Les Contes d'Oane : Mélusine

J'ouvre les yeux et contemple le plafond de ma chambre. De part et d'autres de moi, des barreaux de bois s'élèvent pour me cerner, me protéger. Mais je ne me sens pas à l'abri. J'ai dans le nez une forte odeur de brûlé, une vilaine fumée qui m’empêche de respirer correctement. Je tousse, je crache, ma gorge me fait mal. Je ne comprends ce qui m'arrive. Pourquoi l'air est-il si dense ? Pourquoi fait-il si chaud ? J'entends hurler maman. C'est un cri strident qui perce le silence et semble me foudroyer. Peur. J'ai tellement peur soudaine que je me met à pleurer. C'est difficile, je manque de m'étouffer à chaque fois que je respire et les larmes qui me coulent au visage me brûlent. La chaleur est suffocante, elle semble se rapprocher. Je n'entends plus maman mais désormais, j'entends un crépitement. Il fait sombre dans ma chambre et la fumée n'aide pas. Les yeux fermés, je pleure encore, j'ai peur.
La porte s'ouvre alors et mon père entre en courant vers moi. Il a le visage tout barbouillé, les yeux qui pleurent et les mains sales, mais il me prend dans ses bras et me colle le visage contre son torse. Contre lui, j'ai un peu moins peur, mais je me demande sans comprendre ce qu'il se passe. Où est maman ? Un rire gras et tonitruant émerge du silence pesant, et un fracas résonne. Du verre s'est brisé, du bois a craqué. Papa s'enfuit aussitôt, quittant la chambre pour chercher la sortie. Je vois des flammes monter le long des murs. Un feu ! Notre maison est en feu. Le rire se rapproche avec les bruits de casse. J’aperçois une silhouette dans le feu. Un homme très grand avec une épée courte et un bouclier. L'ombre s'approche de nous et Papa courre dans la direction opposée. La fumée me brûle la gorge, j'ai de plus en plus de mal à respirer. Nous débouchons sur le jardin derrière la maison et je sens l'air frais sur ma peau. Mais la douleur ne disparaît pas. Je ne peux plus ouvrir les yeux, seulement entendre le souffle rapide de mon père, sentir ses bras qui me serrent et sa course effrénée. Il me dépose dans l'herbe à une distance raisonnable et je sens ses lèvres se poser sur son front. Les mots ne sont pas utiles, il a peur, tout comme moi. Si je pouvais parler, je lui dirais que je ne lui en veux pas, que je comprends. Mais je ne peux lui parler, je ne peux le rassurer, et je ne comprends rien. Soudain, je me retrouve seul. Papa est parti. Je peux ouvrir les yeux et je discerne la maison en proie aux flammes. Elles lèchent les murs, éclatent les vitres les unes après les autres et font craquer le bois. Il ne restera bientôt plus rien de notre maison. Papa s'engouffre par le même chemin que nous avons emprunté pour sortir. La maison brûle. J'ai du mal à respirer, ma vision se trouble. Les bruits se font plus lointain, comme assourdis par la fumée. Je n'arrive même plus à pleurer. Je n'arrive plus à ouvrir les yeux. Je me sens si faible.
Le décor disparaît. Je sens que le temps est passé, mes cheveux ont poussés, mon corps a grandi. Je n'ai plus besoin de barreaux à mon lit depuis longtemps et papa n'est jamais revenu. La chaleur a disparu elle aussi. Le feu s'est éteins sans se rallumer vraiment. Le bois de ma maison s'est transformé en pierre froide et insensible. Je suis à l'hospice de la Rue du Préau. Je sors de ma chambre lentement, en effleurant la pierre qui me laisse de marbre. Plus loin, j'entends le bruit d'une discussion. Je reconnais la voix du Grand Prieur, mais l'autre m'est inconnue. Je m'avance le plus discrètement possible, je me faufile pour entendre mieux.
- J'ai besoin d'un enfant.
- Nous n'offrons pas ce genre de service. Ce n'est pas un hostel de vente ici !
- Tais-toi. J'ai de quoi payer. Le petit DeMachaut, dis moi ton prix.
- Mais ! Voyons ! Il suffit ! Je..
- Deux cents écus pour ce gosse. Alors ?
- Je.. Non.. Enfin..
J'en ai suffisamment entendu. Je comprends sans mal que l’étranger va m'acheter. Je m'enfuis alors, retroussant chemin, mais avant cela, je jette un coup d’œil. Je dois savoir qui il est. Mon visage dépasse à peine du mur et j’aperçois la silhouette. Si je ne peux voir ses traits, je reconnais la carrure. J'ai déjà vu cet homme, mais je n'arrive pas à me souvenir où. C'est vraiment étrange.
- Soeur Augustine. Allez me chercher le petit DeMachaut.
Ni une, ni deux, je disparais. Je ne retourne pas dans ma chambre, ce serait idiot. Non, je connais un endroit mieux caché, plus secret. Personne ne m'y trouvera. J'y resterais un long moment, peut-etre plusieurs jours et lorsque je serais sur que je ne crains plus rien, je m'en irais. Je me met à courir le plus vite possible. Si l'on m'attrape avant que je n'atteigne ma cachette qui sait ce qu'il adviendra de moi ! A l'angle d'un couloir, soudainement une grande personne me surprend, stoppant ma course. Je regarde vers le haut horrifié. J'ai peur, c'en est fini de moi !

La chambre de la Synthèse se rappelle à Piastre dans un sursaut de peur. Il se redresse, le torse en sueur, les cheveux trempés et collés. Le souffle est rapide, presque perdu et les yeux hagards de celui qui ne sait plus où il est. Ses yeux se portent sur la pièce autour de lui. La fenêtre est entre ouverte et la nuit berce encore la ville. Le matin ne saurait tarder, pourtant c'est au seul éclairage d'un feu dans l'âtre que Piastre peut discerner ce qui cloche. Le feu est trop puissant. Il a brûlé une bûche si rapidement que de la fumée a envahit la chambre. La fumée. Il se souvient de son rêve à présent. Avant qu'il ne s’efface à jamais, il tente de retracer le fil onirique et de comprendre son sens. Il était bébé. Était-ce un souvenir ? Ou bien son imagination qui lui joue des tours ? Il ne se souvient de rien avant trois ans. La suite du rêve est dérangeante. Son cœur bat encore trop vide, son souffle est saccadé tant la peur était puissante dans son rêve. Il se lève lentement pour venir apaiser le feu qui brûle l'âtre. Du tisonnier il réduit les flammes et sépare les bûches. Il vient ensuite ouvrir davantage la fenetre pour laisser la fumée s’échapper et l'air plus frais entrer.

- Foutre Dieu.. c'était quoi ça...

          L'air plus frais qui entre par la fenêtre du dernier étage de la Synthèse laisse au DeMachaut un court répit. Le torse en sueur accuse encore le cauchemar qu'il vient de vivre. À son age, les mauvais rêves sont fréquents et il a vécu suffisamment pour en alimenter jusqu'à sa mort, pourtant celui-ci semblait différent. Ce n'était pas un souvenir, pas vraiment un rêve, plutôt un mélange des deux qui se brouillent maintenant qu'il essaye d'y repenser. Le visage tourné vers la Rochelle, Piastre reste songeur sans y comprendre grand chose. Une odeur le dérange. La fumée s'est échappée de sa chambre mais l'odeur de brûlé demeure. Un regard alentour lui permet de s'assurer que cela ne vient pas d'ici. Mais d'où en ce cas ? Les deux larges mains viennent s'appuyer sur le rebord pour se pencher et regarder au dehors, à droite à gauche. Ses yeux soudaine s'écarquillent de voir dans le quartier des artisans un horrible spectacle. D'immenses flammes lèchent les habitations et se sont déjà emparées de plusieurs ateliers. Son cabinet de médecin s'y trouve mais c'est bien le moindre de ses soucis. Tout juste étudiant, c'est par curiosité qu'il en a fait construire un, pour se familiariser avec les outils. Cependant il ne peut rester la. La ville semble encore dormir sans s'être rendu compte de l'incendie qui se propage. Il sait quoi faire. Enfilant une chemise, le vieil homme qui soudainement n'en était plus un boucla son ceinturon pour y accrocher son épée à une main dans son fourreau. Il s'empara de sa canne et sortit en trombe de la chambre. Yulhia dormait sans doute dans la 23 mais il n'avait pas l'intention de la réveiller. Elle était à l'abri ici et ne risquait rien ce qui rassurait le DeMachaut. Il dévala les escaliers en essayant de ne pas se viander et quitta la Synthèse dans un élan romanesque. Ses pas le portaient facilement. La douleur à sa cuisse le lancinait mais trop peu pour l’empêcher d'accomplir sa tache. Prévenir.

          Canne en main, ses pas résonnaient sur les pavés des ruelles de la cité portuaire et l'air marin ne se faisait déjà plus qu'un vague souvenir tant l'odeur du feu qui brûle bois et chaume imprégnait l'air. Il devait se hâter, courir à en perdre haleine. Son objectif lui apparu lorsqu'il tourna au coin de la Grande Rue. Le clocher de l'église piquait vers les cieux, rappel d'une direction où tourner le regard que le DeMachaut avait depuis longtemps négligé. Pourtant en cette nuit, il allait demander de l'aide au Divin et Celui-ci dans Sa grâce divine allait la lui donner, qu'Il le veuille ou non. Piastre ne s'arrêta pas de courir alors qu'il traversait les étals vidés du marché pour se diriger vers la grand porte de l'église. Sans doute celle-ci était-elle fermée aussi s'assurant de placer correctement son épaule et son bras plié le long de son torse, il accéléra et vint frapper de tout son poids le bois épais. Un bruit sourd résonna et la serrure céda sous la force de l'homme mûr. La porte s'ouvrir à la volée allant claquer contre la pierre et l'obscurité le gagna. Les candélabres et bougies qui la journée éclairaient la nef étaient toutes éteintes. Sans doute le bruit allait-il réveiller le curé s'il dormait dans le presbytère mais il était plus probable que ce dernier soit chez lui, au chaud dans son lit douillet, loin de se préoccuper de l'instant. Piastre ne perdit pas une seule seconde. Le choc l'avait légèrement étourdi mais l'épaule avait tenu bon. Il trouva son chemin sans difficulté. Une nouvelle porte lui barrait le chemin, mais celle-ci n'était pas verrouillée aussi put-il simplement la franchir pour débarquer dans la base du clocher. Une longue corde tressée pendait en son centre, qui montait vers le sommet, accrochée à la grosse cloche. Piastre laisse sa canne sur le sol pour s'emparer à deux mains de la corde et tira dessus de toutes ses forces. La cloche vacilla d'un côté, puis revint de l'autre. Le vieil homme tira à nouveau pour donner une nouvelle impulsion et alors retentit la puissante alarme de fortune.

DONG ! DONG ! DONG !
DONG ! DONG ! DONG !

          En pleine nuit, l'écho se répercuta dans toute la ville et lui revint comme une réponse sourde. Le feu gagnait sans doute en ampleur en ce moment même mais il continua à tirer sur la corde pour que la cloche ne cesse de cogner ainsi. Il était sûr et certain de la sorte que toute la ville se réveille. La plupart des habitants sortiraient la tête par la fenêtre, sans comprendre et aviseraient bien vite des flammes brûlant la cité. Le bruit en tout cas avait ameuté un jeune diacre en formation qui dormait sans doute tout près de l'église. Le jeune homme arriva par la même porte que Piastre et réclama explication.

- CONTINUEZ DE SONNER LA CLOCHE ! IL Y A LE FEU EN VILLE ! REVEILLEZ TOUT LE MONDE !

          L'ordre était vociféré pour couvrir le hurlement de la cloche et le jeune homme ne contesta pas l'autorité, prenant alors la place de Piastre pour tirer sur la corde. Récupérant alors sa canne, le DeMachaut laissa là son remplaçant pour regagner la rue. Un brouhaha s'élevait déjà, des têtes aux fenêtres regardaient vers l'église. Piastre reprit sa course, l'haleine revenue, pour se diriger vers l'incendie. Comme les visages hagards ne semblaient s'être rendus compte de rien, l'Éclopé beugla en leur direction sans cesser sa course.

- AU FEU ! AU FEU ! AU FEU !

          Il répéta son alerte tout en filant à toute allure, dépassant les rues de La Rochelle sans s'arrêter. Il ne pouvait être plus clair et son cri combiné au tocsin ne pouvait plus laisser de doute. Lorsque il arriva enfin au quartier des artisans. Son front suait à grosse goutte de la course effrénée. Il constata que son appel avait été entendu et que nombre de ses concitoyens avaient déjà mis en place un système de relais d'eau, à grand renfort de seaux et de bras. Penché en deux, les mains sur ses genoux, Piastre crachait ses poumons en regardant la scène. A mesure que les seaux passaient de mains en mains, de nouveaux bras s'ajoutaient, de nouveaux rochellais arrivaient paniqués. Au loin, le tocsin continuait son office. La fumée montait si haut dans le ciel nuageux qu'on eut dit qu'il allait recouvrir la ville d'un épais manteau gris. Les cendres ne tarderaient pas à tomber comme une neige d'hiver noire. Tout à son répit, le regard du quadra fut attiré par un fait insolite. Des silhouettes se faufilaient, non pas pour venir aider, mais bien pour fuir l'endroit. Il ne vit aucun visage car d'épaisses capuches les cachaient mais de longues épées miroitaient parfois au reflet de la lune quand les capes se soulevaient. Piastre en compta cinq. Le souffle retrouvé, il parti alors en leur direction, pour les contourner. C'était sa ville, il en connaissait chaque recoin, chaque ruelle et savait déjà qu'ils essayaient de gagner discrètement le port. Le pas se fit rapide, tout en conservant son souffle cette fois, ils allaient lentement pour ne pas se faire voir. Lui en revanche n'en avait pas besoin. Il parvint donc facilement à les devancer et revint sur ses pas pour les surprendre. Canne en main, il arqua le dos, se penchant légèrement et repris une posture moins effrayante. C'était là sa meilleure arme, l'effet de surprise. Il ne ressemblait qu'à un vieillard perdu. C'est ce que se dirent sans doutes les silhouettes car lorsqu'ils tombèrent nez à nez, ils ne semblèrent pas effrayés. L'instant se figea dans la petite Rue du Port et les cinq individus le dévisagèrent, tandis qu'il relevait le regard vers eux.

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