"Stradivarius : l'Opéra commence"

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« Maman.

Je ne suis qu’un pauvre garçon. Tu ne le vois peut-être pas, tu ne le sens peut-être pas. Seulement, personne ne veut de moi. Tu peux le croire, tu peux le sentir, tu peux le humer. En fait, ce n’est pas tant que je souhaite mourir, mais parfois je souhaiterais simplement ne jamais être venu au monde. Pourquoi? Certainement pour la raison simple que ce monde n’est pas celui auquel on croit, c’est sans aucun doute un monde sordide qui sort d’un cauchemar, d’une mauvaise influence, d’une société vénale et pénible où tous les gens comme moi ne sont que des rebuts, des vauriens, des merdes, des verrues purulentes et suintantes de boules de graisses sales et nauséeuses. Non, maman. Non, ce n’est aucunement de ta faute, ce ne sera jamais de la tienne. Ne pleure pas, garde le sourire. Peut-être qu’un jour tout ira mieux, peut-être que tout n’ira jamais. On n’en sait rien. Je n’en sais rien. Je ne peux te faire la promesse d’un futur merveilleux, d’un jardin d’Eden qui se dessine sous nos yeux ébahis et émerveillés. Et tu me diras que, du haut de mes treize années, je ne connais rien à la vie, que je ne peux pas me permettre de parler de la sorte. Que je ne peux pas prétendre à n’être rien aux yeux de tous. Que je suis simplement un petit garçon qui passe par une phase de rébellion, ou toute autre chose. Mais non, maman. Ce que j’ai fait est bien plus grave que tout ce que tu peux bien imaginer. Ce que j’ai fait, ce n’est pas par envie, ni même par besoin. C’est par folie. Car tu as engendré un monstre, maman. Oui, tu as engendré le Malin. Un Démon qui pourfend le bien pour faire le mal à tout ce que je peux toucher. Je ne suis pas Midas qui transforme le tout en Or jusqu’à en mourir de faim. Je suis juste moi. Robert Haston Stranvolio DiVarius, dit Stradivarius. Un morveux des bacs à sable. Un bouseux de la chaumière écrémée qui se trouve en haut d’une colline pourrie. Le fils d’une catin, semble t’il, qui ne jure que par des passes vite fait afin de gagner sa vie et nourrir sa pauvre famille composée de cinq enfants car l’époux maudit est parti au loin sans même prévenir alors que nous avons passé des moments heureux en sa compagnie. Je suis celui-là. Ce petit être abandonné qui, jadis, voyageait beaucoup, lisait beaucoup, riait beaucoup. À présent, tout est noir. Tout est sombre en moi. Tout n’est que ténèbres et monstruosités. Mais vraiment, maman, est-ce que tu veux tout savoir? Alors oui, je vais te dire ce que j’ai fait, moi, du haut de mes treize printemps.

Il faisait froid.

C’était l’hiver. Tu te souviens comme nous nous gelions dans la masure que nous habitions? Le toit était à moitié écroulé, et tu préparais de la soupe. Du moins, de l’eau avec quelques pauvres navets à l’intérieur. Ce que tu avais pu récupérer du marché. Tu tentais de donner du goût à la chose insipide que personne n’aimait. Nous ne disions rien, par simple respect pour toi. Après tout, tant de sacrifices pour la chair de ta chair, nous ne mériterions d’êtres vivants si nous n’avions un peu de considérations pour toi, pour ce que tu fais. Pendant ce temps, nous étions sous une couverture faite de la peau d’un ours brun. Souvenir d’un lointain voyage au-delà même des frontières du réel. Nous n’eussions imaginé que tout cela était possible à l’époque, lorsque père et ses compagnons de fortune ont mit à bas ce monstre brun impressionnant. Une bête qui, aujourd’hui, sert à nous maintenir en vie dans ce froid affreux. Mais voilà, moi je suis quelqu’un de dissipé. J’ai besoin de faire des choses, j’ai besoin de bouger, j’ai besoin de voir le monde. Me contenter de rester sur place en te regardant cuisiner quelque-chose de dégueulasse, ça ne me convient pas. Même avec le plus grand des respects. Tu te souviens du sourire que je t’ai donné à ce moment précis où je passais la porte en te disant que je reviendrais? Oui, tu sais, tu me l’as rendu en affichant ton regard vers le ciel comme si tu voulais dire que je n’étais qu’un sale garnement que tu aimais pourtant si tendrement. Je t’ai dit que je reviendrais. Je tiens toujours mes promesses maman. Seulement, aujourd’hui est un jour spécial. Un peu trop spécial. Et tu comprendras certainement que je m’en veux, que je me sens si sale et monstrueux que la simple pensée de recroiser ton regard me met dans un état pas possible. Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire ce jour là?

Un mois de décembre.

Nous approchions des festivités de fin d’année. La neige avait recouvert les landes. Les branches croulaient sous l’épais manteau blanc et, parfois, quelques malheureux se transformait en bonhomme de neige s’ils avaient la malchance de croiser une branche trop chétive pour tout ce poids. Ça me faisait rire, par ailleurs, je dois bien l’avouer. J’étais un gosse merveilleux, je le sais, tu me le disais souvent. Je riais beaucoup, même si je me sentais rejeté de tous. Un art de camoufler ce qui ne va pas dans ma vie et de ne rien te dire pour simplement ne pas te faire de peine. Autant garder le sourire, non? C’est beaucoup plus beau. Alors je m’amusais dans cette eau gelée jusqu’à parvenir jusqu’au lac. Toute l’eau était figée. Il y avait une sorte de brume qui cachait légèrement l’horizon. Je souriais encore. Je voulais me faire une petite cabane de neige, tout seul. J’entendais parfois les rires des enfants au loin, de ceux qui me rejètent et me font souffrir quotidiennement lorsque je les croise. Ils s’amusent eux aussi en cette période. Ils se jètent des boules dans la tronche, ripostent. Ils agissent tels des miliciens dans un château fort assiégé par une multitude de soldats aguerris, des chevaliers. Les boulets des catapultes pouvaient faire vaciller au moindre moment la forteresse, le Krak des Chevaliers, tel le loup soufflant sur la maison de chaume. Il pourrait y avoir tellement de morts d’un coup. Heureusement que le trébuchet n’avait pas encore été installé par manque de temps. Mais peut-être que ces enfants mourront de faim à force d’êtres encerclés de la sorte, s’ils n’ont pas la chance de crever sous les coups de semonces qui fustigeaient ci et là. L’imaginaire d’un enfant, voilà ce que cela crée. Un monde à part entière. Mais moi, maman, je ne suis pas un chevalier. Je ne suis qu’un enfant de catin, d’une prostituée, d’une gourgandine qui se vautre dans son stupre sordide. C’est ça qu’ils disent de moi et que personne d’autre ne saurait entendre, ne voudrait entendre. Tout le monde s’en fout de toute façon, il n’y a rien de mieux à dire. Rien d’autre à faire que de laisser faire.

Et voilà, je jouais seul.

Néanmoins, je n’avais pas vu que peu de pas à côté de moi se tenait un autre garçon. Un solitaire comme moi, sans aucun doute. Il avait déjà commencé à modeler la neige à sa convenance pour en faire une statue d’Apollon, ou d’un autre dieu grec. Sans doute la brume me l’avait omis du regard. Sans doute n’était-ce pas important. Puisque je suis moi-même indésirable, peut-être ne désirai-je pas voir autre chose, une autre personne. À quoi bon? Si ce n’est pour être rejeté de nouveau. Mais je le vois à présent. Je vois son sourire en coin lorsqu’il m’eut perçu en train de m’amuser dans la neige. Je le vois encore tenter de faire le premier pas. Et moi, à ce moment précis, j’affichais un mouvement de recul comme pour éviter un probable assaut indésirable qui nuirait à mon faciès déjà bien démonté par les coups reçus par d’autres enfoirés. Lui semblait toutefois différent. Il semblait aimable. Il semblait avenant. Il n’avait pas l’air d’une grosse brute. Alors je lui rendis son sourire et je le laissais s’avancer. Je le vis se pencher vers le sol, puis prendre une grosse motte de neige, la former en une boule monstrueuse et s’apprêter à la lancer sur mon visage avec un rire sardonique. Finalement, maman, ce petit était comme les autres, il ne pouvait s’empêcher de faire le mal, comme les autres, alors que je n’avais rien demandé si ce n’est qu’un moment de délicatesse et de partage dans une communauté amicale. Mais non, il eut fallu de nouveau qu’un contrevenant arrive à ma hauteur afin de m’agresser. Je suis trop gentil, c’est un fait, je ne vois pas le mal dans toute cette perversité. Je ne vois pas la délinquance lorsqu’elle s’adresse à moi. Je ne perçois pas toutes ces choses infâmes que Dieu aurait crée pour nous attirer tant d’ennuis et de merdes. Maman, sache-le, je l’ai vu enfermer une grosse pierre dans sa boule de neige. Il en voulait à ma gueule, il voulait m’endommager. Il voulait me faire du mal. Et il l’a fait. Car à ce moment précis où la boule eut un impact bruyant et craquant contre le front de mon crâne vacillant, je ne vis que le noir et les ténèbres me soulever vers une autre sphère plus chaleureuse. En fait, pour la première fois de ma vie, je me sentais bien. Je me sentais heureux. Flottant dans les airs, ou dans les abysses, je ne sais pas trop. Je m’en fous, j’étais bien. C’est tout ce qui importe. Et c’est la première fois de ma vie qu’une telle chose m’arrive.

Ce n’est pas terminé, maman.

Car lorsque je me suis éveillé, je l’ai vu à terre lui aussi. Tout comme moi. Je me suis relevé. Je me suis massé le front. J’ai vu le sang qui dégoulinait d’une blessure à ma tempe. Tu aurais du voir la grimace que j’ai faite à ce moment en imaginant l’engueulade que j’allais subir en rentrant à la maison pour n’avoir fait attention lors de ma promenade. Car oui, tu aurais imaginé que je me sois blessé en escaladant quelque-chose et que cela n’est qu’une imbécilité d’enfant. Bien entendu. Je me suis donc approché de l’autre enfant qui gisait à terre en me demandant ce qu’il fichait. Et ce que j’ai vu, maman, tu ne l’aurais pas supporté. Tu ne l’aurais pas aimé. Il avait le crâne complètement défoncé, comme si l’on lui avait asséné plusieurs coups de pierre dans la gueule. Et ma première pensée à cette instant fut : « il l’a bien mérité ». J’avais comme une envie de rire, étrangement. En plus d’une envie de vomir. Je me suis dit qu’il l’avait bien mérité, certes, mais je me suis dit qu’il s’agissait d’une ignoble chose qui se passait là. Je me suis senti bien, mais en danger aussi. Je ne comprenait pas ce qui se passait. Bien la couleur rouge mêlée à tout ce manteau blanc, c’était si beau. Un doux mélange. Cette couleur, maman, allait devenir ma couleur préférée. Comme si je n’avais d’yeux, alors, que pour les roses rouges qui arborent la même délicatesse qu’à l’instant présent. C’est là que tu vas me prendre pour un monstre. Je le sais, je le sens. Mais pour moi, je n’ai rien fait. Uniquement regarder un cadavre sans parvenir à trouver le coupable. Car personne ne se trouvait là à proximité. Personne ne m’avait même vu. Il n’y avait aucun témoin, aucun coupable, rien. Le meurtrier venait de faire la chose la plus parfaite qu’il pouvait ainsi faire : ne laisser aucune trace.

Maman, je te jure.

Ce n’est pas de ma faute. Tu es l’amour de ma vie, jamais je ne pourrais te quitter, ni même te faire du mal. Néanmoins, c’est en te parlant que les choses me reviennent en tête. En fait, le meurtrier n’était autre que moi-même. Je ne sais comment cela pouvait être possible. Je ne comprends pas moi-même ce qui s’est réellement passé. Mais c’est moi, maman, c’est moi qui ai porté ce coup à son crâne, c’est moi qui ai tiré le coup fatidique, c’est moi qui me suis jeté tel un fauve. Non, en fait ce n’est pas moi, c’est un autre moi. C’est comme si mon corps appartenait à un autre à ce moment précis. Je ne peux l’expliquer autrement, je ne peux le dire avec d’autres mots. Seulement, ce moment précis où le garçon m’a jeté la pierre a transformé le petit être que j’étais en un meurtrier des plus infâmes qui prend du plaisir à faire le mal et à dégénérer. Et le tout, sans que je ne m’en souvienne, sans que je ne le sache. Je vois des bribes, c’est tout. Je me refais une idée de la scène, de la pièce de théâtre, mais je ne saurais dire toute la vérité tant cela est improbable. Et, maman, je sais que personne ne veut de moi, que personne ne m’aime, que j’aimerais mourir. Mais je crois fermement que la mort ne voudrait pas de moi tant elle a besoin de moi et tant elle a besoin de guider mon corps pour ses sombres desseins. C’est ce que je ressens, là, à cet instant, à ce moment précis où je te parle. Où je te dis tout cela alors que nous sommes à table et que nous dinons tranquillement en famille. Oui, maman, je suis vraiment désolé de te faire ainsi vomir en te racontant tous ces détails et cette perfidie émanant de ta propre chair, de ton propre sang, de ta propre vie. Je suis vraiment désolé, maman. Je ne te mérite pas. Je ne peux plus croiser ton regard à présent et je sais qu’il me faudra prendre la fuite loin de tout cela, loin de toi, loin de notre famille, loin de ma vie détruite par le monstre qui m’habite. Laisse-moi seulement t’embrasser une dernière fois et te montrer à quel point je t’aime. Nous nous reverrons sans doute un jour, mais pas tout de suite. Il faut digérer le fait que ton fils soit une raclure qui grandira à la Cour des Miracles, à Paris. Loin d’un monde modèle et formidable.

Maman, je t’aime.

Mais laisse-moi prendre mon balluchon et partir loin de toi. »

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