Premier voyage (2) — Le rôle du voyageur

10 minutes de lecture

Hedera helix

 Une fois la descente des champs terminée, Gangrène et moi arrivons au village. Les petites bâtisses au centre de cette communauté sont entièrement sombres. Le nombre de fenêtres est restreint, voire inexistant. Cette architecture me donne une drôle d'impression ; on pourrait croire que les rayons du soleil sont un fléau pour les habitants. Cette simple pensée me rappelle un conseil donné aux voyageurs : "Toutes sortes de créatures peuvent se trouver dans les mondes, ne prenez pas les légendes à la légère." Des êtres craignant la lumière... Le premier exemple qui me vient à l'esprit est celui du vampire. Oh non, serait-il possible que ce village soit peuplé d'ignobles suceurs de sang ?!

Je déglutis de peur.

 Tout va bien, je ne dois pas faire de conclusions hâtives. Et puis, il n’y a aucun danger, puisque Gangrène est avec moi. Aucun vampire ne souhaiterait mordre le Désastre. Au contraire, avec cette petite odeur cadavérique, il y a même des chances qu’ils le prennent pour l’un des leurs.

  • C’est étrange, dit mon partenaire. La sensation de tout à l’heure a disparu.

Je hausse un sourcil, ses paroles m’épatent ; je n'avais pas réalisé ce détail.

 Un bruit se fait entendre à notre gauche. Nous tournons brusquement nos têtes vers la source sonore. La surprise ébranle mon esprit. Le responsable n’est autre qu’une femme d’âge mûr, petite et potelée. Jusque-là, rien d’extraordinaire, pas de peau pâle, ni de crocs. En revanche, il y a un détail dérangeant chez cette personne : un tissu noir entoure une partie de sa tête, cachant efficacement ses deux yeux.

— Qui êtes-vous ? Vous transportez un maudit en ville ? demande-t-elle d'un ton glacial.

Ça y est, ma toute première discussion avec une indigène de ce monde. Me connaissant, je devrais normalement être tendue, stressée ; et pourtant, je ne ressens rien d’autre que de la méfiance. Le ton employé par cette femme ne me plait pas, sans parler du doute qu'inspire son apparence. Seulement, mes doutes importent peu. Je dois me fondre dans le décor, prendre une nouvelle identité. Il me faut adopter un autre rôle pour une autre scène, de même pour mon partenaire.

 Je ne dois pas laisser de silence, il me faut réagir et vite. Le mieux serait d’utiliser les termes de cette habitante :

— Enchantée, je suis Hedera. Je voyage à travers les contrées, afin de sauver mon frère, Gangrène, du mal qui le ronge. Je vous rassure, ce n’est pas contagieux.

Je termine mes paroles avec une légère courbette, jetant un léger coup d’œil vers la villageoise.

 À l’instant, je viens de commettre une erreur. Le nom “Gangrène” peut également être une maladie dans ce monde. J’espère que mes paroles sont assez rassurantes aux yeux de cette femme.

— Je vois, ça explique l’odeur. Au fond, je ne peux pas lui en vouloir, nous sommes également dans une situation similaire. Mais, au risque de vous décevoir, notre village n’a rien à offrir pour soigner votre frère. Je vous conseille de partir au plus vite.

La villageoise nous tourne le dos et se dirige vers une bâtisse, prête à rentrer à l’intérieur.

 Ce n’est pas bon ! Il n’y a pas beaucoup d’habitants de sorti. Pour l’instant, cette femme est notre seul espoir afin d’obtenir des informations.

— Attendez ! Nous sommes de passage, nous cherchons juste un logis pour la nuit.

L’habitante s’arrête, tournant la tête dans ma direction.

— Je peux vous héberger pour aujourd’hui, mais rien de plus. Promettez-moi de disparaitre demain.

Un sourire de soulagement prend place sur mon visage. Je réponds avec enthousiasme :

— C’est entendu ! Merci beaucoup !

Je pose un regard ravi sur mon associé, sa position suffit à me surprendre. Ses mains sont fermement posées sur ses oreilles. Son unique œil est entouré de paupières crispées.

— Gangrène ? Quelque chose ne va pas ? l'interrogé-je inquiète.

 Le Désastre ne me répond pas. Qu’est-ce qu’il lui prend ? Serait-ce à cause de la malédiction ? Je n’aime pas ça, à ce rythme, la villageoise pourrait se douter de quelque chose. Et si mon partenaire est en mauvaise santé, notre mission est foutue.

— Hé oh, continué-je en posant une main sur son épaule. Gangrène, tu m’entends ?

L’œil de mon partenaire s’agrandit, sa tête pivote brusquement dans ma direction. Ses mains se relâchent, descendant avec douceur.

Hedera ? Que se passe-t-il ?

C’est tout ? Je m’attendais à une meilleure réaction. Comme une phrase du genre : “j’ai trouvé la malédiction, cette femme l'abrite”. Bref, une information qui pourrait nous être très utile.

— Tout va bien ? Je t’ai appelé tout à l’heure, mais tu ne répondais pas.

Mon partenaire ne me quitte pas du regard, et ce, sans prononcer la moindre parole. Les bandages recouvrant son front me paraissent humides. Qu’est-ce qu’il lui prend ? Aurait-il eu une bouffée de chaleur ?

— Qu’est-ce que vous attendez ? ronchonne la villageoise avec impatience. Suivez-moi si vous voulez un toit pour cette nuit.

 Gangrène se crispe de nouveau en écoutant ces mots. Je comprends mieux à présent. Le Désastre ne supporte pas les paroles de la villageoise. Cela voudrait-il dire que cette femme aurait un lien avec la malédiction ? Non, pour le moment, je ne peux pas faire de conclusions hâtives. Seuls l’observation et le doute me sont permis.

 Ma main gauche saisit le poignet droit de mon associé. Dans l’immédiat, nous devons suivre les instructions de cette villageoise, c’est notre seule piste. Peu importe la souffrance de mon partenaire, nous devons prendre notre mal en patience et avancer.

 Je le traîne lourdement vers le bâtiment que nous présente la femme. Il s’agit d’une grande bâtisse, munie d’une seule fenêtre, et décorée d’un panneau de bois sur lequel y est écrit le mot : “Auberge”. Classique, si l’on en oublie le peu de lumière que doivent contenir les chambres.

 La villageoise nous ouvre la porte. Le poids de mon partenaire se fait plus lourd, m’obligeant à m’arrêter. Je me retourne d’un air agacé.

Hedera, demande-t-il d’une voix faible. Arrives-tu à lire ce qui est écrit ?

Tout ça pour ça ? J’hallucine !

— Il y est écrit “Auberge”, maintenant avance, murmuré-je avec exaspération.

Je continue de tirer, Gangrène me suit doucement et entre de force à l’intérieur de la bâtisse. Mon regard se pose sur l’aubergiste qui nous fait face, les bras croisés.

— Votre comportement est étrange, vous êtes sûr que le mal qui habite votre frère est sans danger pour nous ?

Aïe ! Ce que je craignais est arrivé ! Tout ça à cause de… non, je ne dois pas rejeter la faute sur mon partenaire. Son comportement est problématique, certes, mais il y a quelque chose qui cloche. En attendant, je dois dissiper les doutes de cette personne :

— Je vous présente mes plus plates excuses. Mon frère est encore plus mal en point que je ne le pensais. Il est épuisé par ce long voyage et le maléfice qu’il contient a pour effet d’avaler ses forces. Pourrions-nous utiliser la chambre dès maintenant ?

La position de l’aubergiste ne change pas. Son regard camouflé me pose bien des doutes quant à sa réaction. Si seulement, son visage était plus expressif. De cette manière, j’aurais pu savoir l’efficacité de mon mensonge. En attendant d’obtenir un peu de calme, tiens bon Gangrène !

  • Je comprends mieux. Néanmoins, il faut dire ce genre de choses plus tôt. Suivez-moi, votre chambre se trouve à l’étage.

Je la remercie rapidement en emmenant mon partenaire recroquevillé. L’aubergiste nous laisse la chambre avec la seule fenêtre. Munie de deux lits blancs et d’un pot de chambre, cette petite pièce est bien modeste face aux hôtels de mon propre monde.

 Je dépose mon associé dans un des lits, avant d’effleurer son front. Aucune fièvre apparente. En revanche, il n’a pas cessé de suer à grosses gouttes depuis tout à l’heure. La preuve, les bandages entourant sa tête sont tous humides.

 Je me demande quelle est la source de son mal. C’est un Désastre, son corps est sensible aux maléfices. Peut-être était-ce une réaction ? Non, ce serait illogique. Après tout, juste avant de rencontrer la villageoise, il m’avait dit que la sensation liée à la malédiction avait disparue. Dans ce cas, pourquoi ?

 Le soupir de mon partenaire parvient à me faire sortir de cette réflexion. Plutôt que de me poser moult questions, je devrais éclaircir les choses :

— Comment te sens-tu ?

Son unique œil se pose sur moi, les paupières mi-closes.

— Beaucoup mieux. Cette femme est insupportable. Son langage était...

C’est bien ce que je pensais, la cause de son mal est l’aubergiste.

— Explique-toi s’il te plaît.

— C’était inhumain, répond-il en tremblant. J’aurais voulu être sourd pour ne pas entendre.

Étrange, je n’ai eu aucun problème à comprendre la villageoise. C’était même normal, nous parlions la même langue.

 Minute ! Je ne m’étais pas posée la question pendant mon mois d’apprentissage auprès des voyageurs, mais quelque chose cloche. Comment pouvons-nous nous comprendre, sachant que l’aubergiste et moi venons de mondes différents ? Peut-être est-ce cela, la source du mal du Désastre ? Il est d’ailleurs possible qu’il soit incapable de lire les écritures.

— C’est pour cela que tu me demandais, si je pouvais décrypter le panneau ?

Mon partenaire hoche la tête, je me mords la lèvre. C’est problématique, j’aurais espéré que, comme moi, Gangrène pouvait comprendre les indigènes des autres mondes.

— Lorsque cette femme te parlait, qu’entendais-tu ? Pareil pour le mot écrit, que voyais-tu ? continué-je en essayant de cacher mon inquiétude.

— Désolé, je suis incapable de te décrire la moindre syllabe, de même pour les lettres.

Tant pis, cela aurait peut-être pu me donner un indice, afin de guérir ce problème. Que vais-je faire maintenant ? À ce rythme, je serais la seule à parler. Les villageois vont trouver ça louche. Rah ! Si seulement, je m’étais rendue compte de ce détail avant, j’aurais pu présenter Gangrène comme étant muet ! Qu’est-ce que je raconte ? L’aubergiste est la première personne que nous avons rencontré dans ce monde, il n’y avait pas moyen que je le sache avant.

 Je lâche un soupir, l’important est de se calmer. Nous avons une nuit pour nous débarrasser du maléfice, ce n’est pas le moment de se poser des questions. Même si je dois bien avouer que ce problème me tracasse.

  • Hedera...

Je sursaute de surprise, répondant brusquement :

— O-Oui ? Un souci ?

 L’unique œil du Désastre me regarde avec une expression inconnue. Bon sang, je n’aime pas ça ! Vivement le jour où je lui retirerais ses bandelettes. De cette manière, fini les doutes sur son expression faciale.

— Tu la comprenais, n’est-ce pas ? Comme si cette villageoise parlait la même langue que toi.

Mes yeux s’ouvrent en grand. Oh non, pourquoi pose-t-il cette question maintenant ? À ce rythme, il demandera une explication concernant le fait que je puisse communiquer avec l’aubergiste et lui non. Quelle réponse devrais-je lui donner dans ce cas-là ? Je n’en ai aucune idée !

— Vu ta réaction, j’en déduis que ma déduction est juste. De quoi avez-vous parlé ? demande-t-il.

Ah, ce n’est que ça. Ouf, je me sens soulagée. J’ai de la chance que Gangrène soit compréhensif.

— J’ai demandé à cette femme qu’elle nous héberge. Nous avons pu avoir cette chambre, en revanche, ce n’est que pour une nuit. Ce qui veut dire...

— Nous n’avons qu’une journée devant nous. Aucun problème, c’est faisable, termine-t-il.

Je soupire de soulagement. Finalement, je suis satisfaite de l’avoir à mes côtés. Bien qu’il soit un Désastre momifié à l’odeur de cadavre, Gangrène est une personne rassurante. La preuve, il a su arrêter ma panique en un instant. S’il m’avait laissé dans cette situation, je serais restée figée, sans pouvoir répondre.

 À présent, il est temps de se concentrer sur l’essentiel. La malédiction doit être éradiquée. Néanmoins, je suis incapable de gérer ce problème seule, ce n’est pas dans mes cordes. De plus, mon associé n’est pas au mieux de sa forme. Cette circonstance m’inquiète, je pourrais attendre qu'il ait récupéré du dialogue avec l’aubergiste, mais combien de temps cela va-t-il nous prendre ? Le Désastre a beau me dire qu’il n’y a aucun souci, je ne peux pas m’empêcher de douter.

— Tu es vraiment sûr que cela suffira ? La preuve tu es mal en point et nous ne savons pas quelle heure il est.

— Actuellement, nous ne pouvons qu’attendre la nuit tombée. Le maléfice ne montre aucun signe de sa présence, sûrement parce que le soleil est présent. Crois-moi, à la venue du crépuscule, le mal qui ronge ce village se manifestera sans gêne.

Je comprends mieux son raisonnement à présent. Dans ce cas-là, il ne me reste plus qu’à attendre la tombée de la nuit. Ou du moins, si j’étais Gangrène.

 Sa souffrance provient des paroles de l’aubergiste, mon partenaire est incapable de comprendre la langue ou les écrits de ce monde. Son rôle réside dans l’extermination des malédictions. En revanche, je n’ai aucun problème à communiquer avec cette habitante. Ce qui signifie que mon rôle n’est pas terminé. Jusqu’à l’arrivée du crépuscule, il me faut récolter des informations sur la malédiction et faciliter le travail de mon coéquipier.

 Le mieux serait de questionner l’aubergiste, c’est l'unique villageoise à ma portée. D’ailleurs, un détail me perturbe. Cette femme est la seule que j’ai rencontrée, où sont les autres habitants ? Les voir m’aiderait à calmer mes doutes concernant notre hôte. De cette manière, je pourrais donner une explication concernant ses yeux bandés.

 Autant procéder par objectifs. Dans un premier temps, j’irais parler à l’aubergiste puis j’interrogerais les autres villageois.

— Je vais parler à notre hôte, repose-toi ici. Je serais de retour au coucher du soleil.

— Fais attention à toi.

Un léger sourire prend place sur mon visage. Je me dirige vers la porte, la main posée sur la poignée.

— Attends, Hedera. J’ai oublié de te dire quelque chose, reprend mon associé.

Je tourne la tête vers l’arrière, les yeux posés sur le Désastre.

— Oui ?

— Tu devrais demander à cette aubergiste de te donner l’heure. Ça devrait t’aider.

Ces dernières paroles m’étonnent. Pourquoi me donne-t-il ce conseil maintenant ? Serait-ce un moyen pour lui de me dire de rentrer dans les temps ? Sûrement, je ne vois que ça.

— Merci, je n’oublierai pas.

Dans un sens, heureusement que Gangrène me rappelle ce détail. J’étais tellement focalisée sur la malédiction que j’en oubliais mon temps d’action. Je ferme la porte derrière moi puis descends les escaliers à la recherche de l’aubergiste.

Annotations

Vous aimez lire Frann' ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0