Hélène

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La porte s’ouvre et la tête brune d’Hélène se glisse dans l’interstice :

— Passez une bonne soirée, Laurent !

Son patron sort de la lecture d’un document visiblement très barbant.

— Merci, vous de même…

Il a parlé par réflexe, aussi quand il réalise qu’elle porte son manteau, il soupire :

— Bon sang, il est déjà dix-huit heures ?!

— Non, dix-sept heures, seulement. C’est jeudi, je pars plus tôt, vous savez.

Après un instant, elle ajoute :

— J’ai branché le répondeur, et l’entrée va sonner d’ici un quart d’heure pour votre rendez-vous.

— Ah, c’est vrai, j’avais oublié. Merci et à demain.

Hélène ne ferme pas totalement le battant pour s’assurer que l’arrivée du client ne passera pas inaperçue. Ensuite, elle se retourne vers son bureau et vérifie qu’elle tout ce qu’il lui faut. Il est parfaitement rangé, comme toujours. Son portable lui rappelle d’une vibration discrète que la batterie est presque vide. Elle attendra bien la maison pour recevoir sa ration d’électricité. Confiante, elle sort du cabinet d’assurances où elle travaille depuis maintenant plusieurs années.

A trente-cinq ans passés, les traits tirés et le moral passablement érodé, elle s’accroche aux rares aspérités de son existence qu’elle considère comme indestructibles et immuables, à savoir le rythme métro-boulot-dodo. Tout ce qui gravite autour est soumis à une constante évolution. Si elle craque aujourd’hui, que sera demain ? Ses enfants, l’essence même de sa propre vie lui apportent le peu de joie qu’elle reçoit. Mais avant qu’ils soient là, et plus tard quand ils auront quitté le nid, si elle n’a rien d’autre, alors comment avancer ? Quelle carotte se mettre sous le nez ?

Le froid mordant lui rappelle que l’hiver est bien installé, maintenant, et qu’elle doit ajuster son écharpe. La neige fait sa timide jusque là, mais dès que les températures vont se radoucir, elle pourrait bien faire son entrée en ce début décembre.

Hélène est bien contente de son manteau beige, qui ne paie pas de mine par son côté rétro, mais qui la protège bien. Elle l’a acheté pour une bouchée de pain lors des soldes de l’année dernière dans une petite boutique de son quartier.

Un coup d’œil à sa montre au fermoir défaillant l’informe qu’elle aura meilleur temps de se rendre à la gare à pied plutôt que d’attendre le prochain bus, si elle veut avoir une chance d’y être à l’heure. Ça lui arrive un jour sur deux, en règle générale. La distance n’est pas très longue, à peine un quart d’heure de marche à une allure soutenue. Quand il fait beau et doux, elle préfère le grand air – si tant est que l’on puisse qualifier de tel le mélange parfois irrespirable qui plane sur la ville.

Tout en évitant soigneusement les flaques d’eau gelée qui parsèment le trottoir, elle fait un point sur son planning des quelques heures à venir. Chaque élément résonne comme un écho à une activité qu’elle a eue ce matin même.

Au réveil, tout d’abord. Constatant qu’elle est toute seule dans le lit, ce qui ne l’étonna guère, mais la déçut, Hélène soupira. Encore une journée longue et laborieuse qui l’attendait. À tâtons, elle se leva et avança jusqu’à l’unique interrupteur qui se trouve à l’entrée de la chambre. La chaise posée à côté ne lui offrit aucun vêtement propre, pas plus que l’armoire ouverte en permanence qui occupe tout un mur. N’ayant jamais été portée sur le shopping, depuis l’arrivée de ses rejetons, elle s’y adonne encore moins qu’avant, c’est tout dire. De fait, le nombre de tenues correspondant à la saison est pour le moins réduit. Si elle ne procède pas à une lessive dans la soirée, ce sera pire demain. En attendant, elle a enfilé les mêmes frusques qu’hier, malgré une légère odeur qu’elle ne trouva pas engageante du tout.

Comme elle doit s’occuper de tout dans cette maison, elle est ensuite allée dans la chambre des deux grands. Jonathan, sept ans, et Camille, six ans sont arrivés l’un derrière l’autre, sans trop le provoquer, mais ils ont été accueillis avec une immense joie. Cela n’enlève rien au fait qu’il fallait les réveiller afin qu’ils puissent se préparer, s’ils voulaient avoir une chance d’être à l’école à l’heure. Elle les a secoués d’une main, comme à son habitude, avec un petit mot d’encouragement, en mère attentionnée. Conséquence logique, elle doit les récupérer avant de rentrer.

En traversant le salon, elle trouva Patrice, son cher et tendre, affalé dans le sofa, profondément concentré dans une partie de FIFA sur la console. Éberluée qu’il songe à cela au réveil, elle était à des années-lumière de s’imaginer qu’il avait tenté la nuit entière de gagner le championnat, chose dont il était encore loin. S’il daignait s’occuper un peu du foyer – par exemple faire le ménage, les courses ou se charger un minimum des enfants qui sont aussi les siens – elle n’aurait pas à lui reprocher d’ignorer royalement sa recherche de travail et de ne pas être motivé à repasser son permis. Il a en effet perdu les deux simultanément, au cours d’un énième rodéo alors qu’il transportait des clients pour la seule société de VTC qui avait bien voulu de son minable C.V.

Le regard d’Hélène se posa alors sur une lettre qui avait glissé de la commode où elle accumule tout le courrier important. Il s’agissait d’une relance d’huissiers, une parmi tant d’autres, l’enjoignant à régler l’une des factures que ses maigres revenus l’obligent à repousser de mois en mois. La date du rendez-vous pour « ultime possibilité d’accord avant obligation légale de payer » était déjà passée. Pour l’heure elle ignorait ce qu’elle ferait, et s’en moquait : chaque chose en son temps. Son compte dans le rouge souffrirait bien d’être creusé un peu plus. Ils ne sont plus à ça près.

Il était l’heure d’aller dans la cuisine et de préparer quelque chose que tous les gloutons pourraient s’enfiler dans l’estomac, elle la première. Le frigo ne pesait pas lourd : un fond de lait – même pas assez pour le petit déjeuner – ni beurre ni confiture à étaler sur une unique tranche de pain sec. Heureusement que la boîte de céréales n’était pas tout à fait vide, sinon elle aurait eu à subir des pleurs et des hurlements. Il lui faudra avancer la séance tant redoutée dans le supermarché, habituellement réservée au samedi, sinon ils seront quittes pour un jeun improvisé ce soir. Finalement, c’est une bonne chose, car le week-end voir les boutiques bondées en cette période préNoël. Surtout qu’aujourd’hui c’est l’anniversaire de Jonathan, et qu’elle doit absolument lui rapporter un gâteau ! Déjà qu’elle n’a qu’un ridicule cadeau chipé dans la réserve de fournitures de son boulot, elle n’imaginerait même pas le scandale s’il n’y avait une sucrerie au chocolat dans laquelle planter les bougies.

Dernier élément de la petite famille, Cassiopée, le bébé de trente semaines, a décidé de ne pas se laisser emmailloter. Probablement qu’elle se croyait en plein mois d’août et gambadait en couche, sa mère sur les talons, un lainage rose dans les mains. L’obligation de rapporter quelques euros a interrompu son congé parental pour retourner à l’agence, ce qui arrangea son patron qui n’était pas satisfait de sa remplaçante. Patrice refusant toute tâche ménagère, elle n’a trouvé d’autre solution que placer le nourrisson chez une jeune femme qui accepta, au noir bien entendu, de dépasser le nombre légal de petits dont elle s’occupe. Si Hélène n’est pas à l’heure pour la récupérer, elle devra s’acquitter d’un supplément dont elle se passerait volontiers.

Longeant un grillage protégeant le quai qu’elle va emprunter, elle constate avec surprise qu’il y a plus de monde que d’habitude. Il arrive que certains jours, sans véritable raison, l’affluence soit supérieure à la normale, aussi, elle ne s’inquiète pas particulièrement, mais reste chagrinée, car elle risque de ne pas avoir de place assise. Après sa dure journée, et en prévision de ce qui l’attend encore avant de pouvoir se plonger dans le confort moelleux de son lit, elle sait savourer la demi-heure de trajet dont elle doit s’acquitter deux fois par jour.

Une fois à l’intérieur de la gare, la grogne des autres usagers, et surtout l’absence de train sur les rails, lui fait rapidement comprendre la situation, augmentant d’autant son rythme cardiaque : un mouvement social des employés de la compagnie des transports perturbe fortement le trafic.

La panique l’envahit. Son premier réflexe est d’appeler Patrice, pour qu’il se charge, coûte que coûte, de rapatrier la marmaille dans leur logement. Manque de chance, il avait fini par se décider à se rendre aux bureaux de Pôle Emploi, où il se trouve toujours. Elle lui apprend même pour la grève. Il a bien choisi son jour, celui-là !

Elle fait un pas vers un employé, déjà pris d’assaut, et tente d’en savoir plus.

— Le mouvement semble bien suivi, cette fois. Il est possible qu’aucun train ne circule ce soir. Je ne suis pas en mesure de vous communiquer le moindre horaire. Je vous invite à vous rapprocher d’autres moyens de transport, ou à vous armer de patience.

Hélène se moque éperdument de connaître la raison de la grogne des salariés. Elle s’en veut de n’avoir entendu aucune information à ce sujet. Pourtant, elle suit avec assiduité les journaux télévisés, et à l’occasion se rend sur le site de la compagnie depuis son travail quand des rumeurs se promènent jusqu’à ses oreilles.

Réalisant que la personne en face d’elle n’y est pour rien, et surtout ne peut rien faire pour son cas, elle ne peut cependant résister à lui cracher toute sa rancœur au visage :

— Vous vous en foutez, vous passez vos journées à branler et le soir, vous rentrez tranquillement dans votre foyer, votre petite vie que vous croyez bien rangée. Vous profitez d’un système injuste. Votre conscience est en grève, elle aussi ?

Elle promène son regard sur l’assistance.

— J’en ai marre d’être prise en otage. C’est sûr, si je fais grève, moi, ça ferait chier personne, à part moi et mon patron qui me virera illico, pour embaucher quelqu’un d’autre ! C’est pas juste ! Emmerder ceux qui y sont pour rien, c’est la solution de facilité, et moi j’ai même pas ce moyen à ma disposition. Sans compter que bien sûr, ça arrive toujours en fin de semaine, pour vous assurer votre week-end prolongé ! À croire que vous ne cherchez qu’à emmerder un maximum de personnes et à en foutre le moins possible. Pourtant vous avez un boulot, des conditions pas si dégueulasses que ça, il me semble, faudrait voir à pas trop exagérer.

Les usagers sont partagés. Certains sont du même avis qu’elle, tandis que d’autres s’indignent de son comportement.

— Le droit de grève, d’accord, mais quand ça fait pas chier des innocents qui paient doublement, parce que bien sûr on aura aucun remboursement pour le service que vous n’assurez pas ce soir ! Quand la santé se met en grève, ils assurent un minimum de service. Vous pensez qu’aucune vie ne dépend d’un voyage en train ? Vous imaginez un instant ce que ça implique pour une mère de famille comme moi de ne pas pouvoir récupérer mes enfants, ne pas pouvoir leur acheter à manger avant de rentrer ?

Le temps de trouver une autre idée, elle poursuit :

— Si je décide d’en finir et de me jeter sous les roues d’une loco, vous serez les premiers à crier au scandale, alors que vous faites exactement la même chose. Dans notre société, tout le monde est individualiste au maximum. Vous êtes là pour aider les gens qui ne peuvent pas à se déplacer, mais à la première occasion, vous leur donnez tous les prétextes pour ne pas vous faire confiance. Y en a marre. Assumez un peu, cessez d’être des assistés, bon sang ! Ne pensez pas qu’à votre gueule !

Une fois son laïus terminé, sa haine expulsée, elle reprend son souffle, sous les regards médusés de tout le monde, ainsi que de l’employé qui reste abasourdi.

Ses jambes tremblent jusqu’à défaillir, et Hélène s’écroule sur le sol.

Non, ce n’est pas possible ! Le destin ne peut lui avoir réservé un cauchemar pareil pour la soirée.

Des larmes brûlantes s’échappent de ses yeux, reflet de son impuissance et son désarroi. Quelques personnes lui apportent du soutien.

Deux heures plus tard, alors que beaucoup sont partis et d’autres sont arrivés, une rame débouche, mais il y a tellement de monde qu’elle ne parvient pas à monter.

Il lui faut attendre la suivante. Elle débarque finalement chez elle à minuit passé. Son mari lui apprend qu’il a réussi à joindre son frère qui s’est occupé de récupérer les enfants. Ils sont nourris et couchés. Patrice a laissé plusieurs messages sur le téléphone de son épouse, car la batterie était vide.

Hélène finit par s’endormir dans ses bras, après qu’il l’a convaincue de prendre une journée de repos bien méritée.

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