Merci Satellite

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Le soir de l'anniversaire des 30 ans de Nina, qu'elle passa seule chez elle à regarder l'émission Mariés au premier regard, elle décida qu'il était temps de rencontrer l'amour de sa vie. Finies les relations étoiles filantes, qu'elle laissait passer dans le ciel de sa vie depuis son adolescence, rêvant de trouver son satellite. Cette fois, elle en est certaine, son plan allait marcher. Au lieu de s'inscrire sur un énième site de rencontres, elle allait passer par une agence qui se chargerait de trouver son âme sœur.

Après de nombreuses recherches, Nina se rendit dans une petite agence qui l'avait séduite non pas par sa réputation (elle ne trouvait aucun avis sur l'entreprise) ou son site internet (il était plutôt moche et sommaire), mais par ses tarifs abordables et, surtout, son nom : Satellite. C'était le signe du destin qu'elle attendait.

À l'agence, située dans un petit local rabougri aux murs recouverts d'un papier peint jaunâtre, on lui fit remplir un questionnaire pour mieux cerner sa personnalité ainsi que ses attentes. Elle trouva qu'elle avait bien décrit sa personnalité en profondeur et en fut satisfaite. Cependant, quand elle eut fini la partie concernant ses attentes, elle pinça les lèvres. La rubrique "ce que vous appréciez chez un homme" restait désespérément vide, tandis que la suivante, "ce que vous n'aimez pas chez un homme", était remplie ainsi :

- La tendance à trop parler de soi

- Le manque de conversation

- La timidité

- L'arrogance

- La maladresse

- Le besoin d'être rassuré

- La flatterie

- L’avarice

- L'étroitesse d'esprit

- La grossièreté

- La naïveté

- La lâcheté

- La paresse

- La bêtise

- La sournoiserie

- L’agressivité

- La calvitie

- Les cheveux longs

- La petite taille

- La trop grande taille

- La musculature trop développée

- L’embonpoint

- Les tatouages

- Les rires bruyants

- L’odeur de la transpiration

- Les parfums trop fort…

Elle s’était sentie obligée d’ajouter les points de suspension pour bien signifier que la liste était non exhaustive. Au bout d’un moment, elle décida de laisser tomber la rubrique « ce que vous appréciez chez un homme » et rendit son questionnaire. On lui expliqua alors le principe de fonctionnement de l’agence. Une fois que celle-ci aurait trouvé le candidat idéal, Nina devrait accepter de passer une heure dans une pièce spéciale enfermée avec lui. Elle ne pourrait pas sortir avant ce délai. Enthousiaste à cette idée, la jeune femme donna immédiatement son accord.

Quelques jours plus tard, on la rappela. Ils avaient trouvé l’homme de sa vie. Impatiente, elle se rendit à l’agence, où on la fit rentrer dans une salle par une petite porte située au fond des lieux. Nina fut prise de vertige à la découverte de l’intérieur. La pièce était entièrement couverte de miroirs, du sol au plafond, en passant par les murs. Déboussolée, elle se retourna vers la sortie, mais la porte, elle aussi couverte d’un miroir, était désormais fermée. Elle tenta de l’ouvrir, sans succès. Puis elle remarqua une autre porte en face, qui s’ouvrit. Un homme apparut. Il ne devait pas faire plus d’1 m 60, et son front était largement dégarni.

C’est une blague ? pensa-t-elle, avant d’entendre distinctement une voix prononcer ces mots : « Blonde aux yeux bleus et aux gros nichons, mon cul. »

— Pardon ? fit-elle, outrée.

— De quoi ?

L’homme avait parlé en même temps qu’elle. Ils se regardèrent, interloqués, pendant une très longue seconde. Il était vraiment laid.

Elle a quand même un beau visage.

La phrase avait retenti dans l’esprit de Nina, comme prononcée par une voix d’homme. Le problème, c’était qu’elle n’avait pas vu ses lèvres bouger d’un millimètre.

Oh putain.

Cette fois, il s’agissait bien de sa pensée à elle.

— Je crois que je peux lire dans vos pensées, déclara-t-elle.

— Moi aussi.

La panique se dessina sur leurs visages. Nina songea, bien consciente que son interlocuteur très spécial l’entendrait :

— On va vraiment rester coincés ici pendant une heure ?

— Je crois bien.

— Comment ça marche, vous pensez que ce sont les miroirs qui font ça ? Ce serait des miroirs spéciaux, une nouvelle technologie inconnue en développement ?

— Comment tu veux que je le sache ?

— Je ne vous ai pas permis de me tutoyer.

— Pour maintenant…

La fin de la phrase ne résonna pas clairement dans l’esprit de Nina, mais elle comprit pourtant l’idée générale, sans avoir besoin de mots : ils risquaient de partager une intimité bien plus grave qu’un simple tutoiement. Cette pensa lui donna la nausée. Comment allait-elle supporter cette intrusion pendant une heure, de la part d’un personnage si grossier ?

— Et toi, tu m’as l’air d’une sale bourgeoise hautaine.

— Parfait.

— Génial.

Quelques secondes de blanc passèrent, puis Nina formula dans sa tête :

— Bon. Puisqu’on en est là, autant faire comme s’il s’agissait d’une conversation normale, non ?

— Si tu le dis.

— Connard. Pardon, ça m’a échappé… Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

— Plombier.

— Passionnant. (Ironie).

— (Salope). Et toi ?

— Je suis nutritionniste.

— Ah, c’est un métier de chieuse, ça.

Surtout, il ne fallait pas qu’elle songe à ses revenus complémentaires.

— Quels revenus supplémentaires ?

— (Prostitution.) Et merde.

— Sérieux ? (Elisa.)

— C’est qui, Elisa ?

— Une pute.

— Mais moi, c’est pas pareil. Je ne le fais pas souvent. Et puis, je choisis mes clients. Toi, je t’aurais jamais choisi.

— Ah parce que tu crois que j’irais payer pour te baiser ? Même bourré comme un coing, je te touche pas. (Mensonge.)

— Encore heureux. (Dégoût).

— (Blessé).

— (Gênée). On devrait réessayer de sortir, je me sens mal.

Ils essayèrent d’ouvrir la porte par laquelle l’homme est entré. Elle était verrouillée, elle aussi.

— Fais chier, pensa Nina.

Elle se tourna vers lui.

— C’était bien, au moins ?

— Quoi ?

— Avec Elisa.

Sans mots, sans images, Nina comprit l’horrible pensée qu’il essayait de cacher : la pute ne voulait pas de sodomie, et il a forcé. La jeune femme se revit alors des années plus tôt, à 16 ans, quand un mec s’était trompé de trou. Elle s’était recroquevillée de douleur dans le lit, et ensuite, quand elle était allée faire pipi, elle avait trouvé du sang sur le papier toilette. Ça l’avait angoissée au point où elle n’avait jamais voulu retenter l’expérience. Le temps d’un flash, elle se souvint aussi de son violeur, à 18 ans, lors d’une soirée trop alcoolisée. Avec lui, elle n’avait pas souffert physiquement, mais la torture psychologique était bien pire. Elle aurait voulu se débarrasser de ce corps traître, resté sidéré face aux assauts non désirés.

— Tu es un monstre.

Nina perçut la colère et la honte de l’homme.

— J’aimerais que tu te fasses violer, pensa-t-elle clairement.

Il se représenta un homme qui le forcerait à se faire prendre. Le rejet intense qu’il ressentit face à cette image la laissa satisfaite pendant une seconde.

— Tu vois.

— Je suis pas pédé.

— C’est pas la question.

— C’est quoi la question ?

— C’est que ça fait souffrir.

— Je m’en fous.

— C’est un mensonge. Tu as honte.

Il haussa les épaules. Il pouvait vivre avec la honte.

— Tu aurais recommencé, si tu n’avais aucun regret.

— Je suis pas un monstre.

— Qu’est-ce qui t’a poussé à faire ça ?

— J’avais payé, elle était là pour mon plaisir, non ?

— (Indignation). Elle n’a pas porté plainte ?

— Qu’est-ce que j’en sais ?

— Tu devrais être en prison.

— Laisse-moi tranquille.

— Impossible.

— Je vais te faire mal si tu continues.

— Tu mens.

En lançant cette accusation, c’était Nina qui mentait. Elle pouvait sentir la rage contenue de l’homme, qui menaçait d’éclater. La peur au ventre, elle s’éloigna de lui. Elle croisa son propre regard effrayé dans le mur-miroir, puis sentit avec soulagement qu’il était en train de se calmer. Heureusement, au lieu de le galvaniser, la peur qu’elle avait ressentie avait ravivé le sentiment de honte qui le rongeait.

— Je suis pas un monstre.

— C’est bon, j’ai compris. Mais il faut que je sorte.

Nina se dirigea une fois de plus vers l’une des portes et se mit à tambouriner. Rien ne se passa.

— Si ce sont les miroirs qui nous font ça, peut-être qu’on peut annuler leur effet en les brisant… T’en penses quoi ?

— On peut toujours essayer.

— Tu peux le faire ?

— Vas-y, toi, c’est ton idée.

Elle le regarda d’un œil mauvais, puis elle donna un violent coup de pied dans le mur. Le miroir se brisa. Aussitôt, Nina-Jérôme ressentit un violent mal de tête, avant de perdre toute sensation physique. Elle-il était dépassé-e par le flot d’images et de pensées qui noyait son esprit. Tout se confondit : les souvenirs de chacun prenaient une forme hybride, donnant naissance à un monstrueux mélange. Puis tout éclata. Les pensées ne devinrent plus que des fragments inintelligibles, impossibles à reconstituer. Bientôt, il ne resta plus rien de ce qu’ils avaient été. Seuls leurs deux corps gisaient sur le sol, abandonnés par ceux qui les avait animés.

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