— C’est exact. Il y a des différences marquées entre les différents individus du monde caché des dragons. Certains ressemblent plus à des Asiatiques, voire des Mongoles. D’autres seront plus typés, comme les Maghrébins. Mais dans l’ensemble, le type européen s’est le plus développé. Je parle avec des termes qui n’existent pas ici, tu l’auras compris. Cette notion de race est entièrement étrangère dans ce monde. Et de pays encore plus. La seule différence qui est faite vient de savoir si tu es natif de ce monde. Si tu es né de l’autre côté du passage, alors tu es considéré comme un sapiens.

— Quelle que soit ta couleur.

— Quelle que soit ta couleur, confirma Fanchon. Les hominidés qui ont colonisé ce monde n’ont pas ressenti le besoin de s’étendre sur tous les territoires de ce côté. Les premiers habitants ont trouvé à leur portée tout ce dont ils avaient besoin. Ils se sont répandus sur une surface qui représente à peu près l’Europe, disons jusqu’à Moscou.

— C’est tout ? s’étonna Wolfgang.

— Oui. Le premier passage s’est ouvert au niveau du berceau de l’humanité. Probablement quelque part dans ce qui est l’Afrique d’aujourd’hui. Le monde d’ici n’a pas évolué de la même façon. La preuve en est que tu viens d’Allemagne, alors que Jack vient d’Amérique. Il n’y a pas de concordance entre l’emplacement ici et de l’autre côté. Certains ont voyagé, mais les premiers arrivants ont gardé la plupart des terres vierges de toute civilisation. L’expansion ne fut pas leur priorité. Donc pas d’évolution qui pourrait justifier que les uns soient d’une couleur différente de leurs voisins.

— Pourquoi…

Wolfgang ne termina pas sa question, ne sachant comment la poser. Il regarda Fanchon qui lui répondit comme si elle avait su lire dans son esprit.

— Il y a eu des bouleversements dans ce monde. Les mi-loups fonctionnent à l’image des loups de votre monde. Sauf pour la procréation. Beaucoup de nourriture a apporté beaucoup de naissances. Beaucoup de naissances ont appauvri les territoires en proies. Nos frères loups ont géré leurs difficultés entre mâles, causant la fuite de leurs femelles dans l’autre monde. Elles ont su cacher leur nature aux sapiens ; les mâles n’ont pas été aussi doués. Le passage leur est devenu interdit.

Jack et Wolfgang digérèrent ces informations, au même titre que les personnes qui les entouraient. Tous avaient écouté les paroles de Fanchon avec l’attention et l’intérêt que l’on porte à un grand maître spirituel. Les yeux de Wolfgang la fixaient avec dévotion.

Jack dut reconnaître qu’il émanait de cette femme une vibration particulière.

— Tala m’a expliqué qu’il y avait un déséquilibre entre nos deux mondes. Cela provoque des catastrophes ici. Je dois avouer que je n’ai pas vraiment tout compris.

— Il y a le ciel et la terre. Chacun vit sa propre vie, mais agit sur l’autre. Imagine que de la terre sortent des gaz toxiques, envahissant le ciel. Celui-ci perdrait de son harmonie. Son air deviendrait un poison. C’est ce qui se passe entre nos mondes. L’un empoisse l’autre. Les passeurs ont depuis toujours voyagé entre les deux pour veiller. Bien qu’ils soient parfois intervenus en partageant les savoirs, ils n’ont jamais eu vocation à intervenir dans les choix des sapiens.

— Seulement de ceux d’ici ? demanda Wolfgang.

— Non. Il vous sera peut-être difficile de saisir ce que je vais vous dire, mais ce monde est arrivé à balayer les sentiments qui apportent les guerres. L’entraide qui y règne n’en justifie aucune. D’ailleurs ce mot n’a de définition que dans le monde des sapiens. Si le ciel ne peut se défaire de la terre, il n’en est pas de même pour nos deux mondes. Quand le troisième sapiens sera enfin passé, sa nature nous révélera sa tâche.

— Sa tâche ? s’étonna Jack. Tu sais déjà quelles sont les nôtres ?

Le sourire de Fanchon désarma Jack. La femme continua sans vraiment répondre à cette question.

— Vous êtes venus jusqu’à nous pour délier nos destinées. Sapiens emmène sa terre et son ciel sur la voie de la destruction. Il les empoisse, les poussant inexorablement vers leurs fins.

— Cool ! ajouta Jack qui manifestement ne semblait pas touché par la nouvelle.

— La dernière fois que je suis allée chez les sapiens, Hawa et Pandora venaient à peine de naître. C’était en juillet 2016.

— Vous grandissez vite dans votre monde, murmura Wolfgang.

— À la même vitesse que ceux du vôtre.

— 2016, c’était il y a trois ans, répliqua le jeune homme.

— Il y a vingt-cinq cycles, le détrompa Fanchon. Ici, nous parlons en cycle des saisons, mais un cycle est censé représenter une de vos années.

Jack n’avait plus envie de rire. L’hébétude apparut sur son visage, l’inquiétude sur celui de Wolfgang.

— Un instant, souffla le jeune homme. Tu as dit qu’il se passerait un instant avant que je retourne voir mon frère loup.

Fanchon opina de la tête. Le silence s’installa quelques minutes. Nul ne perturba la réflexion des deux sapiens.

— Et moi ? questionna Jack tout à coup. Il y a une raison pour que je me sois transformé en femme ?

— Transformé en femme, répéta Wolfgang.

Le visage du jeune homme prit un air comique qui déclencha le rire cristallin de Pandora. Wolfgang, qui n’avait pas encore eu l’occasion de parler avec aucune des sœurs resta en arrêt devant le beau visage de la jolie blonde. Jack lui referma à nouveau la bouche, réitérant les éclats de rire.

— Je peux répondre à ta question, Jack, mais je doute que tu veuilles que je t’en donne la raison devant tout le monde.

L’Américain se sentit soudain mal à l’aise. Il voulait malgré tout en savoir plus.

— Je retrouverai ma forme… initiale ? demanda-t-il avec hésitation.

— C’est une certitude. Tu dois faire la paix avec l’homme que tu étais avant de traverser le passage. La magie des protecteurs t’enveloppe, pour mieux te permettre de grandir. Une fois que tu auras fait un choix, bon, mauvais, mais le tien, tu reprendras ta forme. Dans tous les cas, quand tu retraverseras le portail, ou plutôt quand tu auras accompli ta mission. Si tu es dans notre monde, c’est que tu as une chose à lui apporter. Personne ne peut passer à moins d’y être convié.

— Et moi ? Je devrai aussi retourner dans mon monde ?

La question de Wolfgang ne surprit personne. Le jeune homme paraissait fragile en cet instant. Le silence de Fanchon le perturba. Il commença à se dandiner sur le banc. Féréol y répondit avec autorité.

— Non, toi tu restes avec nous. Pas question qu’on te laisse partir.

Les traits du forgeron étaient marqués d’une grande certitude.

— Je ne pourrai pas rentrer ?

Féréol fut désarmé. Il n’arrivait pas à cerner le problème de son nouvel ami. Il l’accueillait plus qu’à bras ouverts. Avec hâte de l’installer auprès de lui. Lui, l’homme-loup de Cobannos, qui se sentait parfois si seul parmi les hommes, voyait la présence du jeune Allemand comme un agrandissement de sa famille, à lui, la sienne. Fanchon effaça les inquiétudes de chacun.

— Tu ne pourras pas. Tu y seras obligé, c’est différent. Le monde caché des dragons devra bien s’habituer à la présence d’un vrai loup, dans son monde.

Les yeux allèrent de Fanchon à Wolfgang. Celui-ci avait tout du loup qui cherche à se faire accepter dans une meute. Son allure soumise déconcerta même les humains.

— Ton frère loup sera trop dangereux pour venir vivre dans une cité. Il faudra envisager de vous trouver une petite grotte, de vous faire une tanière pas trop loin. Tu ne pourras pas survivre avec un loup qui a vécu en captivité, sans l’aide des humains. Ensuite nous aviserons suivant comment Groß Grau le vivra.

Eoline grimpa à côté de Wolfgang et s’agenouilla sur le banc pour être à la bonne hauteur. Féréol l’y rejoignit. Sacha, le père des jumelles s’assit près de Jack.

— Nous pourrions vivre avec toi, si tu veux. Tu te sentirais moins seul, affirma la petite.

— Il serait temps de donner naissance à une autre meute, dit Sacha. Cela fait un moment que j’y pense, l’arrivée de Wolfgang et celle prochaine de son frère loup est un signe. Eoline et Féréol sont un couple d’imprégnés. Ils pourraient devenir un couple premier. Quant à moi, je suis assez vieux pour devenir l’un des sages. Il faudra en parler avec Ama et Melchior. Eoline, je sais que tes parents ont déjà pensé à l’éventualité que vous partiez dans une meute. Ta mère appréciera l’idée de la voir la plus près possible.

Les jeunes opinèrent à chacune des phrases de Sacha. Eoline se lança dans l’inventaire d’une liste en prévision d’un aménagement. Le groupe autour de la table s’étiola, laissant à sa joie la nouvelle meute qui était en train de se former. Loin de partir, Pandora donna également son opinion sur ce qui serait bon d’apporter sur le site. Sacha écouta les jeunes d’une oreille distraite. Le vieil homme-loup n’avait jamais réellement vécu dans une meute. L’une d’elles les avait accueillis, quand sa compagne avait donné naissance à leurs deux premiers enfants. Meg ne s’était pas trouvée bien au sein de la meute. Sa compagne morte, Sacha était resté près de ses filles. À présent, elles étaient plus qu’en âge de choisir leur voie. Sentir Eoline joyeuse à l’idée de créer sa propre meute réchauffait son cœur de loup. Il voulait en être et finir ses jours au sein d’une meute. Au cœur de sa meute. Les paroles de Pandora, qui s’était assise près de lui et donnait son avis comme si elle allait faire partie de l’aventure, le surprirent. Il ne vit Hawa nulle part. Il scruta sa fille avec attention, huma l’air qui entourait ses boucles blondes et comprit. Il se tourna vers Wolfgang, qui la dévorait des yeux et buvait chacune de ses paroles. L’attitude de la jeune femme respirait plus de maturité. Sacha ne fut pas dupe. L’imprégnation avait capturé son enfant. Une douce chaleur envahit le vieil homme-loup. Elle inonda l’espace, entourant dans un flux d’énergie bienveillante cette jeunesse dont il venait de se faire le guide.