Shiba

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Je me souviens de ce jour particulier. Teinté d'une amertume que je sens encore sur mes lèvres même maintenant. Je m'en souviens parce qu'il est revenu ce jour-là.

Je suis caché derrière un arbre du jardin. Et je regarde. Il prend maman dans ses bras et il la fait tourner. Maman rit et le gronde en même temps, lui disant de la déposer.

Il obéit, et il attend que ses petits pieds touchent le sol avant de la lâcher.

Elle est légère, maman, toute petite, toute fine. Des fois, j'ai peur qu'elle ne s'en aille brusquement. Pas de sa propre volonté, non, mais un coup de vent est si vite arrivé.

Il s'incline devant elle comiquement, et l'entraîne dans une danse. Une valse. Ils n'ont sans doute pas le même air dans la tête. Ce n'est pas très joli. Maman l'arrête, lui donne une petite tape sur la main en le traitant d'idiot. Mais elle sourit toujours. Et moi, je suis toujours caché. Mais il se retourne, il regarde longuement le jardin et sourit.

Il a toujours su où me trouver.

« Viens là, Fabien. Viens. Tu ne me reconnais pas ? »

Si bien sûr, je le reconnais. Malgré la barbe, malgré les traits creusés, malgré le fait que j'ai peur qu'il ne s'envole lui aussi. Le sourire est le même, je crois, je n'en suis pas vraiment sûr de là où je suis. Mais c’est un sourire « sans les yeux » comme disait mon père.

Je sors de ma cachette, m'avance de quelques mètres. Je m'arrête. Il parcourt la distance qui nous sépare et comme maman, il me prend dans ses bras. Sauf que moi, il ne me fait pas tourbillonner. Non, il me serre fort. Et plus il serre, plus j'ai peur.

« Adam ? »

Il m'entend, me libère. Il ébouriffe mes cheveux. Son sourire est devenu lointain. Il regarde le jardin et la tombe que j'ai creusée. Il la désigne du menton sans un mot.

« Shiba, dis-je doucement. Elle est morte. » La petite chienne qu’un étranger bizarre nous a laissée tout bébé il y a des années de ça, ne pouvant garder que la mère lors de son long voyage.

Il ne dit rien et se détourne vers la maison. J'entends un léger sifflement sortir de ses lèvres. Elle ne viendra pas. Le sifflement enfle, devient plus aigu et disparaît d’un coup, laissant les bruits environnants reprendre leurs droits.

J'ai un soupir de soulagement, je me rends compte que mes mains sont moites, que mon cœur bat trop vite et que mes genoux tremblent. Ce ne sont pas les symptômes du bonheur. Je crois que j'ai peur.

Les jours suivants, il continuera à siffler de temps en temps. Il appellera Shiba, cette chienne si unique en son genre, ressemblant à la fois à un renard et à un esprit. Croit-il qu’elle soit toujours là quelque part ? Est-ce pour ça qu’il siffle encore ?

Les jours et les mois suivants, il descendra les escaliers et demandera « Où est papa ? Déjà aux champs ? »

Maman se mettra à pleurer, elle posera tasse, bol, casserole en vitesse et fondra en larmes, se tournant vers la fenêtre pour le cacher, essuyant ses yeux sur son tablier discrètement après de longues minutes.

Souvent aussi, il me regardera et me dira : « Ce que t'es grand, tu as bientôt dix ans, non ? » Je ne répondrai pas. Parce que maman n'aime pas que je fasse des remarques.

Elle dit : « N'embête pas ton frère. » Et je me retrouve presque à attendre qu'elle ajoute : « C'est toi le plus grand » comme elle le faisait avec lui.

Mais elle secoue la tête et répète : « N'embêtes pas ton frère. Tout redeviendra comme avant bientôt. » Tout quoi ? Avant quand ? Quel avant ? Celui avec papa, avec Shiba, celui du bonheur simple de notre maison, de notre famille ?

Quel avant ? Je sais que cet avant-là n'existe plus.

Il n'y a qu'Adam pour y croire, pour rester dans l'illusion. Si encore ça le rendait heureux, qu'il y reste, définitivement. Mais non, parfois, il réalise, il se souvient. Et il hurle et il crie. Et je me cache. Dans le jardin, derrière l’arbre ou au fond de mon lit. Et maman pleure.

Après ce jour particulier, maman qui n'était pas bien grande, pas bien forte, est devenue encore plus légère.

J'avais peur de la brise. De cette petite brise que j'étais sensé aimer. Je m’imaginais Shiba revenant nous hanter, revenant le chercher, les chercher tous les deux.

Adam est devenu de plus en plus bizarre. Les sifflements s'étaient transformés en une sorte de manie. Il sifflait à table brusquement, en pleine nuit aussi. Et Shiba ne répondait toujours pas. Si elle était devenue esprit, ne pouvait-elle pas l’apaiser au lieu de le torturer ?

Adam ne redeviendra jamais comme avant. Je ne sais pas ce qui s'est passé durant ces quatre années. Je sais seulement qu'à la fin, j'ai pleuré quand mon père n’est pas revenu et que maintenant, je pleure que mon frère le soit.

Parfois, seulement parfois, le temps se fige, se racornit, Adam me sourit avec les yeux, même, il rit. Et nous partons en balade. Ce n'est pas comme avant. Ce n'est pas le petit frère de maintenant qu'il emmène, c'est le petit frère d'avant, celui qui a encore dix ans, qui aura toujours dix ans.

Je l'avais tant attendu ce grand frère pendant ces années. J'avais voulu partir comme lui, comme papa, je voulais être grand et fort. Et je suis condamné à rester petit, très petit. Je voulais être comme lui. Et il me fait peur. J'ai peur de lui, j'ai peur pour lui.

Je me souviens de ce jour. Bien sûr, je m'en souviens. Nous avons accueilli un fantôme à la maison. Un fantôme dans une maison froide avec une maman qui n'était plus que l'ombre d'elle-même.

Je m'en souviens de ces longues années en compagnie de spectres, et de cet esprit fauve entêté à rester. Je me souviens aussi que j'ai fui dès que j'ai pu. Loin, très loin.

Pendant des années, je n'y suis pas retourné. Puis je suis revenu, fort, grand, différent, du moins je le croyais.

Mais les fantômes s'étaient envolés, emportés par Shiba sans doute. Enfin…

Je me souviens de ce jour, je m'en souviens, je le maudis. Je maudis l'enfant que j'ai été, ce froussard, ce peureux, ce sans-cœur, incapable d'accueillir son frère, incapable de lui témoigner un peu d'amour.

Ce jour-là, mon frère est rentré de la guerre.

J'aurais dû lui dire quelque chose, j'aurais dû lui dire que j'étais heureux, qu'il m'avait manqué, que je l'aimais. Mais je n'étais qu'un gosse finalement.

Ça, ce sont des mots de grand.

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