Le don 2/3

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Tandis que Wolfgang aménageait sa nouvelle vie, Jack contemplait la vie de la cité d’un œil bienveillant. Il y prenait part sans toutefois s’engager. Il ne se sentait pas à sa place. Cette constatation ne le chagrina pas. Depuis qu’il agissait comme un véritable Semper Fidelis, le comportement de son entourage changeait. Les femmes étaient plus avenantes, ce qui ne déplaisait pas au sapiens. Il les laissait venir à lui, choisir quand et comment.

L’attitude d’Hawa fut celle qui le dérangea le plus. Elle se montrait de plus en plus entreprenante. Même si cela ne lui plaisait pas, sa compagne, Cordelia, se montrait tolérante et regardait ailleurs quand Hawa asticotait le sapiens. Mais cette situation ne plaisait pas non plus à Jack.

Il déambulait dans la cité en ruminant ses pensées contradictoires au sujet de la jeune Okami. Ses pas le conduisirent dans la forêt jusqu’au cœur de la meute de Sacha. Il y trouva Fanchon et Esteban assis à même le sol, près du trou creusé pour devenir le foyer commun. L’Américain se posa sur la partie surélevée qui entourait ce trou, faisant face au couple. Il hésita un instant, avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Pourquoi Hawa me fait du rentre-dedans, alors qu’elle est clairement lesbienne ?

— Parce que sa louve est imprégnée de toi, lui répondit Esteban.

— Comme Eoline et Féréol ?

Fanchon se tendit vers lui et lui passa une main dans les cheveux, comme elle l’aurait fait avec un enfant.

— Pour que tu comprennes le sens de ce mot, je vais te faire un petit cours d’histoire, débuta Esteban. Les hominidés de ce monde sont ni plus ni moins des colonisateurs. À un moment durant la préhistoire des sapiens, une espèce est devenue plus imposante que ses sœurs. Plus agressive aussi. Les autres, beaucoup plus pacifistes, s’allièrent pour s’en protéger. Devant la férocité de celui qui est devenu l’homme que tu connais, les chamans guidèrent celui qui ouvrit le passage vers un lieu de paix. C’est ainsi que le monde caché des dragons se peupla de différentes espèces d’hominidés et de plusieurs autres animales.

— Pourquoi ne se sont-elles pas alliées pour péter sa gueule aux sapiens ?

— Parce que justement, ces peuples sont pacifiques. La vie est précieuse. Si chaque fois tu te le dis avant d’en prendre une, alors tu y réfléchis à deux fois avant de tuer.

— Si j’avais pris le temps de faire cela, à chaque fois, je serais mort.

— Il est difficile de comparer ta vie dans l’armée à celles de personnes qui n’ont pas été formées pour devenir un preneur d’âme, argumenta l’Okami.

Jack fixa Fanchon avec intensité. Une voile de tristesse passa avant de faire place à un sentiment de résignation. Quand on vit dans un pays en paix, on ne porte pas une arme à feu par erreur. L’Américain avait fait ce choix. Il l'estimait être le bon, pour tout plein de raisons qui lui étaient propres.

— C’est pour cela que vous avez à peine de quoi manger ?

— C’est pour cela que nous n’avons pas besoin d’autant manger que les sapiens, précisa l’homme-dragon. Nous prenons uniquement ce dont nous avons besoin. Notre corps est habitué à tirer le maximum de ce qu’il ingurgite. À l’inverse de sapiens qui engloutit et qui se retrouve avec un monde trop petit pour lui, nous savourons chaque instant, chaque bouchée. C’est d’autant plus vrai que, là où sapiens prolifère et se multiplie sans compter, leurs terres se retrouvent à bout de souffle. Nos espèces ont aussi connu une forte augmentation d’individus, provoquant le retour d’une partie des nôtres dans le monde des origines. Ceux qui sont restés ont écouté l’enseignement des sages. Ils ont pris la mesure de leurs erreurs. La nature notre mère fait ce qu’elle doit, quand on lui en laisse l’opportunité. Seulement, le départ de trop d’individus a provoqué un dépeuplement en masse. Nos peuples ont toujours vécu en symbiose les uns avec les autres. Un mélange entre espèces est devenu inévitable. Je dirais même plus, cela a coulé de source. L’évolution de ces nouveaux humains a eu des conséquences.

— La stérilité.

— Exactement.

— Dans le monde sapiens, continua Fanchon, nous ferions la différence entre le sang pur ou le métissage. Cette notion n’existe pas ici, mais si nous nous arrêtons d’un point de vue purement génétique, c’est de cela dont il est question.

— Comme la mule qui ne peut se reproduire.

— Oui. Tu as trouvé le bon exemple. Un âne et un cheval sont deux équidés. Quand tu les regardes de loin, il n’y a pas de différences. Pourtant la femelle de l’un ne peut enfanter naturellement du mâle de l’autre. La nature notre mère l’a permis dans ce monde. Nul ne sait pourquoi une telle chose a été possible, mais au vu de ce qui se passe chez sapiens, c’est peut-être ce qui va nous permettre de sauver notre espèce dans ce monde-ci. Pas besoin de biologistes pour savoir pourquoi deux personnes ne peuvent pas procréer ensemble, alors qu’ils ont déjà eu des enfants.

— Cela arrive aussi chez nous.

— Sauf que pour les hommes-loup, c’est différent, poursuivit Esteban.

— Arrive l’imprégnation.

— Exactement. Les loups des sapiens forment souvent des couples pour la vie. Les hommes-loup ont besoin de cette alchimie pour procréer.

— Sans cela…

— Pas d’enfant. Ils peuvent avoir la compagne qu’ils souhaitent. L’amour n’a rien à voir avec cet état. L’imprégnation est une force quasi mystique qui enlève à ceux qui la ressentent une partie de leur libre arbitre.

— C’est la raison pour laquelle Hawa est attirée par moi.

— Une partie d’elle sait qu’il faut s’accoupler avec toi si elle veut porter la vie, confirma l’Okami. Dans ce monde, l’ego n’a pas vraiment de sens. On ne fait pas de projets de carrière pour amasser des richesses. Être heureux ne veut rien dire. Nous le sommes tous naturellement. Quelque chose ne te convient pas, tu y mets fin.

— Aussi simple que ça ?

— Aussi simple que ça, répéta Fanchon. Hawa est poussée par le besoin de donner la vie, parce que le seul but de l’existence de tous les êtres vivants, dans ce monde comme dans l’autre, et pour n’importe quelle espèce, n’est pas d’amasser des biens matériels, mais de faire perdurer la vie. Tout le reste, c’est cadeau. Quand des humains se retrouvent avec un enfant mi-loup, il n’est pas rare qu’ils ne l’élèvent pas, ou que le couple se sépare. Les deux espèces sont trop différentes. Les hommes-dragon guident ces enfants, voire le parent et son enfant, vers une meute, où on les accueille à bras ouverts.

— Le parent ?

— Oui. Il n’y a pas de séparation homme femme comme chez les sapiens. Ce qui est vrai chez toi, ne l’est pas ici.

— Comme la lessive, ajouta Jack avec un rictus.

— Comme la lessive, s’en amusa Fanchon. À part cela, pas de contraintes dues à une hypothétique classe sociale, pas de racisme, ni de sexisme. Tout cela n’existe pas. Les joies, les rires, l’amitié, l’amour, le partage et j’en passe ; cadeau. Pas de métro, boulot, dodo ; pas de société de consommation ; de pouvoir d’achat. Tu as faim, manges. Tu as soif, bois. Tu as froid, prends ce vêtement bien chaud et viens te mettre près du feu. L’instinct maternel lui-même n’a pas besoin de lier une mère et son enfant. Pareil pour l’instinct paternel. L’amour est en chacun de nous, il est partout. La femme qui porte nourrira son bébé. Si c’est la voisine, c’est pareil. Nul ne peut retirer un enfant à sa mère, mais celle-ci n’ira jamais se plaindre de voir la communauté gérer ce qu’elle ne souhaite pas prendre comme sa charge.

— Comme dans une meute.

— Tout à fait. Une naissance est tellement rare, qu’il n’y a pas de contraception, pas d’avortement. Ici, ça n’a pas de sens. Les femmes enceintes sont peut-être un peu trop surprotégées, si tu compares à celles des sapiens, mais ce ne sont que quelques lunes qui passent si vite. Et puis, il y a peu de morts dues à une grossesse ou une naissance. C’est donc que tout est bien.

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