Vivre, ressentir, éprouver pleinement

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Le moment était venu pour lui d’envisager la retraite et on lui avait parlé maintes fois d’une dimension parallèle intemporelle. Après avoir vécu des dizaines d’années pour une compagnie dont le sacerdoce est le respect du Temps, il envisageait sérieusement de rejoindre cette vie immuable.

Avant tout, il lui fallait passer un test qui déterminerait s’il était prêt ou non à cette existence immortelle. Lui-même en doutait. Ce n’était pas une dimension comme celle où des époques passées, présentes et futures s’étaient amalgamaient. Certains de ses proches adoraient y aller. Pas lui. Ces alliages temporels humains et architecturaux lui donnaient des maux de tête.

Les résidents de la dimension intemporelle évoquaient une vie oisive, sans besoin de ponctuer leur parcours, adieu réveil à 5h30 du matin, repas à 5h50, 11h30 et 18h30. Adieu intendance… Rattraper le temps perdu ou récupérer l’avance gagnée étaient des concepts inconnus là-bas. Comment était-ce concevable ? Comment vivre sans évoluer vers quelque chose ? Certes, il n'aspirait plus qu'à vivre une belle retraite.

Notre homme s’était inscrit pour passer le fameux test. Remplir le formulaire avait déjà été une première sélection. Le renseigner soigneusement et entièrement équivalait à un premier échec. Pourquoi ? Parce l’entrée « Né(e) le : » était un piège. Noter sa date de naissance inscrivait son être dans une temporalité. Mais quand naissaient les résidents de ce monde ? La réponse était peut-être et simplement qu’ils ne prêtaient pas attention à la naissance ou à la mort ou qu’ils n’y naissaient pas.

Après avoir passé cette étape, l’homme avait reçu un courriel sommaire : « Merci de vous rendre au grand café de la gare du nord de la capitale » Pas de date. Pas d’horaire. Les forums ne pipaient mot. A croire que le monde entier était dans la confidence. Il avait envoyé « Bonjour, je vous remercie. Ne précisez-vous pas les modalités du rendez-vous ? Faut-il emporter plusieurs tenues ? » Il eut pour toutes réponses « Ne vous embarrassez pas d’éléments futiles. » Songeant qu’il avait pu frôler un revers inattendu, l’homme avertit son entourage qu’il allait prendre un congé et se mit en route.

Au grand café de la gare du nord de la capitale, il fut heureux de constater qu’il n’était pas le seul à patienter, à guetter, un train ou une correspondance qui n’arriverait jamais. La plupart étaient aussi âgés que lui. Toutefois, il y avait quelques jeunes que le rythme de vie de la société bousculait. Aucun ne savait combien de temps durait le test, ni de quoi il était fait. N’était-ce déjà pas un test en soi que de rejoindre un rendez-vous sans jour ni heure précise ? Et au fond, quelle importance cela pouvait-il avoir, puisque l’objectif était de déterminer s’ils étaient prêts à une existence sans temporalité ?

Ils patientaient, pour certains depuis plusieurs jours…Ils venaient de partout dans le pays. Les frais de déplacements engagés pour quelques uns étaient astronomiques. Heureusement pour lui, il n'était qu'à une heure de voiture.

L’homme se disait qu’en cas d’échec, ce dont il ne doutait pas, il demanderait à effectuer un stage. Comment réussir un test sans expérimenter le contexte ? Pour ne pas voir ses chances réduites à néant, il ne partageait pas ouvertement ses craintes. Il prêtait néanmoins l’oreille. Mais tous, comme lui, faisaient des suppositions. Enfin, un homme en costume rouge grenat, brun, cheveux lustrés et moustaches fines se présenta : « Yves Brunard, votre instructeur. Si vous voulez bien vous donnez la peine de me suivre. »

Le grand café se vida pour suivre l’instructeur jusque dans un hôtel privé. Presque tous signèrent un contrat de non divulgation afin de maintenir la confidentialité sur le test et les participants. Voilà pourquoi les forums ne communiquaient rien. Ceux qui refusèrent furent contraints de partir.

Le test était une épreuve pour mesurer l’aptitude à se défaire du caractère temporel de son existence. Un score final en pourcentage était calculé à l’issue. Il fallait obtenir au moins 90% pour espérer rejoindre la dimension immuable.

Notre homme entra dans une suite transformée en dortoir. On lui attribua un lit où il prit place. L’instructeur dit :

« Vous allez vivre une simulation de notre monde. Veillez à être le plus naturel et le plus détendu possible. »

On plaça sur sa tête une couronne de fils électroniques. Progressivement, il se sentit partir. Les voix autour de lui s’éloignèrent… Une brume envahit son cerveau. Bientôt, il n’exista plus en tant qu’être de chair mais en temps qu’être dématérialisé…

Il eut la sensation de se réveiller. Où-suis-je ? Quelle heure est-il ? Est-on le matin ? L’après-midi ? Ou bien le soir ? Il se trouvait dans le lit qu’on lui avait attribué. Il était seul, vêtu comme il était venu. Il se sentait bien et constata même que les douleurs liées à son arthrose avaient disparu. Il entendit la voix de l’instructeur :

« Bonjour et bienvenue dans le Préambule. Comment vous sentez-vous ? » « Bien » s’entendit-il répondre. « Tant mieux. Ici, vous êtes en parfaite osmose avec l’ensemble des choses. »

Notre homme découvrit ses acolytes eux-mêmes spirituels dans la cour de l’hôtel privé. Tous se demandaient continuellement l’heure qu’il était, depuis quand ils flottaient là, à quoi pouvaient-ils bien s’occuper et d’autres choses encore … Ils croisèrent des résidents qui travaillaient à l’hôtel et les interpellèrent. « Quel travail faites-vous ? Combien de temps par jour ? » Indubitablement, ils n’appréhendaient pas le concept de temps ou de jour. « Est-ce que le soleil et la lune se lèvent ici ? » La réponse était affirmative. Cependant, entre ces deux moments, il n’y avait pas de journée, il n’y avait pas de moments précis. Ils travaillaient pour que cet établissement qui servait exclusivement aux tests soit en parfait état.

Puisqu’il allait rater le test, autant poser toutes les questions qui lui passaient par la tête.

« Comment vivez-vous ? » « Nous vivons. »

« Comme se passe votre vie ? » « Elle se passe »

« Etes-vous né ici ? » « Non »

« Où ? » « Dans une dimension parallèle autre »

« Depuis quand êtes-vous ici ? » « Je ne comprends pas votre question »

« Quel âge avez-vous ? » « Je ne comprends pas votre question »

« Quels conseils donneriez-vous à des êtres venus d’ailleurs pour réussir le test ? » « …vivez…ressentez...éprouvez... »

« Pensez-vous que nous y arriverons » « …il y a peu d’élus parmi les hommes… »

« Merci. Bon, qu’est-ce qu’on peut faire ici en attendant ? » « Faites ce que vous aimez faire ou ne pas faites pas ce que vous n’aimez pas faire, c’est à vous de juger. »

Aucune de ces réponses ne l’avançait, si ce n’est lui faire comprendre qu’entre lui et son désir de retraite dans cette dimension intemporelle risquait fort de ne jamais arriver. Le monde et la société dans laquelle il avait vu le jour six décennies auparavant l’avaient programmé pour vivre dans un schéma temporel. Comment pouvait-il penser réussir à se défaire de ce principe ?

A son réveil dans le monde réel, l’instructeur lui dévoila un score de 26%. Seul un des jeunes était parvenu à 75%, score exceptionnel mais néanmoins insuffisant pour appréhender cette dimension. Vivre ce test permit à notre proche retraité ne plus envisager de stage. Cependant, cette expérience ne serait pas vaine. Il prendrait pleinement le temps de vivre, l’instant présent, sa retraite. Ses réveils ne seraient plus dictés par la sonnerie du réveil et il ne se sustenterait plus à heure fixe. Il écouterait son estomac, ses sensations de faim. Il n’obéirait plus aux heures et au temps qui passe. Si on lui demande son âge, il dira qu’il est dans la soixantaine et tant pis si son année de naissance le fera mentir. Qu’importe ? Il fera ce qui lui chante parce qu’il prendra le temps de vivre.

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