, car elle vient du plus profond de mon âme. Peut-être même de mon coeur en prime.

- Je sais ce que tu te dis, puisque je suis dans ta tête. Tu te dis que tu n’es qu’un monstre, que tu ne vaux rien, que tu seras toujours un stupide petit gars à la botte d’une clique qui te feront faire ce qu’ils veulent sans réfléchir. Mais ne t’inquiète pas. Si tu as survécu jusque là, c’est bien grâce à moi. On peut pas vraiment compter sur toi, t’es bien trop mignon. Couillon.

Je fronce les sourcils un instant.

C’est qu’il m’insulterait ce connard.

- C’est grâce à moi que tu arrives à tuer. Je veux toujours plus de sang, beaucoup de sang. Et tu es incapable de faire le moindre coup sans moi. Comment pourrai-je assouvir ma faim? Hm? Alors je prends le contrôle de ton corps. Comme pour ce gamin que j’ai du tuer quand tu avais treize ans. Une vraie partie de plaisir.

Je n’arrive pas à parler.

J’ai bien du mal à tenter de ne pas l’écouter. Je n’y parviens pas. Je me pose mille questions et mon cerveau fuse bien trop. J’ai mal aux tempes sans pouvoir bouger le moindre doigts pour venir me les masser.

- Qui suis-je? C’est ça que tu te demandes? Tu peux m’appeler comme tu veux, je m’en fous. Je suis toi avant tout, sauf que tu ne veux pas le croire. Nous ne sommes qu’un, mon gars. Tu peux m’appeler Stradivarius, ou bien Starvis, ou comme tu le souhaites. Mais jamais je ne quitterais. Surtout pas maintenant.

J’ai un coup de chaud puissant.

Tout mon corps s’élance et j’arrive à me relever sans avoir senti le moindre effort.

- Ils ont tué notre propre mère et tu restes là à chialer comme un con? Vas-y. Fais leur bouffer de ta lame. Donne une explosion de sang. Fais quelque-chose, ne reste pas là à pleurer sur ton sort. Tu vas le faire, et moi j’aurai ma part de sang. Celle que tu me dois.

Mes lèvres se meuvent. 

Et je parviens enfin à glisser une phrase en hurlant, ce qui fit échos dans la ruelle.

- TA GUEULE!

Mais il n’a pas tord.

Il me faut me rendre chez ma mère et trouver ceux qui ont commis l’irréparable. Il me faut cette vengeance pour me sentir de nouveau proche d’elle et vivant. Je ne peux faire autrement, et je m’en voudrais de ne pas le faire. Je lui ai promis de revenir, je lui ai promis de veiller sur elle, et je ne suis pas parvenu à tenir mes promesses. Je m’en vais donc vers l’Hôtel afin de prendre quelques affaires et partir en voyage afin d’exécuter ces couards qui s’en sont pris à la mauvaise personne. Et cette fois, je ne serais pas seul. Je serais accompagné de Starvis qui, à présent, peut me parler. Je peux le comprendre. Je peux savoir ce qu’est cette peur au plus profond de moi et mieux la contrôler. Je peux enfin poser un nom sur ce monstre et communiquer avec lui. C’est comme s’il y avait un poids qui s’enlevait, un poids énorme et puissant. 

Voici que je suis Stradivarius, et que Starvis m’accompagne.

C’est lui qui m’a fait ainsi. Lui et ma mère.

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