Journal d'un confinement - 27 mars 2020

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J’avais peur que la routine du week-end et des vacances ne s’installe. Celle où il boit dès le matin quand il est désœuvré. Celle où il suffit d’un rien pour tout faire basculer. Celle où il trouve un exutoire à son ennui dans le sexe. A sa frustration dans les insultes, et bien souvent les coups.

Fort heureusement pour moi, il assure ses rendez-vous en télétravail. En journée, quand il est occupé, il reste sobre. A plus forte raison s’il travaille. Concentré sur son boulot, il a tendance à m’oublier.

Je fais d’ailleurs tout pour que ce soit le cas. J’évite autant que faire se peut le salon où il a établi son bureau. Il a beau être sobre, je ne m’avise pas de le déranger. Je profite des moments où il va fumer sa cigarette sur le balcon pour faire la poussière et du temps qu’il passe dans la salle de bains pour passer l’aspirateur. Le premier jour j’ai été prise au dépourvu. Il a enchaîné les appels téléphoniques et les visioconférences. J’ai dû attendre le soir qu’il soit sous la douche pour mettre l’aspirateur en route. Mais j’ai rencontré un problème : je ne pouvais pas retarder pour autant la préparation du repas et je n’ai pas eu assez de temps pour aller dans toutes les pièces. J’ai donc délaissé le salon, qui n’avait eu que lui comme occupant de toute la journée. Je n’ai pas vu, à l’endroit où il avait travaillé, les trois ou quatre petits bouts de papier tombés du cahier à spirale dont il avait arraché une feuille. Jusqu’à ce qu’il maintienne ma tête dix centimètres au-dessus, me tenant si fort par les cheveux que j’ai cru, cette fois encore, que mon scalp allait lui rester dans les mains.

Je passe beaucoup de temps dans la cuisine. A vrai dire, ça ne me change pas tellement. Si Emma reste à la cantine, lui, rentre tous les midis. Nous mangeons toujours à la même heure. Douze heures quarante-cinq, et dix‑neuf heures. Précises. Le repas doit être prêt, différent chaque jour et pour chaque repas, dessert inclus. La table doit être dressée, sans qu’il n’y manque rien, à commencer par son whisky. Tout ce qui a servi à le préparer doit avoir été lavé, essuyé, rangé avant que nous ne passions à table.

Si au déjeuner il s’arrête à un seul verre, le soir c’est une autre affaire. Il en prend au moins deux avant le repas. Autrement plus tassés que celui que je lui ai préparé le midi. Le dîner est accompagné de vin. Quand Emma et moi débarrassons la table, vers dix‑neuf heures quarante‑cinq, nous devons lui laisser la bouteille, et son godet, comme il dit.

Depuis toute petite, Emma m’aide à faire la vaisselle. C’est à ce moment-là qu’elle me confie les grands et petits évènements de sa journée, ses espoirs, ses joies, ses peines. Puis elle va dans sa chambre, après m’avoir embrassée et glissé « Je t’aime maman » au creux de l’oreille. Ce moment de complicité, je l’ai toujours pris comme sa façon à elle de me transmettre du courage pour aborder le reste de la soirée.

J’essuie soigneusement verres, assiettes, couverts et plats. Lentement. Pour m’assurer qu’il trouvera tout parfaitement propre et net, la prochaine fois que l’envie lui prendra d’inspecter le contenu des placards de la cuisine. Et aussi pour retarder le moment où je vais le rejoindre dans le salon. Quand Emma était petite, je gagnais une poignée de minutes et de bonheur en lui lisant une histoire avant qu’elle ne s’endorme. Mais ça n’a pas duré bien longtemps. Dès qu’elle a eu fini le cours préparatoire, il a décrété que ce n’était plus justifié puisqu’elle savait lire. Maintenant, quand tout est propre et rangé, je n’ai plus qu’à plier mon tablier, accrocher mes torchons et me résigner à regagner la pièce où il se trouve et où je ne sais jamais ce qui m’attend.

Parfois, un miracle se produit. Comme dans ces films où une distorsion du temps plonge subitement les personnages dans un monde parallèle, l’homme qui m’accueille est celui à qui j’ai donné mon amour, ma main, et notre merveilleuse Emma. Un peu jaloux, un peu maniaque, un peu trop protecteur, mais si attentionné, si tendre, si amoureux. Nous regardons la télé, la chaîne qu’il a choisie, mais le programme m’importe peu. L’instant est bien trop précieux pour que je le gâche en attendant plus. Je m’abstiens de parler s’il ne me demande rien, je retiens presque ma respiration. Je sais combien cette paix est éphémère, capricieuse et fragile.

D’autres fois, je le trouve tout bonnement endormi. L’alcool peut avoir tout autant pour effet de l’abrutir que l’énerver. Quand la journée ou les soirées précédentes ont été trop dures, il m’arrive d’aider la balance à pencher en faveur de Morphée. Le Lexomil a la double vertu de se dissoudre parfaitement dans le whisky et de n’avoir aucun goût. Mon médecin me l’a prescrit pour m’aider à tenir le coup. Elle n’a pas précisé de quelle façon.

Et puis il y a ces soirs où, à la seconde même où que j’entre dans le salon, je sais. Je sais que la porte que je viens de franchir ouvre sur l’Enfer. La plupart du temps, rien ne s’est passé différemment de la veille, rien ne m’explique ce que je lis dans ses yeux. Je fais semblant de rien et je m’assois près de lui. Je cherche une raison, j’en trouve mille. Le PSG qu’il supporte vient d’encaisser trois buts. Pierre, l’autre commercial, a fait un plus gros chiffre que lui. Rino, le chien de la concierge, a pissé sur la voiture. La peur au ventre, le souffle court, j’attends que l’orage se déchaîne. Quand ça se produit – parce que c’était inéluctable – je ferme les yeux. Je pars loin, très loin, en pensée, et j’attends encore. Que ça s’arrête enfin. Personne, sans doute, n’entend quoi que ce soit. J’ai appris à étouffer mes cris pour ne pas réveiller Emma.

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