L'Emprisonné

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Image de couverture de L'Emprisonné

Il y a comme une rumeur. Une rumeur continuelle, incompréhensible, continue. Jour et nuit. Un bruit qui ne cesse jamais, un bourdonnement insoutenable. Que ce soit dans la cellule, en dehors, le silence n’est pas parvenu à franchir les murs de béton, les vigies et les barbelés.

La lumière non plus. Le soleil filtre, de temps à autre, dans la cour, mais à l’intérieur… À l’intérieur, c’est la lumière blafarde et éblouissante des néons, l’éclairage tamisé et aveuglant des intérieurs dépourvus de fenêtres, les coins sombres et les ombres multiples qui vous suivent dans le couloir, où que vous alliez. Comme une armée de démons prête à vous planter un couteau dans le dos.

Mais nous n’avons pas besoin des démons pour faire ça. Nous sommes bien assez nombreux comme ça à l’avoir déjà fait, sans même demander de paiement. Rien qu’à l’odeur, on peut se croire descendus dans le dernier cercle des Enfers, au plus profond du Tartare. Pour ceux de l’extérieur, elle prend à la gorge, les étrangle, les étouffe, les asphyxie, leur ôte jusqu’à leur courage, jusqu’à leur témérité. Personne ne vient ici par plaisir.

Surtout pas ceux qui, comme moi, sont au rez-de-chaussée.

Comme Mikaël, mon codétenu, qui est un délinquant sexuel. Comme Abraham et Hector, les plus vieux, qui passent le plus clair de leur temps à l’infirmerie, incapables de soutenir l’oppressante atmosphère qui règne ici. Comme Léon et Laurence, deux violeurs si populaires qu’ils doivent être constamment surveillés pour éviter de se faire égorger par un autre détenu. Comme Benedict, l’anglais dont le cœur est suffisamment fragile pour qu’il soit nécessaire de le garder à l’œil, ou son nouvel ami Mathieu, fraîchement arrivé, condamné pour meurtre et apparemment épileptique.

Et moi ? Oh, je vous le dirai un autre jour. Non pas que ce soit une longue histoire, au contraire, mais plutôt que je trouve plus drôle de vous faire patienter, sans savoir si vous êtes en compagnie d’un détraqué ou si je ne suis qu’un petit vieux malade.

Là, je sais que vous penchez pour le criminel.

« Balma, debout ! C’est l’heure de la promenade. »

Le gardien lève la tête, me regarde. Il ouvre la porte et Mikaël et moi sortons, lourdement encadrés. Autour de nous, des caméras. Et à perte de vue, des murs vides, désolés, des rangées de portes. De part et d’autre, des détenus qui font le pied de grue, attendant l’autorisation de sortir. Sortir, un bien grand mot… Un mot précieux, ici, qu’on n’emploie que pour deux choses : la balade ou la libération, nos deux seules occasions d’avoir accès à l’air libre. Une fois tous les deux jours, pas plus. Notre week-end, c’est le dimanche et le lundi, deux jours de promenade successifs, une rareté. La plupart du temps, on compte les jours comme ça : promenade ou pas promenade. Sinon, ce n’est pas comme si on ne pouvait rien faire d’autre que se tourner les pouces, mais le monde n’a pas besoin de nous pour tourner. Alors lire le journal, regarder la télé, c’est bien pour se tenir au courant, mais c’est triste. C’est voir les autres évoluer, changer les choses, se battre, et rester là, bêtement, entre nos quatre murs, à les applaudir ou à les maudire, sans que ça ait le moindre impact sur notre réalité.

Et malgré l’air frais qui nous change les idées, le béton prend le pas sur tout, sa morosité est contagieuse. Les suicidaires ne manquent pas, les suicidés encore moins. En promenade, de toute façon, on n’est jamais à l’abri des regards. Il y a les surveillants, bien sûr, mais il y a aussi les camarades, si tant est qu’on puisse les appeler comme ça, ceux qui nous maudissent. Mais nous, au moins, on a la décence d’être là, de se présenter aux autres, de montrer qu’on n’est pas faible, qu’on n’est pas des chochottes et qu’on n’a pas honte de se montrer face aux siens. Ne pas sortir, c’est suspect. Tellement suspect qu’en général, on fait tout pour se montrer dans ces occasions-là, quitte à se battre pour détourner l’attention des gardiens pendant qu’un fou va récupérer ce qu’un homme de l’extérieur a jeté par-dessus les murs.

Quoi, c’est interdit ? Mais très cher, si on respectait les règles à la lettre, on ne serait pas là, enfin ! Meurtre, escroquerie, détournement de fonds, trafic de drogue, et l’illégalité alors ? Nous, des saints ? Nous, là pour nous réformer ? Ne vous faites pas trop d’idées, la prison n’est pas un lieu de réinsertion ou de purification ou que sais-je. C’est un entrepôt créé pour briser corps et esprits sous prétexte de nous isoler en nous offrant une nouvelle chance et un temps de réflexion sur nos actions.

Nous isoler, quelle blague ! Et ne parlons pas de cette prétendue nouvelle chance. Comme si le monde d’après était prêt à nous l’offrir. De toute façon, si on ne meurt pas ici, ce sera dehors. Et au vu de l’insalubrité, je pencherai plutôt pour ici, personnellement. Tout dépend si les rats, la moisissure, les champignons et les douches nettoyées à peu près aussi souvent qu’on voit les inspecteurs vous font peur ou si vous êtes plutôt du genre confiant dans votre propre système immunitaire. Ou si vous avez su vous faire respecter dès le premier jour, auquel cas vous n’avez pas à craindre les autres détenus, que ce soit dans les douches ou dans votre propre cellule.

Car oui, la violence est partout. Peut-être est-elle méritée, je ne sais pas, mais certains détenus, voire certains matons n’hésitent pas. La frustration, le manque, la colère, la moindre émotion peut dégénérer et se transformer en scène de violence. Si ce ne sont que des mots, estimez-vous heureux, vous n’aurez pas besoin d’aller à l’unité de soin et de passer pour fragile. Si ce sont des coups, ne vous laissez pas faire ou vous aurez des ennuis pour toute la durée de votre emprisonnement. Et si vous n’en avez pas la force, si vous n’avez pas d’allié suffisamment fort pour vous protéger, la mutation est votre seul espoir de ne pas finir en unité psychiatrique ou au cimetière. Les sévices qu’on y subit sont…

Elles sont telles que j’en ai froid dans le dos.

Et gare aux balances. Oh oui, gare aux balances. On finit toujours par savoir qui parle et ça se termine rarement bien pour eux.

Mais moi, de toute façon, personne ne m’embête. Ont-ils peur de moi ? Ou bien est-ce que je parais trop fragile pour être pris pour cible ?

Et si je vous disais…

Que les deux sont vrais ?

Terrifiant petit délinquant de verre, ou parrain asthmatique ? Je vous laisse faire votre choix. Quant à moi, c’est l’heure de rentrer. Il me reste une bonne heure de promenade, mais l’air est frais. Pas terrible pour ma santé.

Je me lève, fais signe au gardien que je veux m’en aller, lorsque quelque chose me heurte. Quelqu’un. Qui me regarde de haut, comme si j’étais un bleu. Moi.

« Qu’est’c’tu m’veux, l’vioque ?

— Des excuses, petit, des excuses. C’est ça que je veux.

— Des excuses ? Tu m’as pris pour qui, hein ? Tu crois qu’j’suis…

— Vraiment désolé ? Tu as plutôt intérêt à ce que ces mots soient les prochains que tu prononceras, sinon… »

Il relève la tête vers moi, croise mon regard. Dans la cour, les regards se tournent, les conversations se taisent, les plus anciens sourient et les plus jeunes n’osent s’approcher, même pour éviter au nouveau venu une humiliation définitive. Tous attendent de voir la situation dégénérer. Même les gardes sont sur les nerfs, ils ne sont pas sans savoir que toute altercation avec moi représente un risque non négligeable à peser sérieusement.

Personne n’interviendra tant que le premier coup n’aura pas été donné. Et au vu de ce qu’il y a dans les yeux de la bleusaille, il ne frappera pas. Oh non, il ne frappera pas. Il m’a vu, il a reconnu mon visage, mon sourire. Mes yeux le lisent dans les siens, la peur vient de le frapper. D’un grand coup de poing dans le ventre.

Ou est-ce ma main ?

Y a-t-il une différence ?

Est-ce même important ?

Pas suffisamment pour faire bouger les gardiens, ça c’est sûr. Je n’ai donc plus qu’à me lever et à dépoussiérer mon uniforme sur lequel cet insolent a postillonné. D’un signe, je demande aux portes de prison de bien vouloir me laisser passer, ce qu’elles font tandis que l’un d’eux me raccompagne jusqu’à ma cellule. Je suis de retour dans l’obscurité de ma cellule et dans ma propre solitude. Lire un bon livre dans le calme relatif d’une pièce où l’autorité peut faire irruption quand elle veut, c’est un plaisir qui en deviendrait dangereux. Et donc d’autant plus jouissif…

C’est bien le plaisir des fous, de défier le monde en toute impunité, quand bien même ce monde ne serait qu’un microcosme de criminels et d’esprits noircis, charbonneux, gardé par d’autres d’une obscurité d’ivoire. C’est le plaisir de ceux comme moi dont les mots ont été tracés à l’encre depuis leur naissance et qui ont repris le pinceau, la plume, le stylo pour couvrir de notre sang la neige virginale du papier. Oui, c’est le plaisir de ceux qui ont découvert qu’il y avait d’autres armes que celles qui marquent les cœurs et qui s’en sont emparés pour marquer les corps.

Le mien, ça a surtout été d’utiliser l’un pour l’autre.

Un plaisir qui n’a pas été partagé et qui m’a valu ma place ici.

Vous vous en doutiez, n’est-ce pas ? De ma monstruosité ? De l’horreur que je représente ? De l’inhumanité de mes actes et de mes pensées ?

Oui, je suis un meurtrier. En série, même, si ça peut vous aider. Avec beaucoup, beaucoup de sang sur les mains. Plus que vous n’en avez dans le corps, d’ailleurs. Alors faites-vous plaisir, maudissez-moi, haïssez-moi, mais dites ça à tous ceux qui, quelques années avant mon emprisonnement, adoraient mes romans, en vantaient les descriptions, la vraisemblance. Maintenant, ils sont vus avec dégoût, comme les élucubrations d’un fou avide de sang, un témoignage de jours d’horreur. Mais pendant quelque temps au moins, j’ai été célébré, applaudi, adoré. J’étais celui qui était au centre de l’attention. On me plaignait de ma condition. Pauvre homme que celui qui doit au jour le jour se battre pour survivre, se planter sans répit des aiguilles dans le corps pour réguler ce que son corps devrait réguler seul.

L’homme que j’étais autrefois était convaincu que ses actes devaient, comme les substances qu’il prenait chaque jour pour survivre, aider le monde à se débarrasser de ceux qui le déséquilibraient. J’ai fini par comprendre que j’en étais devenu un moi-même et, pour cette raison, je me suis rendu. J’ai estimé que ma place était ici, dans ce monde corrompu qui basculait dans la folie tandis que le reste du monde se croyait protégé de nous.

Je n’ai jamais regretté cette décision. Mis à part le jugement qui m’a certes légèrement mis en difficulté, cet environnement me convient. C’est un observatoire parfait, avec sa bibliothèque qui véhicule l’immonde actualité. D’ici, je contemple tranquillement la folie du temps qui, semblant s’enrailler, perd toute réalité et dérive lentement dans une folie colorée, où les divins d’esprit, les saints moraux luttent contre des masses obscures convaincues et effrayées, que des démons avides de pouvoir guident insensiblement vers leur perte.

Voilà qui je suis, voilà le monde dans lequel je vis.

Voilà ma prison.

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Table des matières

En réponse au défi

Entre les murs d'une prison

Lancé par Renouveau

En réponse à une demande, je vous propose à nouveau un défi ayant pour thème de raconter la vie de quelqu'un en prison. Vous avez le choix de la personne, de son passé, de la raison pour laquelle votre personnage est enfermé, de l'époque à laquelle se passe votre histoire, de sa longueur, bref, faîtes ce que vous voulez tant que vous parlez d'une personne emprisonnée.

Au plaisir de vous lire !

Commentaires & Discussions

L'EmprisonnéChapitre4 messages | 2 ans

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