Chapitre 8. Rayad - Territoire Royal

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Je suis sur un pont. Debout sur la rambarde fragile à contempler l’eau en dessous de moi. L’air vivifiant fait danser ma robe sur mes frêles mollets. Je lève une jambe, je suis en équilibre. Le vent peut décider, d’un instant à l’autre de me pousser vers le précipice. Je repose mon pied. Je fais tourner entre mes doigts un anneau d’argent. Une inscription illisible est gravée dessus. Je le tourne et le retourne. Il m’obsède. Je le passe autour de mon majeur. Et d’un coup je saute. La pesanteur m’appelle, le vide aussi. Je retiens ma respiration avant de toucher l’eau du bout des orteils, puis j’en suis entièrement recouverte. L’eau est glacée. Je ne vois plus rien, je me débats. Je crie, j’avale de l’eau. Des bulles transparentes remontent pour indiquer ma présence à la surface. Mais personne ne les voit. Et puis je redeviens immobile, calme. En face de moi un homme, aux longs cheveux noirs. Il ne vient pas pour me sauver, il veut récupérer la bague. Sa bague. Il tire sur mon doigt. Lui, n’en a plus que quatre à chaque main, et quand il récupère enfin son bien, il me laisse là, à la merci des flots .

— Ma dame ?

Myosotis me réveille. Je sors de ma torpeur. J’ai les cheveux mouillés, collés à ma nuque. Je rêve d’une noyade alors que je vis en plein désert. J’essaie de reprendre ma respiration. Je me relève et époussète ma robe qui est dans un état déplorable. Myosotis m’a apporté de l’eau, et des légumes mijotés. Je me précipite dessus. Je ne sais plus depuis combien de temps je suis dans cette bulle. Je sais juste que mon ventre crie famine.

— Mon tapis a volé moins haut pour vous rejoindre aujourd’hui, murmure Myosotis.

Je lève la tête vers elle, le jus du légume dégoulinant sur mon menton.

— En es-tu sûr ?

— C’est à vous que je le demande, ma dame.

J’hausse les épaules.

— Ne joue pas avec moi Myosotis, tu gagnerais à tous les coups.

Je lui offre mon plus beau sourire au vu des circonstances. Puis, mon ventre remplit, je me penche vers elle. Une structure transparente nous sépare, mais je lui chuchote.

— J’ai suivi vos conseils. Je vais bientôt m’échapper.

Ses yeux me fixent intensément, mais je ne perçois aucun soulagement ou irritation. Elle m’écoute, c’est tout.

— J’ai un plan, je continue. Mais j’ai besoin de toi. Je sais t’avoir dit de bien te comporter face à Taofik et ses alliés, mais je vais te demander quelque chose de dangereux. Tu peux refuser.

— Pourquoi je refuserais ? Mon destin a toujours été de vous servir, vous et Elyas, peu importe votre statut. Nous sommes beaucoup dans ce cas ma dame, à ne pas être du côté du nouveau souverain.

Elle marque une pause.

— Mais faites attention à lui, il vous en veut de ne pas avoir accepté sa main - Les Soleils soient loués que vous ayez refusé - il ne vous laissera jamais vous échapper.

— Je vais m’enfuir, j’ai un plan, je répète.

— Il vous cherchera.

— Puis je reviendrai.

— Alors, il vous attrapera, et cette fois-ci sa vengeance sera terrible.

Je la dévisage avant de passer une main sur mon visage.

— Tu sembles bien le connaitre ?

— Je connais les hommes brillants d’ambitions comme lui.

Je penche la tête sur le côté d’un air conspirateur.

— Je reviendrai mais je ne serai pas moi. Je serai quelqu’un d’autre. Et il ne me reconnaitra pas. En tout cas, je l’espère.

— Que puis-je faire pour vous aider alors ?

— J’ai besoin de vêtements d’hommes et de papier à haut vélin. Je vais envoyer une lettre au roi, tu lui porteras comme un courrier ordinaire . J’y notifierai qu’on m’a enlevé et que je ne suis plus de ce monde. Alors, je reviendrais lorsque Taofik s’y attendra le moins, et qu’il me croira morte.

Si elle se pose des questions, Myosotis n’en montre rien, elle acquiesce et baisse les yeux, comme elle fait quand je lui donne une liste de tâche, pour tout retenir.

— Et quand la bulle atteindra-t-elle le sol ma dame ?

— Elle l’atteindra la nuit si mes calculs sont exacts. Dans un peu moins de deux jours. Tu feras alors une diversion pour que les gardiens désertent leur emplacement quelques instants. C’est possible ?

— Je vais y réfléchir ma dame. Un scandale, c’est noté.

— Une simple diversion suffira.

— Un vacarme du diable, oui voilà.

Je soupire en souriant.

Une agitation se fait sentir en dessous de nous. Le tapis de Myosotis s’agite sous ses fibres de tissu, ses pompons se relève avec empressement.

— Il se passe quelque chose.

Et puis je le vois, à quelques mètres de moi. L’oiseau. Il revient. Mais je ne suis pas la seule à le voir. Les gardiens aussi. Ils sont rapides. Une déflagration résonne. Un des gardes a tiré, d’une arme à feu, volé sur les ennemis emprisonnés, qui ne sont utilisés que lors des combats contre les espions au Royaume. Je sens la balle de plomb percuter le petit corps frêle de l’oiseau. Coupé dans son vol, il a un sursaut et pousse un cri timide. Puis, peu à peu, il plane, et descend lentement vers le sol. Sa chute est lente, mais mortelle. J’entraperçois les gardiens se jeter sur lui, le dépouiller de ses maigres plumes qui lui restent.

Une larme inonde ma joue.

— Ma dame ?

Je ravale mes larmes, une ancienne reine ne doit pas pleurer.

— Myosotis, encore une chose, l’oiseau a fait tomber une chose dans sa chute. Il la tenait entre ses griffes. Elle ne doit pas être loin. Retrouve-la moi.

— Si je puis me permettre, comment savez-vous qu’il transportait quelque chose ?

— Ne pose pas de question !

— Pardon.

Elle baisse la tête.

— Et votre plan ?

— Je te l’expliquerai quand tu aurais retrouvé ce qu’il transportait. Sans ça, le plan tombe à l’eau. Et moins tu en sauras, plus ce sera sûr pour toi.

— Très bien, je déposerai tout le matériel dans la salle commune des domestiques, en dessous de la cheminée, c’est là-bas qu’on range les objets abimés à réparer.

— Tu penses les avoir à temps ? je demande.

— Oui, murmure-t-elle.

J’aperçois alors Taofik en contrebas. J’entends les voix portées par le souffle chaud du vent.

— Un espion mon seigneur, il tournait en rond depuis quelques minutes et ces oiseaux ne viennent pas d’ici.

— Bon travail. S’il y en a d’autres, prévenez-moi.

Il me jette un œil, puis continue à parler au garde en marmonnant. Je n’entends plus rien. Il sait que l’oiseau avait un rapport avec moi, j’en suis certaine ! Il me connaît par cœur. Il faut que je le surprenne.

Je m’agite dans ma prison transparente. Tout repose sur Myosotis maintenant. Je devrais ne pouvoir compter que sur moi-même, mais j’ai tendance à faire trop confiance aux autres. En partant, ma domestique m’adresse un sourire timide de soutien, je l’attrape au vol et le garde bien au chaud contre mon cœur.

***

Une nuit, un jour, une nuit. Et le coucher de soleil tant attendu arrive enfin, beaucoup trop lentement à mon gout. Avec lui, il emporte ma bulle vers le sol. Personne ne m’a vu, les prisonniers hurlent sans cesse, ceux qui crieront que je m’échappe ne seront pas écoutés. La bulle touche enfin terre, aussi douce qu’une plume. J’entends des hurlements provenant du lointain vers le château. Myosotis a donc réussi à faire diversion. La nuit est bien noire. On ne discerne que les lampions de lumières dorées qui s’agitent sur les branches des arbres, mais ces points lumineux ne suffiront pas à me rendre visible. La bulle s’est rétractée sur elle-même, ce n’est plus qu’un ballon gonflable dont l’oxygène s’est peu à peu évaporé et qui ressemble à une chose rabougrie informe. Le trou crée par mes ongles s’est agrandi, et à l’aide de mes mains, je l’écarte pour me laisser passer à travers. Ça y est, je sens le sable frais sous mes pieds. Je suis libre. Il faut maintenant que je m’empresse de récupérer l’enveloppe, le sceau, les vêtements, et un cheval. Car pour que mon plan fonctionne, il faut réussir à m’enfuir du château. Mon cœur se serre à cette pensée. Mais c’est pour mieux revenir.

J’essaie mentalement de me souvenir de l’entrée des domestiques. Il faut que je contourne le palais. Les gardiens semblent tous pris ailleurs. Qu’est-ce que ma femme de chambre a bien pu inventer pour écarter tout le monde de l’aire des prisonniers ? Je souris en l’imaginant.

Des bruits de pas se font entendre dans mon dos. Je frémis et m’arrête. Le crissement s’estompe. Je suis certaine d’avoir entendu quelque chose. Je me retourne doucement et pousse un cri aigu.

— Chut ! Ce n’est que moi.

Mes yeux sont ronds comme des billes. L’homme du bal, celui qui était prisonnier en même temps que moi, m’agrippe le bras fermement.

— Emmenez-moi avec vous, je saurai être utile.

— Mais que...

Je jette un œil en arrière, je vois sa bulle rétractée au sol comme la mienne. Il a dû me voir faire et a employé la même technique. Et je n’ai rien remarqué. Quelle piètre reine je fais. Ancienne reine, je me souviens alors. Si tous les prisonniers s’évadent en même temps, ça va ressembler à une rébellion de masse. Et ce n’est pas bon pour moi Mais les autres bulles d’emprisonnement ondulent à plusieurs centaines de mètres du sol, il n’y a que nous deux.

— Emmenez-moi, me répète-t-il.

Je le regarde de plus près. Son visage est si fin et émacié qu’on le croirait revenu d’une guerre infinie. Ses vêtements rapiécés en témoignent également. Sa peau si blanche contraste avec ses cheveux noirs corbeau qui encadrent son visage. Son cou est entouré de colliers aux perles d’argent et ses yeux sont cernés de crayon noir. J’y discerne une étrange lueur, un mélange de raillerie persistante et d’audace. Tout en lui évoque une tragédie gothique.

Je l’ai observé trop longtemps, il ne bouge pas. Mais moi, il faut que je m’active.

— Je ne vais nulle part avec vous, je lui rétorque. Vous vous êtes échappé, tant mieux pour vous, maintenant fuyez, profitez-en.

— Je vous observe depuis quelques jours et je sais que vous avez un plan pour vous échapper, aussi j’aimerais vous suivre. Élaborer des stratégies, ce n’est pas dans mes cordes, grommelle-t-il.

— Ah oui ?

— Je suis un suiveur, dit-il dans un souffle.

— Et bien vous devriez suivre quelqu’un d’autre.

Il croise les bras sur sa poitrine.

— J’ai demandé gentiment, mais je pourrais très bien vous forcer à m’accepter dans votre expédition, me menace-t-il.

— Et comment feriez-vous ?

Je regrette déjà ma question.

— Avec ceci.

Il sort un couteau à la lame fine et ciselée de sa poche. Je ne peux m’empêcher de m’attarder sur son doigt manquant. Il le perçoit, et esquisse une grimace.

— J’aimerais autant ne pas avoir à m’en servir.

— Vous voulez faire du chantage au roi c’est ça ? Me ramener comme monnaie d’échange pour être gracié de vos crimes ?

Je lui désigne la bulle de mon menton. Il sourit comme s’il savait quelque chose dont je ne me doute pas.

— Non, je désire autre chose de vous. Mais on a pas le temps de parler ici, je crois que la diversion de votre femme de chambre arrive à son terme.

En effet, je sens une agitation au pied du palais, et les gardes se dirigent vers nous. Je fronce les sourcils.

— Comment savez-vous ? Peu importe, venez vite, on a plus le temps.

— C’est ce que je me tue à vous dire.

Son sourire persifleur m’agace. Mais je n’ai pas le temps de m’en offenser. Il faut y aller. Et puis, je pourrais toujours faire croire que cet homme m’a enlevé et fait prisonnière loin d’ici.

À grandes enjambées, sans le moindre bruit, nous filons vers les cuisines. J’aurais aimé être seule, mais j’avoue qu’un jeune homme accompagné d’un couteau sera peut-être utile en cas d’attaque. Dans quelques minutes, ils vont s’apercevoir de notre absence, il faut que nous soyons partis, mais pas sans récupérer mon chargement.

Myosotis m’attend. Elle ne fait pas de remarque quant à la présence d’un homme à mes côtés, mais le regarde intensément.

— Voilà ce que vous m’avez demandé. J’ai réussi à récupérer ce que l’oiseau tenait dans son bec.

Mes yeux s’illuminent. Je regarderai plus tard ce que contient le sac qu’elle me tend.

— Merci.

Pendant que j’écris ma lettre à destination du roi que ma dame de compagnie devra livrer dans quatre jours, celle-ci enlève ma robe souillée pour me revêtir de vêtements plus appropriés pour ma fuite. Un pantalon et une tunique traditionnelle blanche qui me permettra d’effectuer des gestes amples.

— Tournez-vous, j’ordonne à l’homme aux quatre doigts.

Il soupire mais s’exécute. Le pantalon me sied parfaitement, bien que je doive m’habituer à son étroitesse. La redingote tombe juste au-dessus des genoux.

— Je serai bientôt de retour, je souffle à Myosotis.

J’enroule ma lettre, lui demande de la garder précieusement. Elle pose alors sa main sur mon front dans un geste d’affection. Je sais que je peux compter sur elle. Même si mon plan est bancal et consiste pour l’instant à fuir au nez et à la barbe de tous, avec l’espoir de revenir plus forte et avec des appuis, je peux compter sur elle. Je me racle la gorge.

— Une dernière question : je sais que tu t’intéresses à la faune. L’oiseau, sais-tu d’où il provient ?

Myosotis se mord les lèvres en réfléchissant.

— Et bien, c’est un oiseau rare, il ne vit pas près du fleuve Ménor c’est une certitude. J’ai entendu quelques gardiens évoquer le fait que c’est un oiseau d’altitude, peut-être des montagnes.

— Si loin ?

— Pourquoi cette question ?

— Je dois me rendre là-bas.

— Oh.

Myosotis n’ajoute rien et me prends dans ses bras. Je sens son parfum fleuri dans mon cou. Notre accolade est interrompue par l’arrivée impromptue d’une domestique qui pousse un cri de surprise. Myosotis lui jette un regard furieux et celle-ci s’efface dans une révérence. Décidément, ma domestique m’étonnera toujours.

— Je me souviendrais toujours de ton aide.

Elle opine du chef avec respect. Puis une grimace crible sa bouche en regardant derrière moi.

— Ma dame, je n’ai prévu qu’un cheval.

Je regarde l’homme qui m’a suivi. Appuyé contre le mur, il sourit malicieusement.

— Ça ira, je réponds.

— Eh vous là !

Un gardien.

Nous avons perdu trop de temps, j’accorde un regard lourd de reproche à mon compagnon. Il se met devant moi, couteau en avant, j’ai envie de rire. Beaucoup moins lorsque le garde est rejoint par trois autres. Je me place devant ma dame de compagnie.

— Éloigne-toi ! je m’exclame.

Myosotis ne bouge pas, je la pousse vers l’obscurité crée par le coin du mur. Elle ne doit pas être vu avec des prisonniers s’échappant.

— Vous n’avez rien à faire ici, grogne un des gardes en s’avançant.

— Ce sont les prisonniers ! clame le plus perspicace des trois.

— Attrapez-les !

Et ils se précipitent sur nous. Je sors en courant de l’aile des domestiques et je traverse la cour pavée. Je cours comme je peux avec ce nouvel habit et je m’aperçois que le prisonnier est sur mes talons. Les gardes nous rattrapent vite. Je contourne l’aile est du palais et atteint les écuries où m’attend mon cheval. Devant moi, le palefrenier vient de sortir les bottes de foin pour nourrir les bêtes. Je n’ai pas le temps de freiner ma course. Je me jette à terre, effectue un roulé-boulé sur le côté. Ce mouvement me ralentit malgré tout et je sens l’empoigne d’un des hommes dans mon cou. J’hurle.

— Lâchez-moi.

Je serre les dents alors que le garde me tire vers lui. Il me tient fermement et pose une lame sur ma joue. Je cesse de me débattre. Je tiens trop à ma vie pour cela. La silhouette de l’homme aux quatre doigts glisse alors jusqu’à moi et entreprend de nous défendre, de manière… étrange. Il tend la main vers le garde qui me tient en poussant un hurlement effrayant. Ses pieds tapent le sol, faisant voler une nuée de perles de sable. Le gardien pousse un grognement de douleur comme s’il venait de se prendre un coup à distance. Alors qu’un deuxième garde se jette sur le prisonnier, son geste est stoppé net par une force insoupçonnable qui lui fait perdre l’équilibre. Le troisième acolyte a eu le temps de se placer derrière nous et plonge son couteau dans le torse de mon compagnon, je pousse un cri tandis que la lame passe à travers du corps. D’un geste, il la retire, il ne semble pas blessé et effectue un saut sur le côté pour s’écarter du garde. Aucune tache de sang ne vient salir son vêtement. Comme si la lame avait traversé un simple nuage d’air. Une fumée opaque jaillit alors des doigts de prisonnier, il souffle dessus. Elle se répand dans l’air à une vitesse vertigineuse, enveloppant les gardes de son brouillard gris. Ils toussent, ne voient plus rien. Comme une ombre, la fumée envahit tout. Je sens alors mon propre assaillant détendre sa prise sur moi. J’en profite pour lui asséner un bon coup de pied au bon endroit. Il pousse un gémissement. Je me précipite vers l’homme à la fumée.

— Vous allez bien ? me demande-t-il.

— Oui oui, je… je vous retourne la question. Comment avez-vous…

— Plus tard.

Il me prend par le bras, d’une manière plus douce que tout à l’heure, et je le suis en courant. Comment a-t-il pu, par ses doigts, modeler une fumée ? Je n’ai pas le temps de penser, car derrière moi, je saisis des voix comme des hurlements de loups. Un des gardes s’est échappé de ce brouillard intense et nous pourchasse. Des cris gutturaux et le cliquetis d’une arme à feu. Je me retourne, le vois s’arrêter et nous tenir en joue. Je courbe la tête pour éviter le coup et je chute, entrainant dans celle-ci mon compagnon de fortune. Le coup part, et la détonation résonne. Si nous ne partons pas maintenant, on sera fait, d’autres gardes vont arriver. On se relève avec difficulté. Une goutte de sang coule sur ma joue, là où la lame m’a écorchée. L’homme à mes côtés serre les poings. De son doigt, il essuie le sang sur mon visage. Je me crispe.

— Va récupérer le cheval, je m’en occupe, m’ordonne-t-il.

— Il a une arme.

— Cours.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Je file à vive allure. Mais en courant, je me retourne, curieuse. Je vois un autre garde viser mon compagnon, qui, d’un saut, échappe à la balle dont l’explosion sur un entrepôt de sable crée un retentissement dans toute la vallée. Il tend alors sa main et sans un bruit, l’un des gardiens s’effondre sur le sol. Je fronce les sourcils. Comment est-ce possible ? Je fais volte-face et cours de plus belle vers les écuries. Taofik doit être au courant de ma fuite à présent. J’attrape la bride du cheval à la croupe brune qui m’attend. Je le connais, j’avais l’habitude de le monter avec Elyas.

— Djas, c’est moi.

Je pose mon front quelques instants contre ses naseaux et perçois son souffle chaud. L’immense destrier se cabre mais je sais que c’est sa manière de m’être loyal. Sans attendre, je grimpe sur son dos.

— Allez, attrape-moi cet homme et en route !

Je le talonne et, au trot, le cheval franchit le bouclier de gardiens qui se sont précipités vers moi en entendant le cheval hennir. Djas effectue un saut miraculeux et arrive à les contourner. D’autres renforts arrivent vers nous, en poussant des cris de sauvages. Le prisonnier m’attend, la chemise ouverte sur son torse nu, le regard noir, la mâchoire ornée de contusions. Il a dû y aller aux mains. Il fait tourner une lame entre ses mains, celle qu’il m’a montré tout à l’heure. Devant lui, un gardien est au sol, une tache de sang à ses pieds. Je ne me pose pas de questions, je tire sur les brides du cheval, qui effectue un demi-tour, et tend la main à l’homme-aux-quatre-doigts. D’un geste gracile, il bondit sur l’animal. Un nouveau tir d’arme, par chance, nous frôle sans nous toucher.

Nous partons au galop. Je sens le souffle du prisonnier dans mon cou. Il s’accroche à la crinière du cheval. Pendant de longues minutes nous ne disons rien. Je suis mal à l’aise, mais je me concentre sur l’itinéraire. Je caresse le flanc de Djas, lui murmure des mots aux oreilles. Je reprends ma respiration après ce combat. Nous fuyons.

Au bout de plusieurs longues minutes, alors que l’ombre du palais est loin derrière nous, en amont du fleuve, je ralentit mon cheval. Les gardes ne nous ont pas suivis. Nous avons réussi. Je n’en reviens pas, je suis à cheval avec un parfait inconnu.

— Comment vous appelez-vous ? je demande soudain.

Autant mettre un nom sur cet homme étrange.

— Fikri, me répond l’homme courbé derrière moi.

J’hoche la tête et le remercie pour ce qu’il a fait. Il grogne. Pas très bavard. Je le préviens.

— Je vous ai emmené avec moi, mais vous ne savez pas ce qui vous attend, j’ai tout prévu, et je ne veux rien qui ne se mette en travers de mon chemin. Vous êtes prêts à traverser plusieurs territoires du Royaume ? Car nous n’allons pas suivre le fleuve longtemps.

— Je n’attends que ça, me souffle-t-il.

— Ne plaisantez pas.

— Moi ? Jamais !

Je me retourne et aperçois son regard noir me fixer. Il semble très sérieux, à part sa lèvre inférieure qui remonte légèrement en une grimace. Je ne peux m’empêcher de scruter la longue cicatrice qui barre son visage.

— A propos de ce qui s’est passé avec les gardes… je commence.

Il plisse les yeux.

— On en parlera plus tard.

Je me retourne et soupire. Je lui dois ma liberté. C’est la raison pour laquelle son corps est collé au mien actuellement. Cela ne veut pas dire qu’il sera toujours avec moi demain. Je peux me débrouiller seule.

— Que faisiez-vous le soir du bal, pour être emprisonné le soir même ? je demande alors que Djas s’ébroue.

— Je vous retourne la question, répond le prisonnier.

Je hausse les sourcils. Je n’obtiendrais rien de lui cette nuit je crois. Très bien. Je décide de tenir ma langue.

À mesure que le cheval s’éloigne en suivant le fleuve, et bercée par son déhanchement, je regarde une dernière fois le palais en hauteur. Bientôt, il disparaîtra de ma vue. Je tire sur les rennes de Djas et le fait remonter vers l’est, vers le désert, ma prochaine destination. Je reviendrai, je me le promets. Et Taofik sera bien obligé de me laisser le trône.


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